Singapour

La célébration du Nouvel an lunaire et l’inculturation des catholiques chinois à Singapour

Bénédictions et distribution des oranges, mercredi 29 janvier 2025 dans la paroisse Saint-Ignace de Singapour. Bénédictions et distribution des oranges, mercredi 29 janvier 2025 dans la paroisse Saint-Ignace de Singapour. © François Bretault
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À Singapour, les catholiques d’origine chinoise intègrent les traditions du Nouvel an lunaire dans leurs pratiques religieuses. Ainsi qu’en atteste François Bretault, un enseignant français installé dans la cité-État depuis plus de 30 ans, le Nouvel an chinois y est un exemple vibrant d’inculturation : « Les catholiques chinois, grâce à ces pratiques, montrent comment les valeurs universelles de l’Évangile peuvent se fondre harmonieusement dans des expressions culturelles locales. »

Le Nouvel an lunaire est une période riche en traditions et en significations symboliques pour la communauté chinoise. À Singapour, les catholiques d’origine chinoise intègrent ces traditions dans leurs pratiques religieuses, témoignant ainsi d’une belle inculturation de leur foi. À cette occasion, la Conférence épiscopale de Malaisie-Singapour-Brunei propose les orientations suivantes : « Les vendredis 31 janvier et 7 février 2025, une dispense d’abstinence est accordée. Les fidèles doivent remplacer ces jours par d’autres formes de pénitence, en particulier des œuvres de charité et des exercices de piété pendant cette année jubilaire. » Le Nouvel an chinois est une occasion unique de célébrer la richesse culturelle tout en réaffirmant les valeurs chrétiennes.

Les messes et la tradition des oranges

L’un des moments forts du Nouvel an chinois pour les catholiques à Singapour est la messe célébrée le premier jour de l’année lunaire. Lors de ces messes, des oranges sont bénies et distribuées aux fidèles. Les oranges, fruits ronds et dorés, représentent la chance et la prospérité. L’homophone du mot orange en mandarin est « l’or », d’où son symbole de richesse et de chance.

L’inculturation, c’est-à-dire l’incorporation des valeurs culturelles dans la foi chrétienne, est un processus qui a toujours marqué l’histoire de l’Église. À Singapour, ce processus s’est fait de manière particulièrement harmonieuse, notamment grâce à l’action des Missions Étrangères de Paris (MEP). Le père Charbonnier, MEP, a joué un rôle pionnier dans les années 1970, en élaborant entre autres cette bénédiction des oranges à l’occasion du Nouvel an.

Une icône de Notre-Dame de Chine, église Saint-Ignace, Singapour.
Une icône de Notre-Dame de Chine, église Saint-Ignace, Singapour.
© François Bretault

Cette paraliturgie en mandarin avait été approuvée à l’époque par l’archevêque Michel Olçomendy (MEP). « Le père Charbonnier a vu le lien entre la liturgie et la vie quotidienne, il a aussi vu comment cela aiderait à l’évangélisation », affirme le père Arro, MEP à Singapour depuis 1957, soulignant ainsi l’importance de cette initiative pour rapprocher la foi catholique des réalités locales.

« Les valeurs du Nouvel an se retrouvent dans la foi chrétienne »

Mercredi dernier, pour la messe du Nouvel an chinois, les lectures qui étaient tirées du livre de Nombres (Nb 6,22-27) et de l’Évangile de Matthieu (Mt 6,31-34) insistaient sur la bénédiction et la providence divine pour l’année à venir. Lors de la célébration à l’église Saint-Ignace, le père Gregory Tan, SJ, expliquait dans son homélie que les valeurs du Nouvel an se retrouvent dans notre foi chrétienne. Il mettait en relation le fait de faire le ménage de printemps chez soi à la veille du nouvel an avec l’importance de faire régulièrement révision de vie pour pouvoir avancer. Il signalait aussi que les visites familiales au moment du Nouvel an renforcent les liens avec la famille élargie, et que le fait de célébrer une nouvelle année, c’est espérer un avenir meilleur – un thème au cœur du Jubilé 2025 à Singapour : « Pèlerins de l’espérance ».

Pendant les deux semaines qui suivent le nouvel an, les visites à domicile sont généralement accompagnées d’un échange d’oranges. Lorsque vous rendez visite à quelqu’un pendant cette période, une paire d’oranges doit être offerte au chef de famille. Il vous rendra deux autres oranges quand vous partirez de chez lui.

