Chine

Crise sociale et attaques meurtrières en Chine : « Quelles sont les causes profondes de ces tragédies ? »

L’intellectuel chinois Yan Chunguo, originaire du Fujian et ancien Garde Rouge, s’interroge sur les causes profondes des attaques meurtrières qui se multiplient en Chine. L’intellectuel chinois Yan Chunguo, originaire du Fujian et ancien Garde Rouge, s’interroge sur les causes profondes des attaques meurtrières qui se multiplient en Chine. © Remko Tanis / CC BY-NC-SA 2.0
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Confronté à une attaque à une voiture bélier qui a fait 35 morts le 11 novembre à Zhuhai et à une tuerie de masse qui a fait huit victimes le 17 novembre à Wuxi, et face à la multiplication de faits divers similaires, Pékin demande des « enquêtes approfondies » tout en renforçant les contrôles et la présence policière. Yan Chunguo, écrivain basé à Hong-Kong et ancien Garde Rouge, s’interroge et estime que « ces tensions sociales résultent d’un État qui a perdu la notion de justice et d’un peuple qui a perdu son âme ».

Il y a deux semaines à Zhuhai, un homme fonçait sur la foule aux abords d’un stade, tuant plusieurs dizaines de personnes. Le forcené aurait agi dans le contexte d’un divorce dont il refusait les termes. Ce n’est pas un cas isolé. Beaucoup de voix en République populaire de Chine évoquent la multiplication de ce type de déchaînement de violence. À tel point que le Parti communiste chinois lui-même exprime publiquement son inquiétude.

Ces derniers jours à la demande du président Xi Jinping, le ministère de la Justice a demandé à des médiateurs locaux de mener des « enquêtes approfondies » sur les différents impliquant des questions familiales, territoriales, salariales ou de voisinage. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ces tensions qui explosent ?

C’est ce que s’est demandé l’intellectuel chinois Yan Chunguo (également connu sous le nom de Ngan Shun-kau), originaire du Fujian et ancien Garde Rouge. Il vit à Hong-Kong depuis la fin des années 1970, d’où il a maintes fois dénoncé la dérive du Parti communiste chinois. Il a publié ses réflexions ces derniers jours sur son profil Facebook (reprise d’une traduction du chinois effectuée par l’agence Asianews).

La colère populaire en hausse en Chine

Un internaute a calculé récemment qu’entre le 20 mai et le 16 novembre cette année, il y a eu vingt cas d’attaques meurtrières à l’aveugle en Chine, dont celles qui ont fait 35 morts et 43 blessés à Zhuhai (province de Guangdong), 11 morts et 13 blessés à Tuaian (Fujian), 8 morts et 5 blessés à Changsha (Hunan).

Deux affaires récentes incluent aussi de terribles accidents comme le 21 novembre à Foshan (Guangdong), où un chauffeur de bus a renversé de nombreuses personnes, ou au Hunan où un camion a renversé des civils, des vidéos montrant des images apocalyptiques. Les accidents causés par des voitures individuelles peuvent avoir un impact limité, mais quand des bus ou des camions sont impliqués, la situation peut rapidement devenir infernale.

Ces dernières années en Chine, le nombre de suicides a également augmenté constamment : des gens qui se jettent des ponts ou des bâtiments, voire même des jeunes qui se rassemblent dans des montagnes reculées pour se donner la mort ensemble.

Des passants dans une rue de la ville de Xian (province du Shaanxi, dans le centre de la Chine).
Des passants dans une rue de la ville de Xian (province du Shaanxi, dans le centre de la Chine).
© creazilla.com / CC0 1.0

Ces phénomènes de désespoir sont devenus de plus en plus fréquents. Depuis l’an dernier, les affaires d’attaques à la voiture-bélier sont devenues comme une nouvelle mode, avec des coupables qui ne semblent plus avoir aucune limite morale : plus le nombre de victimes est élevé, plus il y a de dégâts sociaux et plus l’effet perturbateur est grand, plus la tuerie semble avoir de valeur à leurs yeux.

Beaucoup s’interrogent sur les causes de ces tragédies sociales : des gens qui atteignent un point de désespoir sans retour, des familles et des carrières ruinées par l’injustice, des souffrances sans possibilité de rédemption… Tous ces éléments peuvent expliquer ces faits divers. Je crois, toutefois, qu’il y a aussi des causes profondes liées à des facteurs systémiques et structurels. En Chine, la colère populaire augmente rapidement, et la société est comme une poudrière qui attend juste une étincelle pour exploser.

La Chine d’aujourd’hui est un outil entre les mains d’un petit groupe

Une première cause profonde de ce phénomène, selon moi, c’est que l’État a perdu le sens de la justice. Quelle est la justice de l’État ? Il existe dans le but de poursuivre le bonheur des citoyens, et de guider la nation vers une voie de prospérité, d’égalité et de liberté. Sans cet objectif, l’État n’a pas de sens. Mais la Chine d’aujourd’hui est un outil entre les mains d’un petit groupe de membres corrompus du Parti communiste, qui exploitent et oppriment le peuple.

L’État a perdu le sens profond qui justifie son existence : la République populaire de Chine a toujours été une propriété privée du Parti communiste. La richesse de la Chine n’appartient pas aux Chinois, et le peuple n’a pas le droit d’intervenir dans sa gouvernance. La relation subordonnée qui devrait exister entre l’État et le peuple a été inversée : l’État n’est plus un État et le peuple n’est plus un peuple libre.

