Tibet

La culture traditionnelle tibétaine en péril face à la sinisation du Tibet

Le monastère bouddhiste de Sakya, à 130 km à l’ouest de Shigatse sur la route menant à Tingri, au Tibet. Le monastère bouddhiste de Sakya, à 130 km à l’ouest de Shigatse sur la route menant à Tingri, au Tibet. © Luca Galuzzi / CC BY-SA 2.5
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Ces dernières semaines, selon le géopolitologue Olivier Guillard, la sinisation du Tibet s’est invitée malgré elle dans deux musées parisiens reconnus, alors même que fin septembre, des experts de l’Onu dénonçaient les politiques éducatives assimilationnistes exercées par la Chine au Tibet. Toujours fin septembre, le gouvernement tibétain en exil a fait part de ses craintes quant aux effets de la politique pékinoise de sinisation qui risque de menacer « la culture, la religion et le mode de vie traditionnels tibétains ».

Au printemps dernier, avant de recevoir le président chinois en France (visite d’État des 6 et 7 mai 2024), le président de la République Emmanuel Macron avait accueilli à l’Elysée (le 30 avril) le sikyong (président) Penpa Tsering, chef du gouvernement tibétain en exil alors en tournée en Europe – Le gouvernement tibétain en exil (Central Tibetan Administration ou CTA) est installé à Dharamshala (Inde). Lors de son bref échange avec le chef de l’État français, l’émissaire tibétain avait invité ce dernier à « ne pas oublier le Tibet ». Il s’agissait alors plutôt d’une crainte partagée sans arrière-pensée.

Six mois plus tard, les hauts plateaux tibétains, Lhassa et Paris entremêlent à nouveau leur destin ; mais pour une raison moins flatteuse pour la capitale française. Une suspicion inhabituelle pèse sur deux des musées parisiens les plus respectés, à la longue expertise asiatique : le Musée du quai Branly et le Musée Guimet. Il s’agit de la disparition récente du mot « Tibet » des espaces d’exposition de ces deux immenses institutions, de renommée mondiale et guère habituées aux controverses.

Ainsi, le 21 septembre, en pleines Journées du patrimoine, plusieurs centaines de personnes ont manifesté devant ces deux établissements parisiens pour protester contre ce qu’ils considèrent comme un effacement délibéré de la culture et de l’identité tibétaines. Parmi les manifestants se trouvaient une cohorte d’entités diverses rangées parmi les défenseurs de la cause tibétaine et du respect des droits de l’homme (ONG, plaidoyers, autorités nationales variées).

La Chine tente d’effacer l’identité du Tibet

Alors même que fin septembre, l’Union européenne réitérait ses inquiétudes quant à la situation désastreuse des droits de l’homme au Tibet (en mettant notamment en exergue, selon Tibet.net, l’internat obligatoire visant les étudiants tibétains, les prélèvements massifs d’ADN et la fermeture des écoles tibétaines, entre autres manifestations de la politique de sinisation accélérée du Tibet), des objets tibétains exposés à Paris étaient soudainement désignés comme originaires du Xizang (appellation chinoise officielle de la région autonome du Tibet) ou du « monde himalayen » et non plus du « Tibet » proprement dit.

Au déplaisir que l’on devine des autorités tibétaines qui n’ont pas hésité à faire part de leur irritation : « Il est particulièrement décourageant que lesdites institutions culturelles en France – une nation chérissant la liberté, l’égalité et la fraternité – agissent en complicité avec le gouvernement de la République populaire de Chine dans son dessein d’effacer l’identité du Tibet. Ce mépris total des normes linguistiques et des aspirations du peuple tibétain crée un dangereux précédent pour les nations démocratiques du monde entier […]. À la lumière de ces circonstances, je demande instamment aux deux musées de reconsidérer leur position et de présenter des représentations exactes du Tibet en conformité avec les faits historiques, les lois internationales et les aspirations du peuple tibétain », déplorait le sikyong Penpa Tsering en personne.

La presse française elle-même s’est saisie sans complaisance de ce dossier (in)délicat, à l’instar des quotidiens Le Monde (« Des musées français courbent l’échine devant les exigences chinoises de réécriture de l’histoire et d’effacement des peuples » ; « Le risque d’effacement du Tibet à l’œuvre dans les musées français »), Le Figaro (« Quand deux musées français cèdent à la propagande chinoise ») ou encore RFI, faisant part elle aussi mi-septembre de ses inquiétudes (« Tibet : des musées français cèdent-ils devant Pékin ? »).

Depuis, les institutions parisiennes mises en cause se défendent de pareilles intentions, sans pour autant convaincre l’ensemble des parties. Mi-octobre, la mobilisation de la population tibétaine en France et de ses soutiens, résiliente et déterminée, ne faiblit guère (Phayul, 14 oct. 2024), maintenant la direction des deux établissements visés dans une certaine fébrilité.

Les effets des « politiques éducatives assimilationnistes de la Chine »

Presque au même moment, le gouvernement tibétain en exil faisait une fois encore part de ses craintes quant aux effets des « politiques éducatives assimilationnistes de la Chine au Tibet […]. Ciblant principalement les jeunes moines et nonnes tibétains, ces pratiques coercitives constituent une grave menace pour la préservation de la culture, de la religion et du mode de vie traditionnels tibétains » (Tibet.net, 9 sept. 2024).

Toujours courant septembre, c’était au tour d’un impressionnant cortège d’autorités onusiennes (dont une douzaine de rapporteurs spéciaux) de communiquer sur cette thématique délicate. Ceux-ci mettaient en avant les intentions manifestes des autorités chinoises à l’encontre de la minorité tibétaine. Celle-ci est en effet l’objet récurrent de la colère de Pékin depuis trois générations.

Dernièrement, depuis le début de l’année, les forces de l’ordre chinoises répriment sans retenue les Tibétains s’opposant à la construction de la centrale hydroélectrique de Kamtok (située à 1 300 km au nord-est de la capitale historique tibétaine, Lhassa). En exprimant leurs inquiétudes, les experts de l’Onu se sont adressés aux autorités chinoises en dénonçant « des violations généralisées et des atteintes aux droits de l’homme des communautés, des dirigeants et des personnalités religieuses tibétains vivant dans les régions avoisinantes ».

Le Tibet face au péril de l’oubli

Une émotion légitime, fondée sur des arguments solides, avérés, qui sans surprise n’a rencontré à ce jour aucun écho particulier, et encore moins de réactions, du côté de la capitale de l’ex-empire du Milieu. Dans la capitale de l’Hexagone, le débat houleux sur les incidences multiples de la sinisation à marche forcée des hauts plateaux du Tibet fera certainement long feu sous peu, l’opinion publique peinant à s’emparer du sujet et à prendre la mesure des enjeux pourtant si importants se jouant à 10 000 km de là, dans les lointains confins himalayens.

À défaut de saluer la rare maladresse textuelle des deux musées parisiens mis en cause dernièrement, les sympathisants français et étrangers et les défenseurs de la cause tibétaine, se consoleront peut-être en considérant que cette affaire délicate a été l’occasion d’évoquer sur la place publique – et dans les grands médias du pays – le sort douloureux réservé par la seconde économie mondiale à la minorité tibétaine, sur laquelle plane par ailleurs le péril de l’oubli.

(Ad Extra, Olivier Guillard)