La veille du Nouvel an chinois, depuis 1984, l’église de la Sainte-Famille de Katong célèbre également une messe peranakan (les Singapouriens d’origine mixte chinoise et malaisienne/indonésienne). La messe est appelée « Messe Sambot Kepala Taon Baru », littéralement « la messe qui accueille le chef de la nouvelle année », et c’est une messe qui incarne l’esprit et les enseignements de Vatican II. Le baba malais, la langue en voie de disparition des Peranakans, est utilisé pour célébrer toute la messe. Les fidèles s’habillent en sarong kebaya pour les femmes et en baju lok chuan pour les hommes. Il s’agit d’un événement unique qui rassemble des Peranakans catholiques et non catholiques à l’église de la Sainte-Famille pour inaugurer le Nouvel an chinois.

En 1990, plusieurs dirigeants d’églises d’autres confessions à Singapour ont précisé que les chrétiens pouvaient participer à la plupart des fêtes chinoises, y compris le Nouvel An chinois.

L’inculturation à travers les symboles et les repas

Outre les oranges, d’autres pratiques traditionnelles chinoises trouvent leur place dans les églises. Par exemple, ce jour-là, les prêtres portent des vêtements liturgiques de couleur rouge, qui symbolise la joie et la félicité dans la culture chinoise. Ils reçoivent également des paquets rouges (Angpows), un geste de gratitude et de bénédictions de la part des fidèles. Ces paquets, donnés aux enfants et aux personnes célibataires (dont les prêtres), contiennent de l’argent, sortes d’étrennes pour commencer l’année sous de bons auspices.

Le Yushen ou Lohei, une salade de poisson cru emblématique du Nouvel an chinois à Singapour.
Le Yushen ou Lohei, une salade de poisson cru emblématique du Nouvel an chinois à Singapour.

Les repas en famille, de la veille du nouvel an et du jour même, sont aussi chargés de symboles. Une tradition emblématique est la salade de poisson cru, connue sous le nom de Yushen ou Lohei. Cette salade comprenant des carottes râpées, du radis, du gingembre, du piment rouge, des feuilles de citron, des biscuits frits croustillants, des cacahuètes pilées, du citron vert, de la cannelle en poudre, du sel, du poivre et de l’huile, fait office d’apéritif. Cette spécialité culinaire singapourienne, souvent partagée lors des réunions familiales pendant les deux semaines du nouvel an, prend une dimension spirituelle grâce à des prières chrétiennes ajoutées à chaque ingrédient.

Par exemple, lorsque le poivre et la cannelle sont ajoutés, il est de tradition de dire « 招财进宝 » (zhāo cái jìn bǎo) pour attirer le trésor (bao 宝) et la richesse (cai 财), mais une prière écrite par le père Alex Chua a christianisé ce rite en devenant : « Que ces épices nous rappellent l’encens et la myrrhe que les mages ont apportés pour donner à l’enfant Jésus, pour que nous sachions toujours donner le meilleur de nous-mêmes à Dieu, et non ce qui reste. » Il en est de même pour chacun des nombreux ingrédients ajoutés lorsque toute la famille et les amis sont ensemble autour de ce plat. La salade est ensuite mélangée par tous les membres présents autour de la table à l’aide de leurs baguettes, en se souhaitant bonne chance, bonne santé et prospérité.

Pendant le repas, chaque plat revêt une signification symbolique. Les raviolis, farcis de viande ou de fruits de mer, évoquent les lingots d’or et symbolisent de nouveau la richesse. Les nouilles, longues et ininterrompues, représentent la longévité. Le poisson servi entier (yu 鱼), homophone du mot « surplus », représente l’abondance. Les maisons et les églises sont décorées de rouge, avec des inscriptions de « fu 福 » (« bénédiction ») sur les portes et des papiers découpés aux fenêtres. Il est aussi de tradition de porter de nouveaux vêtements pour l’occasion.

Une année placée sous le signe du Serpent

L’année 2025 est sous le signe du Serpent de Bois qui, selon l’astrologie chinoise, symbolise intelligence et sagesse. Ces qualités trouvent un écho particulier dans les homélies et les prières durant cette période.

Le Nouvel an chinois à Singapour est donc un exemple vibrant d’inculturation, où foi et traditions se rencontrent pour enrichir la vie communautaire et spirituelle. Les catholiques chinois, grâce à ces pratiques, montrent comment les valeurs universelles de l’Évangile peuvent se fondre harmonieusement dans des expressions culturelles locales.

(Ad Extra, François Bretault)