Petites réflexions autour de l’inculturation

Disputatio

P. François-Xavier Haure, MEP

Beaucoup de contresens ou d’inexactitudes s’entremêlent à l’évocation même du mot « inculturation ».

Quoiqu’il soit une sorte de slogan fondateur pour tout missionnaire qui se respecte, celui-ci, par forfanterie plus ou moins assumée, se fera le héraut spécialiste de l’inculturation pour en définir les contours, avec plus ou moins de bonheur. À son corps défendant, il évoquera plutôt l’acculturation, processus par lequel il se défait de sa propre culture pour en intégrer une autre. D’ailleurs, il s’exprimera volontiers ainsi : « Il faut s’inculturer ! », voire avec une nuance orgueilleuse : « Je me suis inculturé. » Autant de définitions automatiques dissimulant à peine l’indigence de la compréhension du sujet ; à moins qu’il s’agisse d’un contresens ? En effet, le missionnaire, ici, considère sa capacité à se défaire de sa culture originale pour accueillir celle du pays où il a été envoyé. À travers l’apprentissage et la maîtrise de la langue du peuple, et particulièrement des gens dont il partage la vie, il va progressivement troquer son environnement culturel contre celui de ses nouveaux contemporains et ainsi découvrir une histoire nouvelle, une méthode de pensée différente, qu’il va adopter comme un nouveau et beau terrain de jeu quotidien. Dans le meilleur des cas, l’étrange environnement culturel et linguistique de ses débuts, qu’il aura accueilli patiemment, deviendra habituel ; il pourra y évoluer, autant que faire se peut, naturellement.

Chaque missionnaire connaît de grandes figures, ses prédécesseurs, dont on dit qu’ils parlaient bien la langue de leur pays d’accueil. Parfois, ils ont été les premiers à établir un lexique ou un dictionnaire bilingues, une grammaire à l’intention de leurs successeurs ; voire à traduire les textes bibliques pour nourrir l’Église naissante. J’ai moi-même dégotté, au début de mon séjour au Japon, un lexique franco-japonais de vocabulaire biblique et théologique. Tout y était ! De l’incarnation à la morale, de la Résurrection à la providence en passant par la kénose. Il me suffisait d’apprendre cette liste pour faire un grand bond en avant, pensais-je !

Pensée, langue et culture

Autant je loue ces initiatives de grand investissement à l’usage des Églises locales et des missionnaires en quête d’outils accompagnant leur insertion, autant il m’est difficile de les considérer comme des contributions facilitant l’inculturation. Tout au plus s’agit-il de décalquer une pensée culturellement située, qu’elle soit biblique, théologique, morale ou personnelle, sur un environnement linguistique différent, avec plus ou moins de bonheur. Ce n’est pas parce qu’on a traduit une expression de son propre environnement linguistique vers sa langue adoptive que les gens, dont cette langue est l’espace naturel de la réflexion, la comprennent. Le croire serait se méprendre. Même si ce travail est nécessaire, il n’est certainement pas suffisant.

Peut-on dire d’un grand missionnaire linguiste, par sa maîtrise de la langue, qu’il a réussi son acculturation, qu’il s’est inculturé avec succès ? C’est aller un peu vite en besogne. S’il s’est contenté de transposer dans une nouvelle langue un corpus linguistico-culturel originel, le compte n’y est pas. Mais alors ! Peut-on dire qu’au moyen d’outils linguistico-culturels nouvellement acquis, le fait de transposer/décalquer le contenu de la foi d’un environnement vers un autre suffit à parler d’inculturation réussie ?

Ce n’est pas si sûr. À l’inverse, d’autres grandes figures de missionnaires ont tellement intégré la culture et la langue du peuple auquel ils ont été envoyés qu’ils en ont assumé les habitudes, les façons de penser, les rites et les coutumes, si bien que, au détriment du discernement parfois, ils ont intégré ces manières de faire ou de penser dans le corpus de la foi ou dans la liturgie. L’inculturation irait à son paroxysme à tel point qu’elle donnerait une couleur ou une orientation nouvelle au dépôt de la foi lui-même. Sous prétexte du respect dû aux coutumes et rites locaux, il y aurait nécessité de les intégrer au corpus de la foi ou à la vie de l’Église locale, au détriment des chrétiens eux-mêmes, qui, parfois, voudraient s’en débarrasser justement parce qu’ils sont devenus chrétiens, considérant ces coutumes et rites désuets au point qu’ils les pensent contraires à la foi.

Quel zèle missionnaire ! Un peu trop zélé, non ? En réalité, dans chacune des situations que j’ai évoquées, le mot « inculturation » a toujours été utilisé de manière abusive ou erronée. Centrée sur le missionnaire et sur sa capacité à s’insérer dans une culture, on évoquera plutôt l’acculturation, voire la déculturation.

Même la capacité d’intégrer des éléments de la culture locale pour colorer la réflexion théologique ou la pratique liturgique est assez étrangère à l’inculturation. À son corps défendant, une recherche succincte dans un dictionnaire montrera que le mot lui-même n’existe pas dans la langue française, que l’Académie française n’a pas voulu se pencher sur ce terme, rétorquant qu’ « acculturation » existe déjà et qu’il convenait de s’en contenter, même si les deux mots, pour un missionnaire, ne sauraient avoir le même sens comme je voudrais le montrer ici.