Le gouvernement se précipite vers une voie sans-issue

La seconde raison profonde est que le gouvernement a perdu sa capacité de gouvernance. Il a le devoir de gérer la nation de façon efficace, en dirigeant son développement économique, en améliorant la qualité de vie et en ouvrant de nouveaux horizons. Mais quand le gouvernement crée des problèmes et se trouve incapable de les résoudre, la politique et l’économie se détériorent continuellement, les problèmes internes et externes s’accumulent, et finalement, toutes les difficultés retombent sur le peuple, qui vit dans des conditions de moins en moins durables.

Les dernières mesures afin de sauver le secteur de l’immobilier et la bourse ont échoué, la stimulation de la consommation est faible, les investissements sont hors de contrôle, le commerce extérieur est en difficulté, et la situation diplomatique et militaire est pleine d’embûches. En même temps, la politique « zéro Covid » s’est révélée de plus en plus inefficace, la lutte contre la corruption semble avoir alimenté encore plus de corruption, et les politiques de contrôle social deviennent de moins en moins équilibrées.

L’impasse auquel le Parti est confronté est totale, durable et enracinée, et Xi Jinping est impuissant face aux difficultés internes et externes. La colère populaire n’a pas d’échappatoire, le conflit entre le gouvernement et le peuple est croissant, et alors que les discussions sur le contrôle social et la prospérité continuent, le gouvernement se précipite vers une voie sans-issue.

Le désordre social n’est pas quelque chose qui peut survenir en un jour

Une manifestation à Zhengzhou, Henan, Chine (juillet 2022).
Une manifestation à Zhengzhou, Henan, Chine (juillet 2022).
© deviantart.com / CC BY-SA 3.0

La troisième raison profonde est une tension sociale, conséquence inévitable du sens perdu de la justice de l’État et de la perte de capacité de gouvernance du gouvernement. Le fonctionnement normal d’une société est basé sur une logique traditionnelle : il est basé sur la loi et la conscience sociale, sur une base morale et l’autorégulation du gouvernement, sur la confiance entre citoyens et sur une hiérarchie bien définie, ainsi que sur un consensus établi entre le gouvernement et le peuple. Mais cet ordre traditionnel s’est rapidement effondré à cause des dégâts causés par le Parti.

Le désordre social n’est pas quelque chose qui peut survenir en un jour, mais c’est un processus qui s’érode progressivement. Les dirigeants n’ont pas de scrupule, et ceux qui sont subordonnés ont tendance à les imiter. Les gens sont ainsi vus comme des outils à exploiter. La patience du peuple a atteint un point de rupture, et comme il ne peut plus le supporter, une voie de sortie est recherchée.

L’issue pour le peuple semble être de ne plus se soumettre pour ne plus être esclave, en se battant contre l’ordre social afin de se sauver, parce que la colère et le ressentiment ne peuvent plus être apaisés. Mais rompre l’ordre social, c’est non seulement servir son propre intérêt, mais c’est aussi un acte qui risque de conduire à la « ruine mutuelle ».

Le peuple a perdu son âme

La quatrième raison est que le peuple a perdu son âme. Une nation avec une tradition culturelle multimillénaire doit avoir un système d’idées positif. Mais l’essence spirituelle de la Chine actuelle est une fusion des idées marxistes-léninistes et de la pensée impérialiste chinoise, créée par Mao Zedong, et ce système est un « monstre » qui ne fait aucun sens dans le contexte du XXIe siècle.

L’idéologie marxiste-léniniste n’est plus applicable, le capitalisme n’est pas viable, les valeurs universelles ne peuvent pas s’exprimer, le féodalisme ne peut pas être restauré, et l’âme des Chinois est désormais brisée et fragmentée. La raison de cette perte est que la Chine a été isolée du reste du monde, séparée des courants de pensée contemporains, et le Parti communiste maintient le contrôle de la pensée afin de préserver son pouvoir absolu.

Au début des réformes, l’idéologie capitaliste a été largement appliquée, mais comme l’économie s’est améliorée, le Parti a resserré son contrôle idéologique, afin de se préserver de toute libération de la pensée. Depuis que Xi Jinping est arrivé au pouvoir, le contrôle a atteint son paroxysme, et ce contrôle social a affaibli la spiritualité du peuple chinois de jour en jour.

La perte de l’âme du peuple chinois a conduit à la disparition de toute quête spirituelle et de tout partage de valeurs. Parmi le peuple, il ne reste plus rien d’autre que la poursuite du plaisir et des avantages matériels, et l’humanité naturelle est consumée et réprimée face à un système cruel, ce qui conduit à la victoire de la brutalité sur la civilisation humaine.

Il n’y a qu’un pas entre ces meurtres aveugles et une crise sociale totale

L’État a perdu son sens de la justice, le gouvernement a perdu sa capacité de gouvernance, la société a perdu son ordre traditionnel, et le peuple a perdu son âme. La Chine est actuellement dans un état de désintégration sans précédent. Depuis les fondations de la société, un processus visible est en cours. L’histoire ne peut pas être inversée, et l’humanité ne peut pas retrouver le cours des choses.

Les meurtres aveugles qui surviennent ces temps-ci en Chine ne sont que l’expression de frustrations individuelles, mais la distance qui sépare ces faits divers d’une crise sociale totale n’est pas si grande. Ceux qui ont un minimum de compréhension de la réalité voient déjà la fin, tout comme le voit le parti communiste. Mais en fin de compte, qu’on le réalise ou non, les conséquences de tout cela ne peuvent que finir par se manifester.

(Avec Asianews)