Japon

Le Japon entre turpitudes politiques et ondes de choc géopolitiques

Donald Trump, l’ancien premier ministre japonais Shinzo Abe et le président chinois Xi Jinping, en 2019 lors du G20 à Osaka, Japon. Donald Trump, l’ancien premier ministre japonais Shinzo Abe et le président chinois Xi Jinping, en 2019 lors du G20 à Osaka, Japon. © Official White House / Shealah Craighead (PDM 1.0)
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Les dernières semaines ont été plus qu’intenses pour l’actualité japonaise, autant sur le plan climatique (le mois d’octobre le plus chaud depuis 1898) qu’au niveau politique, diplomatique et sécuritaire. Le géopolitologue Olivier Guillard revient sur une série d’évènements récents qui ont ébranlé les autorités nipponnes, entre une instabilité gouvernementale inattendue, des relations sino-japonaises tendues, la menace de Moscou, et enfin les appréhensions de Tokyo vis-à-vis de l’administration Trump 2.0.

Jeudi 7 novembre, les premières neiges 2024 tombaient enfin sur l’emblématique mont Fuji avec un long mois de retard. Il s’agit des premiers flocons les plus tardifs jamais reçus sur ce point culminant de l’archipel nippon. Serait-ce le signe tant attendu d’une fin d’année moins tendue ? Rien n’est moins sûr.

Au Japon, le mois d’octobre 2024 a été le plus chaud observé depuis 1898. Mais l’actualité n’a pas été chaude que d’un point de vue climatique : cela s’est répercuté aussi au niveau politique, diplomatique et sécuritaire. Retour sur une série d’événements épineux récents pour le 6e pays le plus peuplé d’Asie-Pacifique – dont la population se contracte inexorablement et vieillit, l’âge médian des Japonais s’établissant désormais à 50 ans.

Une rare instabilité gouvernementale

Mi-août 2024, le premier ministre Fumio Kishida, au pouvoir depuis l’automne 2021, a dû tirer les enseignements d’un scandale financier affaiblissant son parti (Parti Libéral Démocrate, PLD) et sa crédibilité dans l’opinion, en annonçant son retrait imminent de la direction du parti et du gouvernement le mois suivant.

Shigeru Ishiba lui a succédé le 1er octobre à la tête du parti – un dessein longtemps contrarié (trois tentatives antérieures infructueuses) – et du gouvernement. Ce dernier a aussitôt convoqué un scrutin législatif anticipé le 27 octobre (une dizaine de jours en amont du scrutin présidentiel chez l’allié stratégique américain), afin d’obtenir des électeurs une majorité conséquente au Parlement.

Le nouveau premier ministre Ishiba espérait ainsi dérouler une (trop ?) ambitieuse feuille de route, consistant à la fois à tenter de redorer le blason du parti, à faire front face au vieillissement de la population, à redynamiser la 4e économie mondiale, et à envoyer à la Chine, à la Corée du Nord et à la Russie un message de fermeté.

Ce pari politique a été sanctionné sans équivoque par un revers électoral : le parti PLD n’a obtenu que 215 sièges (contre 279 jusqu’alors), n’atteignant pas la majorité absolue (233), et gratifiant cette formation de la droite conservatrice de sa pire performance dans les urnes depuis 15 ans. Un camouflet imputé en grande partie au scandale des « caisses noires » du PLD, qui avait déjà plombé la popularité de son prédécesseur Fumio Kishida.

Refusant de démissionner pour éviter le « vide politique », S. Ishiba, dont le crédit personnel était aussitôt fort entamé, a expliqué ce revers majeur par le « soupçon populaire, le manque de confiance et la colère ». Quant à l’opposition, notamment le parti CDPJ (centre gauche) de l’ancien premier ministre Yoshihiko Noda (2011-2012) qui a vu ses élus passer de 98 à 148 représentants dans l’Hémicycle, elle a toutes les raisons de se frotter les mains ; en attendant mieux à court terme ?

Des relations sino-japonaises complexes et volatiles

Début octobre, le nouveau ministre nippon des Affaires étrangères faisait part à son homologue chinois de l’émoi de l’archipel face aux incidents récents ciblant des ressortissants japonais en Chine (attaque à l’arme blanche à Shenzhen, une autre agression à Suzhou : des « incidents isolés » relevant du fait divers selon Pékin).

Un mois plus tard (le 4 novembre), un haut responsable nippon de la Défense était reçu à Pékin par le chef de la diplomatie chinoise pour évoquer les conséquences du déploiement sur le théâtre de guerre ukrainien de soldats nord-coréens aux côtés des troupes russes. En effet, Tokyo et Pékin s’inquiètent à des niveaux divers du rapprochement Moscou-Pyongyang, qui s’est consolidé dernièrement autour d’une coopération militaire préoccupante sinon particulièrement déstabilisante.

