Cambodge-Thaïlande : énième crise politique en Thaïlande, tensions avec Phnom Penh et bruits de botte à Bangkok

Rédigé par Olivier Guillard, le 11/07/2025
Une fois encore, une pesante atmosphère de « fin de règne » enveloppe Bangkok, l’effervescente capitale de ce royaume majoritairement bouddhiste du Sud-Est asiatique. Son gouvernement civil est si affaibli que nombre de Thaïlandais et d’observateurs extérieurs prédisent qu’il ne passera pas l’été. Peut-être à raison, tant les nuages s’accumulent dernièrement, alors que s’obscurcit l’horizon politique de la Première ministre Paetongtarn Shinawatra (du parti Pheu Thai, populiste), au pouvoir presque par défaut depuis août 2024.
Le 1er juillet, la Cour constitutionnelle de Thaïlande a « temporairement suspendu » la cheffe de gouvernement dans l’attente des conclusions d’une enquête sur le détail d’une récente conversation téléphonique (rendue publique le 18 juin) avec l’ancien dirigeant cambodgien Hun Sen. Un groupe de sénateurs l’accusent d’avoir enfreint les normes éthiques en violation de la Constitution. Depuis le 3 juillet, la fille de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatraestdoncremplacée[1] – à titre intérimaire – à la tête du gouvernement par le nouveau ministre de l’Intérieur, P. Wechayachai.
Plus jeune Première ministre de l’histoire politique mouvementée du « pays du Sourire » (37 ans lors de sa nomination), Paetongtarn Shinawatra subit de plein fouet une fronde intérieure tenace – alimentée par ses détracteurs de l’establishment notamment.[2] Celle-ci prend appui sur sa gestion maladroite d’un bref accrochage frontalier entre militaires thaïlandais et cambodgiens fin mai (dans une zone proche du point de convergence des frontières du Cambodge, de la Thaïlande et du Laos, dans la province de Preah Vihear).
Ces tensions ont fait un mort parmi les troupes de Phnom Penh. Selon les autorités cambodgiennes, l’incident aurait débuté lorsque des soldats cambodgiens patrouillant le long de la frontière se sont trouvés – durant une dizaine de minutes – sous le feu des forces thaïlandaises. Selon le gouvernement thaïlandais, les soldats cambodgiens ont pénétré dans un périmètre frontalier contesté, puis ouvert le feu à l’approche des troupes thaïlandaises.

Les heurts frontaliers entre les troupes de ces deux voisins ne sont pas rares : en 2008, des affrontements violents avaient opposé les forces cambodgiennes et thaïlandaises sur le promontoire de Preah Vihear, où se trouve un temple millénaire classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Trois ans plus tard, des combats avaient à nouveau lieu à la frontière. Il est utile de préciser ici qu’en 2008, les affrontements au sujet du temple Preah Vihear avaient été exploités par les opposants au gouvernement de Thaksin Shinawatra, le père de l’actuelle Première ministre…
Un appel téléphonique avec l’ancien homme fort du Cambodge
Ainsi, les influents contradicteurs de Paetongtarn Shinawatra lui reprochent notamment le contenu d’un appel téléphonique avec l’ancien homme fort du Cambodge Hun Sen (père de l’actuel Premier ministre Hun Manet). D’aucuns ont notamment retenu quelques mots indélicats visant le commandant de l’armée royale thaïlandaise, et se sont émus de l’attitude trop obligeante (pour l’opinion et les critiques) de l’inexpérimentée cheffe de gouvernement vis-à-vis de l’inoxydable Hun Sen (Premier ministre de 1985 à 1993, puis de 1998 à 2023, il a été contesté pour sa gouvernance autoritaire notamment).
Ces événements, attisant la flamme nationaliste et l’orgueil à Bangkok comme à Phnom Penh, ont considérablement affaibli la coalition gouvernementale dirigée par le Pheu Thai (le parti de la Première ministre), qui dispose désormais au Parlement d’une majorité très ténue après le retrait d’un partenaire clé (le parti Bhumjaithai, le 2e plus important de la coalition). Fin juin, la cote de popularité de la trentenaire s’enfonçait déjà sous le seuil fatidique des 10 % d’opinion favorable. Un soutien populaire résiduel interdisant (sauf miracle) tout espoir de longévité à l’équipe au pouvoir. Depuis lors, Paetongtarn Shinawatra subit de toutes parts des pressions pour démissionner.
Pour une majorité d’observateurs, la suspension de l’infortunée trentenaire par la Cour constitutionnelle[3] (une institution notoirement proche du très influent establishment et du palais royal) doit s’interpréter dans la perspective plus large des efforts de l’establishment. Ceux-ci visent depuis une vingtaine d’années à limiter l’influence de la famille Shinawatra (le père et la tante de P. Shinawatra ont également occupé le poste de Premier ministre) au niveau politique national, et à faire barrage à ses velléités démocratiques. Des efforts ayant notamment donné lieu à deux coups d’État militaires (le dernier en date au printemps 2014) et à diverses décisions de justice (notoirement politiquement motivées) ayant renversé plusieurs chefs de gouvernement.
La menace des droits de douane américains
Le toujours très influent (auprès des classes modestes et du monde agricole notamment) magnat et ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra (père de la Première ministre actuellement suspendue[4]) est lui aussi une fois de plus dans le collimateur de la justice thaïlandaise : deux procédures à son encontre seront prochainement devant les tribunaux.

