Petites réflexions sur l’inculturation

Disputatio

P. Lucien Legrand, MEP

Les « Petites réflexions autour de l’inculturation » de François Xavier Haure, dans le numéro de novembre 2022 des Missions Etrangères, ont beaucoup intéressé le père Lucien Legrand. Il nous partage quelques autres « petites réflexions » du point de vue de l’Inde, à l’autre bout du continent asiatique.

L’Inde et le Japon sont très différents. Cependant, nous avons en commun l’Asie et la situation missionnaire dans ce vaste continent.

A pied d’œuvre

Comme mon confrère au Japon, je constate l’ambiguÏté du mot « inculturation ». Quand on a bien fait ses classes et qu’on arrive à célébrer l’Eucharistie et à prêcher, à parler aux gens et à lire le journal dans la langue d’accueil, on s’aperçoit qu’on est à peine à pied d’œuvre. L’inculturation commence par la grammaire et le dictionnaire, mais elle ne s’arrête pas là. Comme le dit mon ami au Japon, le vocabulaire bien appris rend mal compte du mystère chrétien. En Inde, employer le mot « avatar », pour traduire l’Incarnation, évoquera les avatars de Vishnu sous forme de poisson, de tortue, de sanglier, de lion, etc., plutôt que le Dieu-enfant de Bethléem ou le crucifié du Golgotha. Dire pujah, pusai pour la messe fait penser aux guirlandes de fleurs et aux noix de cocos offertes au temple plutôt qu’à l’Eucharistie. Remarquons d’ailleurs que les mots français « Incarnation » et « messe » ou « Eucharistie » ne sont pas beaucoup plus transparents.

Un monde complexe où les cultures s’entrecroisent

Ce qui rend le problème plus aigu c’est que, contrairement au Japon monolingue et monoculturel – je simplifie peut-être et m’en excuse –, l’Inde étourdit par sa profusion linguistique et sa complexité culturelle. J’ai entendu des jeunes Indiens discuter entre eux pour savoir s’ils se sentaient davantage indiens que tamouls, kannadigas ou malayalees. Ils concluaient qu’il y avait bien quelque chose mais difficile à définir. L’Inde a certainement sa culture dominante, issue de l’hindouisme. Mais l’Inde n’a pas connu que l’hindouisme. Elle est aussi le quatrième pays musulman au monde, après l’Indonésie, le Pakistan et le Bangladesh, avec ses 170 millions de musulmans qui forment 14 % de la population totale. L’islam a profondément marqué la culture indienne, symbolisée par de merveilleux monuments tels que le Taj Mahal et le Red Fort à Agra, dans le Nord, et Golconda, dans le Sud. La poésie soufie en urdu fait aussi partie du patrimoine national. Le nom de nombreuses villes de l’Inde indique leur origine musulmane ; ainsi Allahabad, Ahmedabad, Hyderabad, Moghul Serai et bien d’autres. Le mouvement nationaliste de l’hindutva voudrait effacer cet apport de l’islam. Ce serait appauvrir la culture indienne de ses plus beaux fleurons. La présence britannique a aussi marqué le pays. La littérature en anglais est une branche importante de la littérature indienne. Salman Rushdie et Arundhati Roy ont une réputation mondiale, mais il y en a bien d’autres. Malgré sa faible présence numérique, le christianisme a aussi imprégné la culture indienne. Gandhi reconnaît qu’il a été très influencé par les Béatitudes. Les mouvements de réforme de l’hindouisme moderne, telle que la Ramakrishna Mission, se sont inspirés du christianisme. Ce ne sont pas que des influences qui n’atteignent que « la haute ». Elles impriment la mentalité de l’ensemble.

Les jeunes dont je parlais plus haut ressentaient fortement leur authenticité locale de Tamouls, Malayalees, etc. En effet, la culture indienne est faite d’une polychromie de sous-cultures locales. Au pays tamoul, en particulier, la culture dravidienne anti-brahmanique et opposée à la sanskritisation a pris une tournure politique et ce sont les partis qui se revendiquent de l’authenticité dravidienne qui sont au pouvoir depuis soixante ans. Ils tiennent tête à l’emprise du Nord et rejettent, par exemple, la décision du gouvernement central d’imposer l’hindi comme langue secondaire obligatoire dans tout le pays, tant au niveau de l’enseignement primaire que secondaire. Ce mouvement de masse allait de pair avec une renaissance littéraire et linguistique qui visait à purifier la langue des nombreuses infiltrations sanscrites et à remettre en valeur les ressources d’une littérature très ancienne. Le langage religieux et le langage chrétien, en particulier, étaient particulièrement alourdis par ces infiltrations sanscrites. Il fallut reprendre la traduction de la Bible. Comme bibliste, je fus associé à cette tâche avec une petite équipe de pandits et d’experts en tamoul. Ce fut un travail exigeant. Pour chaque mot et chaque tournure du texte original, il fallait essayer de bien préciser ce que cela signifiait et comment le dire dans le tamoul parlé et écrit aujourd’hui. C’était un travail frustrant : le traducteur ressent lui-même, et plus profondément même que ses critiques, le grand écart entre deux cultures qu’est toute traduction. Les critiques ne manquèrent pas. Comment pouvait-on changer un langage reçu depuis des siècles ? Finalement, les évêques, d’abord hésitant à se compromettre, apportèrent leur soutien. La catéchèse et la liturgie reprirent la nouvelle terminologie et apportèrent leur contribution à faire parler la foi chrétienne dans un langage vrai.

