Aung San Suu Kyi : grandeur et abandon

Le 08/09/2025
Il y a presque trois mois, le 19 juin, Aung San Suu Kyi fêtait ses 80 ans en prison, plus de 4 ans après le coup d’État et près de 15 ans après le début d’une transition démocratique échouée. En cette rentrée 2025, alors que se profilent des élections semble-t-il illusoires d’ici décembre, le géopolitologue Olivier Guillard s’indigne de l’indifférence de l’Occident. Tout en reconnaissant un exercice difficile et imparfait du pouvoir quand « La Dame de Rangoun » était à la tête de l’État, il appelle les démocraties occidentales à se ressaisir et à revenir au chevet des Birmans et de leur « Mother Suu ».
Voilà presque trois mois, alors que l’attention des nations se portait principalement sur les théâtres de crise ukrainien et moyen-orientaux, on observait d’un œil résigné l’anniversaire d’une ancienne Prix Nobel de la paix (1991).
Aung San Suu Kyi, fille et héritière du père de la nation birmane moderne[1], fondatrice emblématique de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), a ainsi fêté ses 80 ans seule, dans une sordide geôle de Naypyidaw, sans confort ni égard, la santé vacillante. Elle qui est toujours considérée comme l’incarnation birmane absolue des espérances démocratiques, contrariées par les militaires, des 55 millions d’habitants de cette nation bouddhiste du Sud-Est asiatique.
Voilà son cinquième anniversaire consécutif passé seule dans les geôles de la junte birmane, dont le retour aux affaires lors du coup d’État de février 2021 sonnait le glas d’une trop brève parenthèse démocratique, abattue en plein vol[2]. Nonobstant le souhait d’une population désirant majoritairement que se prolonge l’aventure démocratique, quand bien même cette dernière ne pouvait prétendre à l’exemplarité.
Dans un pays en développement, exposé ces quatre dernières années, sur les 676 000 km² de son territoire multiethnique, à une effroyable guerre civile dont on parle si peu en Occident, où l’espérance de vie à la naissance n’est que de 67 ans, l’entrée de la Dame de Rangoun dans sa 8e décennie s’est déroulée dans la pire des solitudes que lui réservaient les généraux. Et peut-être plus tristement encore, dans un désintérêt impardonnable de la communauté internationale.
Oubli en Occident
En Occident notamment, où la désormais octogénaire emprisonnée semble purement et simplement ne plus exister. Longtemps passionaria sans rivale ni égale des espérances démocratiques birmanes, elle y fut longtemps adulée, sa compagnie recherchée et son aura admirée.
Certes, en ce 19 juin, quelques lignes succinctes ont été rédigées depuis certaines capitales européennes (à l’instar de Paris, par la plume timide du Quai d’Orsay), pressant mollement le régime militaire de rendre la liberté à The Lady et la démocratie à ses électeurs.
Des lignes qui pourraient laisser à penser que sa peine injustement purgée derrière les barreaux sombres et humides, et sa disparition totale de la vie publique depuis le 1er février 2021[3] (!), n’ont pas encore totalement effacé son souvenir ni son héritage, le sillon de son entreprise dédiée depuis la fin des années 1980 aux velléités démocratiques d’une population exsangue, lassée de la morgue et des inconséquences de généraux à la gouvernance effroyable.
Plus de quatre ans après le coup d’État
Mais, est-ce là tout ? Cette grande Dame à la résilience proverbiale ayant fait don de sa personne à la nation ne mérite-t-elle pas plus qu’une insipide poignée annuelle de paragraphes quelconques, en tous les cas en rien comminatoires ou de nature à inciter les généraux birmans à infléchir leur traitement ?
Berlin, Londres, Paris, Rome, autant de capitales où sa venue suscitait tantôt enthousiasme et battage médiatique, ont-elles à ce point perdu de leur autorité et de leur propre estime pour se mobiliser aujourd’hui aussi peu, abandonner par indifférence ou désintérêt Aung San Suu Kyi, ses 80 printemps et ses sacrifices multiples, à son triste sort ?
À bien y réfléchir, plus de quatre longues années après leur coup d’État militaire et l’incarcération de La Dame, Min Aung Hlaing lui-même (le senior general à la tête de ce régime faisant si peu cas du sort de sa population) et sa cohorte de généraux doivent être relativement surpris d’être si mollement pressés par le monde extérieur vis-à-vis d’Aung San Suu Kyi.