Ajoutons encore que l’ancien Siam (29e économie mondiale et 9e économie d’Asie) s’emploie en parallèle de ces tourments politiques intérieurs à négocier avec l’administration Trump pour obtenir la levée des droits de douane de 36 % sur ses exportations (lesquels coûteraient à l’économie thaïlandaise l’équivalent d’environ 1 % de croissance du PIB), avec la difficulté que l’on devine face à l’inflexibilité de l’actuel locataire de la Maison Blanche.
« Nous avons eu des années pour discuter de nos relations commerciales avec la Thaïlande. Nous sommes arrivés à la conclusion que nous devons mettre fin à ces déficits commerciaux persistants et de longue date, engendrés par les politiques tarifaires et non tarifaires ainsi que par les barrières commerciales de la Thaïlande », déclarait récemment le chef de l’exécutif américain.[5]
Il y a quelques jours à peine, une délégation thaïlandaise rencontrait à Washington le représentant américain au Commerce et un haut responsable du département du Trésor. Pour finalement se voir imposer dans la foulée un taux de 36 % En Asie, seuls la Birmanie et le Laos ont été encore plus lourdement « punis » (40 %).
Dans l’hyperactive mais soudainement inquiète Bangkok (11 millions d’habitants, 20e centre urbain d’Asie), d’aucuns[6] estiment que ces droits de douane revus à la hausse vont placer la 2e économie d’Asie du Sud-Est (derrière l’Indonésie) dans une situation de désavantage concurrentiel incommodante. Ils devraient en effet exercer une pression supplémentaire sur les secteurs tournés vers l’exportation, les investisseurs étrangers pouvant être amenés à délocaliser leurs sites de production vers des pays où les droits de douane sont moins élevés.
De nombreux signes « pourraient laisser présager un nouveau coup d’État »
Au sein d’un gouvernement déjà sonné par ses tourments domestiques et régionaux, le choc est rude et l’amertume palpable : « Je pense que c’est un peu contradictoire. Nous nous sommes entretenus avec les représentants commerciaux, les intermédiaires désignés pour négocier. Cependant, la Maison Blanche et les parties concernées ont envoyé la lettre (détaillant la hausse des droits de douane) » déplore à bon droit le Premier ministre par intérim Phumtham Wechayachai[7].
Fin juin, le respecté Council on Foreign Relations (think tank basé à New York) rappelait à point nommé qu’en 2025, le royaume thaïlandais présente le peu flatteur privilèged’être le seul Étatà revenu intermédiaire ou intermédiaire-supérieur à demeurer exposé en permanence à la menace d’un énième coup d’État (22 tentatives depuis la fin de la monarchie absolue dans les années 1930, dont 13 ont abouti). Au « pays du sourire », les généraux considèrent l’armée royale, aux côtés du roi, comme la véritable force nationale, le « rempart contre le chaos politique ». Pour les chercheurs du Council on Foreign Relations (et divers autres observateurs), de nombreux signes « pourraient laisser présager un nouveau coup d’État dans un avenir relativement proche ».

Pour mémoire, ces deux dernières décennies, des manifestations des « chemises jaunes » (partisans du palais royal et de l’establishment, hostiles aux démocrates et aux sympathisants du clan Shinawatra) contre les gouvernements « populistes » inspirés par la dynastie politique Shinawatra, avaient précédé les coups d’État militaires contre le père de Paetongtarn, Thaksin Shinawatra en 2006, et contre sa tante, l’élégante Première ministre Yingluck Shinawatra, huit ans plus tard, en 2014.
Dans ce contexte volatile ne profitant assurément en rien à l’homme de la rue (de Chang Mai à Phuket en passant par Mae Sot), on en oublierait presque que perdure depuis une vingtaine d’années, loin de Bangkok, dans les quatre provinces méridionales du royaume confinant avec la Malaisie (Songkhla, Yala, Pattani et Narathiwat), une violente[8] insurrection séparatiste musulmane (de culture et de langue malaise).
Le chaos politique du moment et ses probables ondes de choc diverses à venir ne sauraient bien sûr aucunement profiter positivement aux déjà très laborieuses discussions de« paix » entre les émissaires du gouvernement thaïlandais et les représentants de l’insurrection (Barisan Revolusi Nasional ou BRN) dans le sud du pays. Bien au contraire.
(Ad Extra, Olivier Guillard)
[1] Tout en conservant cependant le portefeuille de la Culture…
[2] Les détenteurs traditionnels de l’autorité (avec la monarchie) jusqu’à la fin du XXe siècle (avant que les pro-démocrates ne remportent depuis lors toutes les élections législatives…) : l’establishmentrassemble notamment les milieux d’affaires, les élites urbaines, la banque, la police, l’armée…
[3] En 2024, la Cour constitutionnelle avait déjà acté la destitution du chef de gouvernement précédent (S. Thavisin) pour violation des normes éthiques. La requête actuellement déposée devant la Cour constitutionnelle contre Paetongtarn Shinawatra repose sur ces mêmes motifs éthiques…
[4] La Cour constitutionnelle a suspendu la Première ministre de ses fonctions jusqu’à ce qu’elle rende sa décision, laissant à la cheffe de gouvernement 15 jours pour répondre aux allégations formulées dans la requête.
[5] New York Times, 8 juillet 2025.
[6] The Nation (Thaïlande), 8 juillet 2025.
[7] New York Times, 8 juillet 2025.
[8] Cf. à l’instar des deux attaques à la bombe frappant les provinces de Pattani et Narathiwat le 16 juin 2025. Depuis janvier 2004, les autorités recensent dans le Sud-Thaïlandais plus de 4 300 incidents (explosions notamment) relevant du terrorisme séparatiste (The Nation, 24 février 2025).