Plus tôt cet été, le 26 août, Tokyo s’était ému auprès de Pékin de la première incursion (brève, moins de 2 minutes) d’un appareil de reconnaissance chinois dans l’espace aérien japonais, au large des îles de Danjo (préfecture de Nagasaki). Ce qui avait amené les autorités militaires japonaises à dépêcher sur place plusieurs chasseurs de dernière génération.

Le mois précédent, en juillet, le chef de la diplomatie chinoise Wang Yi estimait quant à lui que les relations sino-japonaises étaient à un « niveau critique » : entre des contentieux territoriaux (en mer de Chine de l’Est notamment), des tensions commerciales, des restrictions aux importations et le réarmement des forces d’autodéfense japonaises. Rien qu’en mer de Chine de l’Est, se dispute la souveraineté des îles (inhabitées) Senkaku (pour Tokyo) et Diaoyu (pour Pékin), situées à 220 km au nord-est de Taïwan, à équidistance (350 km) d’Okinawa (Japon) et des côtes orientales chinoises.

Pour ne rien arranger, mi-septembre, alors qu’un groupe aéronaval chinois emmené par le porte-avions Liaoning venait de croiser entre les îles japonaises Yonaguni et Iriomote, près de l’île rebelle(Taïwan), Pékin déplorait en des termes univoques le tout premier transit d’un bâtiment de guerre nippon (le destroyer JS Sazanami) dans le sensible détroit de Taïwan.

Rappelons ici que Shigeru Ishiba (qui s’est rendu à Taipei en août) est personnellement convaincu de la nécessité à terme d’une alliance militaire régionale (défense mutuelle collective) en Asie, s’inspirant du modèle Otanien ; un projet qui suscite les sentiments que l’on devine dans la capitale chinoise.

L’ombre de Moscou

En juin dernier, le ministère japonais des Affaires étrangères précisait que depuis mars 2022, Tokyo a fourni à l’Ukraine une aide financière et humanitaire conséquente (totalisant environ 12 milliards de dollars US). Tokyo s’est attiré en cela la colère prévisible de Moscou, cette capitale aujourd’hui presque au ban des nations. D’autant plus que traditionnellement, les autorités nipponnes peinent à décorréler tout projet bilatéral d’importance du contentieux territorial sur les Kouriles (le différend territorial russo-japonais sur la souveraineté de certaines îles de l’archipel des Kouriles).

Sans s’expliquer sur la triple incursion (la première depuis cinq ans) d’un avion russe de patrouille maritime, le 23 septembre dans l’espace aérien japonais (en survolant notamment l’île Rebun au nord-ouest d’Hokkaido), Moscou déplorait mi-octobre les manœuvres militaires Japon-USA baptisées « Épée affûtée 2024 » (Keen Sword, du 23 octobre au 1er novembre près d’Hokkaido). Alors que courant septembre, des navires de guerre chinois et russes croisaient dans le détroit de Soya entre Hokkaido et Sakhaline, une île russe située à quelque 40 km au nord de Hokkaido…

Tokyo, Washington et Trump 2.0 : entre craintes et précipitation

L’actuel chef du gouvernement japonais, bien que déjà fragilisé, n’a pas ménagé sa peine ces derniers jours, à l’instar de ce qu’avait fait son prédécesseur Shinzo Abe huit ans plus tôt, afin de figurer parmi les tout premiers responsables politiques étrangers de premier plan à être reçus par le futur locataire (de retour) de la Maison Blanche. Au moins autant par souci de regagner quelque crédit intérieur auprès d’une opinion déjà sceptique, que de se rassurer autant que possible sur les intentions de la prochaine administration américaine.

Le Japon est resté jusqu’à ce jour un allié stratégique indiscutable et indispensable aux yeux des stratèges de Washington. Pourtant, ces derniers jours dans la capitale nipponne, ce ne sont pas les sujets d’inquiétude qui font défaut à ce propos. Parmi les principales craintes et interrogations du gouvernement Ishida, on peut notamment relever plusieurs points.

Il y a tout d’abord la brûlante question comptable du coût de la présence militaire américaine dans l’archipel (une thématique déjà abordée par Donald Trump par le passé). Il y a aussi la menace d’un éventuel retrait des forces américaines de l’archipel, alors que les relations avec Pékin restent délicates et que Pyongyang multiplie les provocations (à l’image du tir, le 30 octobre, de son plus puissant missile balistique intercontinental ICBM… qui a achevé son vol en mer du Japon ou mer de l’Est).

Il faut aussi compter sur l’imprévisibilité du processus décisionnel de la future « équipe Trump », l’approche « transactionnelle » des relations interétatiques du magnat de l’immobilier, ou encore la possibilité de nouvelles barrières tarifaires, entre autres appréhensions.

Sans préjuger du détail de la feuille de route japonaise de l’administration Trump 2.0, qui n’est peut-être pas encore connu des intéressés eux-mêmes outre-Atlantique, on peut s’associer dans une certaine mesure aux contrariétés des autorités nipponnes, à peine remises du tsunami électoral ayant mis à mal fin octobre leur crédit autant que leurs projets.

(Ad Extra / Olivier Guillard)