Cultures subalternes et contre-cultures

Pour le tamoul, parlé par près de cent millions de personnes, comme pour les autres grandes langues de l’Inde, il s’agit de cultures à part entière. Mais le problème se pose des cultures subalternes représentées par les zones dites « tribales », ou aborigènes, du centre de l’Inde. Faut-il les encourager à défendre leur authenticité Kui, Ho, Santal, Mundari, ou les inviter plutôt à se fondre dans la culture dominante, là où ils trouveront emploi et possibilité de développement économique ? Nos confrères de Taïwan connaissent bien ce problème. Les cultures dominantes génèrent des contre-cultures de la part de ceux qui se sentent opprimés ou marginalisés par la majorité. En un sens, le mouvement dravidien est une contre- culture par rapport à un brahmanisme sanskritisant envahissant. Mais c’est la contre- culture dalit qui constitue actuellement une composante importante du paysage culturel de l’Inde. Longtemps asservis et encore maintenant marginalisés malgré de belles garanties constitutionnelles trop peu observées, les Intouchables se sont unis sous l’impulsion d’une grande personnalité dalit, Ambekar (1892-1956). Gandhi croyait leur faire honneur en les appelant Harijans (fils de Dieu). Mais ils ont rejeté ce titre comme trop paternaliste et ont assumé leur condition en s’appelant Dalits, c’est-à-dire les opprimés. Pour Ambedkar, la division en castes, sanctionnée par les lois de Manu, était une composante de l’hindouisme et donc, pour se libérer, les Dalits devaient rejeter la religion qui les déclarait impurs. Il pensa à des mouvements de conversion en masse au christianisme ou à l’islam, mais il y renonça en constatant que, malgré leur doctrine égalitaire, chrétiens comme musulmans avaient gardé l’esprit de caste. Finalement, ce fut pour le bouddhisme qu’il opta et, le 14 octobre 1956, à Chandrapur, au Maharashtra, dans une grande cérémonie publique, présidée par le Bhikku Mahashtaveer Chandramani, quelque 300 000 Dalits le suivirent pour abjurer l’hindouisme et embrasser le Dhamma (doctrine), du Bouddha. « Je ne reconnais plus comme dieux, Brahma, Vishnu, Rama, Krishna, [...] Je rejette mon ancienne religion, l’hindouisme, qui est nuisible à la prospérité de l’humanité, établit des discriminations entre les hommes et qui me traite en être inférieur », déclarèrent-ils lors de la cérémonie. Le mouvement se poursuivit. Le nombre de bouddhistes en Inde passa de 25 000 en 1951 à 2,5 millions en 1961. On estime qu’actuellement ces néobouddhistes comptent 6,5 millions d’adeptes sur un total de 8,5 millions de bouddhistes en Inde. Le mouvement resta toutefois largement circonscrit au Mahārāshtra.

Inculturation ou incarnation ?

Devant ce bouillonnement de culture, de sous-culture et de contre-culture, le missionnaire étranger se trouve bien démuni. Il ne peut agir qu’en lien avec l’Eglise locale. C’est elle qui, dans sa totalité, et surtout par ses laïcs, vit au milieu de ces problèmes de société et en est partie prenante. C’est elle qui essaie de vivre sa foi en l’Evangile, au milieu d’un monde complexe. On peut d’ailleurs se demander si, du point de vue de l’Eglise locale, le problème est bien celui d’une « inculturation ». De par ses composantes (in-culture- ation), le mot suggère une action venant de l’extérieur pour entrer (in-) dans ce qui serait une culture homogène, par une opération bien planifiée (-ation). En somme, le mot décrit la situation de l’étranger forçant sa voie dans un nouveau territoire. Le mot « inculturation » appartient au vocabulaire missionnaire. L’Eglise locale n’a pas à forcer sa voie pour entrer dans une culture. Elle en fait partie ; elle y est née et elle y vit. Elle parle sa langue, partage son style de vie, son histoire. Il ne s’agit donc pas de pénétrer dans un corps étranger mais, de l’intérieur, d’y insuffler l’Evangile et, d’abord, d’en vivre. Le missionnaire étranger ne peut qu’intégrer ses efforts dans la dynamique de l’Eglise qui l’a accueilli. Si la tentation de l’Eglise locale est de rester trop locale, de se fermer sur elle-même en ghetto, la position du missionnaire sera de rappeler que l’authenticité se vit en communion. Il sera une fenêtre ouverte sur le dehors, mais lui-même sera dans la maison.

Inculturation ou incarnation prolongée

La situation de l’Église locale est identique à celle de Jésus. Jésus est né Galiléen ; il a vécu en Galilée et c’est en Galiléen qu’il apporta la Bonne Nouvelle. Jésus ne s’est pas inculturé ; il s’est incarné. L’Église porte la présence du Christ et sa Parole dans une histoire qui se continue. Comme François-Xavier le dit très justement, « le sujet de l’inculturation c’est le Christ lui-même et son évangile. Ce n’est pas au missionnaire de s’inculturer, mais au mission- naire, au témoin, de travailler à ce que le Christ et son évangile s’intègrent dans une culture donnée. C’est le Christ qui s’in- culture ». Dans ce contexte, plutôt que d’inculturation, on pourrait plutôt parler d’in- carnation prolongée. J’étais parti du même constat que mon confrère du Japon. Le cheminement en Inde et au Japon ne pouvait être que différent. Les routes de l’Inde sont différentes des routes japonaises. Elles sont peut- être plus chaotiques et moins bien disciplinées. Mais, partis du même point de départ, on se rejoint sur la même conclu- sion : « Ce sont les chrétiens japonais/indiens eux-mêmes qui, en accueillant le Christ ressuscité, sauront en être les vrais témoins dans leur propre culture et leur propre langue. Quel beau projet! »