À un âge si avancé où, qui plus est sans avoir perpétré de crimes (autres que ceux politiquement motivés et fabriqués), on ne devrait plus maintenir qui que ce soit en détention et à l’isolement total.
Une transition démocratique difficile
Du reste, n’était-ce l’obstination et le dévouement admirable de sa famille et de ses fidèles, ainsi que l’activité d’entités de défense des droits de l’homme chaque jour sur le pont pour mobiliser l’opinion et entretenir la flamme de l’espoir, les abîmes de l’oubli se seraient depuis longtemps refermés sans merci sur le destin de millions de Birmans et sur l’abnégation passée de La Dame.
Alors certes, il est vrai – l’intéressée en convient elle-même à sa façon –, l’exercice difficile et imparfait du pouvoir entre 2016 et 2021, l’inexpérience, les attentes démesurées de la population et du monde extérieur, les résistances rédhibitoires de la caste des généraux abhorrant toute avancée démocratique digne de ce nom, et enfin certaines problématiques sensibles gérées avec difficulté, auront égratigné quelque peu son image de prix Nobel. Parfois un peu hâtivement et sévèrement sans doute ; à tort ou à raison. On pense notamment aux douloureux événements infligés à la minorité Rohingya en 2016-2017 en Arakan, ou au témoignage d’Aung San Suu Kyi devant la Cour internationale de Justice fin 2019[4].
Des élections illusoires à venir fin 2025
En ce mois de septembre 2025 – près d’un semestre après le séisme de magnitude 7,8 ayant sinistré la région de Sagaing dans le centre du pays –, alors qu’Aung San Suu Kyi a déjà passé quelque 1 700 jours et nuits loin de tous, dans des conditions de détention affectant son état de santé et son équilibre, la junte se rebaptise d’une nouvelle dénomination absurde et devient la National Security and Peace Commission (NSPC).
Elle conserve son aplomb et Min Aung Hlaing à sa tête, et s’active à la préparation d’un tout aussi douteux scrutin parlementaire (dénoncé comme une parodie d’élection avant même le début de la campagne électorale…) programmé en décembre et janvier prochains. Ce bien sûr malgré la préoccupante recrudescence des combats estivaux et des bombardements meurtriers de la Tatmadaw (armée du régime), aux bilans humains effarants dans les États Shan, Karenni, Rakhine, Kachin, dans les régions de Sagaing, Mandalay ou de Magwe.
Un scrutin sujet à caution auquel les forces démocratiques (dont la LND d’Aung San Suu Kyi) ne participeront pas. Un rendez-vous électoral (dénoncé en Occident mais applaudi des deux mains à Pékin et Moscou…) destiné à appliquer l’illusion d’une normalisation du régime et à pérenniser, sous des habits plus civils et moins militaires, la mainmise des généraux (Min Aung Hlaing lorgne sur la présidence de la République). Une démarche grossière, déplacée, ne dupant personne ; l’occasion pour les démocraties occidentales de se ressaisir enfin et de revenir au chevet des Birmans et de leur chère Mother Suu embastillée ?
(Ad Extra, Olivier Guillard)
[1] Le charismatique général Aung San, assassiné à l’âge de 32 ans par un rival politique à Rangoun en 1947, un semestre avant l’Indépendance du pays. Sa fille Suu Kyi a alors 2 ans.
[2] Officiellement Conseillère spéciale de l’État entre avril 2016 et le 1er février 2021, Aung San Suu Kyi officia lors de ce quinquennat de l’espoir en qualité de facto de cheffe de l’État et de ministre des Affaires étrangères, dans la foulée du succès de son parti (LND) aux élections parlementaires de novembre 2020.
[3] Jusqu’à ce jour, elle n’est pas réapparue une seule fois en public ! Ses enfants, inquiets sinon désespérés, n’ont pu jusqu’alors revoir leur mère, maintenue à l’isolement total, a priori dans un site militaire ultra-sécurisé de Naypyidaw.
[4] En sa qualité alors de dirigeante de facto de la Birmanie, The Lady témoignait le 11 décembre 2019 pour la défense de son pays, accusé de crimes de génocide contre la minorité Rohingya, devant la Cour internationale de Justice (CIJ), le principal organe judiciaire des Nations Unies.