Anecdotes illustrant le propos

Alors que j’étais à l’école de langue, je m’interrogeais sur le vocabulaire que je devais engloutir à longueur de journée. Je discutais avec un jeune prêtre japonais sur le sens des mots que l’on utilisait pour exprimer les valeurs ou les réalités chrétiennes telles que « résurrection », « pardon », « liberté », et que sais-je encore ? Nous avons convenu que ces mots et expressions existaient dans la langue japonaise, mais qu’aucun d’entre eux ne résonnait encore de manière chrétienne dans le cœur et l’esprit des gens. Le mot utilisé pour résurrection évoquait plutôt le « renouvellement », par exemple, d’un modèle d’automobile ; le mot japonais pour « pardon », outre que le concept de pardon n’est pas une valeur positive dans la culture japonaise, évoque plutôt la « permission » (de recommencer ?). Le mot même de « liberté » est un concept se rapportant à l’individualité, lequel n’apparaît dans la culture japonaise que depuis environ deux siècles.

Pourquoi « résurrection » et fukkatsu, pourquoi « pardon » et yurushi, pourquoi « liberté » et jiyu ne résonnent-ils pas de la même manière d’un côté et de l’autre des continents ? Pourtant, il faut bien utiliser ces mots, au risque du pire.

L’expression du peuple qui accueille

Tournons-nous vers la fête de l’Assomption. Qui peut m’expliquer ce qu’est le mystère de l’Assomption ? Et moi, comment vais-je pouvoir l’expliquer ? Afin d’évoquer ce mystère, j’ai dû apprendre à le dire en japonais. On dit : « Seibo no hishōten. » Me voilà bien avancé. Mais il m’a fallu d’abord accueillir cette expression du peuple qui m’accueille, mystérieux échange, pour me l’approprier. Mais ni lui ni moi n’avons encore effleuré la profondeur du mystère chrétien qu’elle évoque. Suis-je fondé à utiliser un vocabulaire de spécialistes pour tenter une explication, laquelle sera assurément très emberlificotée et aussi inutile qu’inintéressante ? Comme le font les grands scientifiques passionnés par leur champ d’études, que ce soit l’astronomie ou la physique des particules, les mathématiques ou la biologie en passant par la mécanique des fluides ou la médecine, afin de partager la passion qui les anime, les missionnaires doivent se muer en grands vulgarisateurs. Pour partager leur (la) passion. Pour que dans l’esprit et le cœur de son interlocuteur, cette passion résonne comme un appel à la louange ou comme une satisfaction et une paix consécutives à la rencontre du Sauveur. Bref, rappelons-nous que l’Évangile lui-même est la vulgarisation à l’usage des hommes de bonne volonté, pauvres en esprit et pécheurs, des mystères insondables de Dieu. Un peu comme une conférence d’Étienne Klein sur la théorie de la relativité générale d’Einstein le serait à l’usage des curieux. N’est-ce pas lumineux ?

Le Christ, parole de Dieu créatrice (« C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sanslui » cf. Jn 1, 3) et salvatrice (« Tes péchés sont pardonnés » cf. Mc 2, 5), se laisse volontiers vulgariser par les témoins de son mystère, Marie de Magdala en premier lieu, les évangélistes, puis tous les témoins successivement jusqu’à aujourd’hui, qui, en accueillant ce témoignage, ont accueilli le Christ lui-même par sa parole créatrice et salvatrice pour eux-mêmes. En se laissant créer et sauver par cette parole, ils ont, chacun à son tour, fait l’expérience fondamentale de la foi : rencontrer et accueillir le Christ ressuscité. Témoins à leur tour, ils ont partagé cette joie nouvelle, cette passion, par le truchement de leur propre vulgarisation afin que cette joie nouvelle, cette passion résonnent enfin dans le cœur de leurs interlocuteurs.

Nous commençons maintenant à entrevoir le véritable sens de ce mot « inculturation ». Le sujet n’en est certes pas le « missionnaire » qui prétend s’inculturer en se défaisant de sa propre culture pour en accueillir une autre ; ou en intégrant quelques réalités exotiques de sa culture nouvelle pour en colorer ou en dénaturer la sienne propre par excès d’incompréhension.

Le Christ s’inculture

Le sujet de l’ « inculturation », c’est le Christ lui-même, et son évangile. Ce n’est pas au missionnaire de s’inculturer, mais au missionnaire, ou au témoin, de travailler à ce que le Christ et son évangile s’intègrent dans une culture donnée. C’est le Christ qui s’inculture. Le travail du missionnaire, c’est, par son témoignage, sa foi et sa joie du Salut, de faire en sorte que des gens d’une culture encore étrangère au Christ puissent accueillir le Christ Sauveur. Eux-mêmes vont accueillir ce Christ ressuscité et sauront à leur tour témoigner de sa résurrection dans leur propre culture. C’est un processus naturel et nécessaire de la vie de l’Église, long et patient. L’inculturation est un autre mot de l’évangélisation : insérer l’Évangile dans une culture pour la transfigurer ; évangéliser la culture ; évangéliser une langue pour qu’elle puisse dire avec justesse et précision le mystère de Dieu.

Au Japon, ce ne sont pas les missionnaires qui peuvent faire ce travail, mais les chrétiens japonais eux-mêmes qui, en accueillant le Christ ressuscité, sauront en être les vrais témoins dans leur propre culture et leur propre langue. Inculturation ? Quel beau projet !