Asie

L’impact des attentats du 11 septembre 2001 sur le dialogue islamo-chrétien en Asie du Sud-Est

La mosquée du Sultan (Masjid Sultan) de Singapour, dans le quartier de Kampong Glam. La mosquée du Sultan (Masjid Sultan) de Singapour, dans le quartier de Kampong Glam. © Ad Extra
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Singapour compte environ 70 % de Chinois pour environ 15 % de Malais et 10 % d’Indiens. Chaque communauté est liée en majorité à une religion : les Chinois sont majoritairement bouddhistes (33 % à Singapour) puis chrétiens (18 %), les Malais sont majoritairement musulmans (15 %), tandis que les personnes sans religion sont 20 %. Ce contexte est un bon laboratoire pour observer l’évolution du dialogue islamo-chrétien dans la région, et l’impact d’évènements qui ont bouleversé son histoire. Échange avec le chercheur musulman Imran Mohammed Taib et avec le catholique François Bretault, membres du Centre pour la compréhension interreligieuse (CIFU).

Vous expliquez que la communauté musulmane en Asie du Sud-Est a été fortement impactée par les attentats du 11 septembre 2001. De quelle manière ?

François Bretault : À Singapour, les attentats du 11 septembre 2001 ont effectivement eu un fort impact sur le dialogue interreligieux, en particulier parmi les musulmans. J’ai remarqué leur participation croissante dans les mouvements interreligieux. À Singapour, 90 % des mouvements interreligieux ont été fondés par les musulmans. Il y a eu un basculement en cela. C’était pour changer l’image que les gens avaient des musulmans, censés être tous violents et contre les autres. Ils voulaient projeter l’image d’un islam amical et ouvert aux autres. Selon eux, les valeurs musulmanes avaient été détruites à cause de ce qu’il s’était passé le 11 septembre.

Imran Mohammed Taib : C’est aussi parce que nous sommes une minorité que nous sommes un peu plus sensibles à l’islamophobie. Après le 11 septembre, il y a eu beaucoup de sentiments négatifs. Il fallait donc présenter une vision pacifique et tolérante de l’islam, sinon cela se serait retourné contre nous. Il y a donc un double impact : le 11 septembre et le fait que nous sommes une minorité.

Une fresque représentant l'ancien quartier de Kampong Glam, un de premiers à avoir été habités à Singapour.
Une fresque représentant l’ancien quartier de Kampong Glam, un de premiers à avoir été habités à Singapour.
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Cela dit, la grande majorité des musulmans ne participe pas au dialogue interreligieux, même si c’est vrai que beaucoup de musulmans se sont engagés ici. Mais la grande majorité préfèrent rester dans leur communauté.

Cela reste très différent de l’islam plus radical et conservateur que l’on peut trouver en Malaisie ou au Bangladesh… ?

François : Il y a aussi du radicalisme ici, mais aujourd’hui, c’est davantage dû à des influences en ligne. Il y a des individus qui sont régulièrement arrêtés, parce que le gouvernement est vigilant. Ici, il y a aussi un courant conservateur parmi les musulmans, qui a beaucoup d’influence.

Imran : La présence du terrorisme dans cette partie du monde, et au sein de la communauté musulmane ici, a débutée dans les années 1980. Ce qui s’est passé, c’est qu’après la guerre soviéto-afghane, certains musulmans à Singapour ont décidé de se battre en Afghanistan avec les moudjahidines. Il y avait l’idée que c’était un jihad, et que les musulmans étaient attaqués par les Soviétiques et qu’il fallait les protéger.

Cette idée de jihad en Afghanistan a d’ailleurs été véhiculée par les États-Unis, qui fournissaient des armes aux moudjahidines dans le cadre de la guerre froide. Oussama Ben Laden a combattu aux côtés des moudjahidines, et il a été formé par la CIA. C’était un agent de la CIA ! Mais les choses ont changé, une fois la fin de la guerre soviéto-afghane. Ceux qui ont combattu là-bas sont revenus avec de l’expérience dans le maniement des armes, la fabrication de bombes…

C’étaient des soldats formés. L’année 1990 a été un tournant important, avec l’invasion irakienne au Koweït. Les États-Unis ont pris la défense du Koweït, en établissant une base militaire en Arabie Saoudite. En voyant cela, les musulmans qui avaient combattu les Soviétiques ont vu les Américains partir combattre sur leur terre sainte… Et c’est à ce moment-là qu’Al Qaeda a été créé, pour repousser l’intervention américaine au Moyen-Orient.

En 1993-1994, il y a aussi eu des massacres de musulmans en Bosnie dans le cadre de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Là encore il y avait l’idée que les musulmans étaient assiégés et attaqués partout, notamment avec les tensions de longue date en Palestine. Tout cela a entraîné de forts sentiments anti-États-Unis. Ceux qui avaient combattu les moudjahidines ont décidé de fonder non seulement Al Qaeda mais aussi Jamaa Islamiya (un parti politique islamiste sunnite de la mouvance des Frères musulmans, présents dans de nombreux pays à majorité musulmane), afin de cibler les intérêts américains dans la région.

Bussorah Street, Kampong Glam. Singapour compte environ 15 % de Malais, majoritairement musulmans.
Bussorah Street, Kampong Glam. Singapour compte environ 15 % de Malais, majoritairement musulmans.
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Après les attentats à New-York, il y a aussi eu, en 2002, l’attentat de Bali qui a fait 202 victimes. Cela a influencé la politique indonésienne ?

Imran : Oui, après cela, le gouvernement indonésien a commencé à prendre en compte la menace islamiste. Le sentiment général de cette tendance était antiaméricain. Mais le 11 septembre a aussi été un tournant important dans le sens où en voyant les tours s’effondrer, beaucoup de musulmans se sont dit que c’était une mauvaise voie, que ce choc de civilisation n’était pas la solution, qu’il fallait explorer les valeurs partagées avec l’Occident pour défendre un meilleur engagement avec l’Ouest. Donc les gens ont dit : dans l’islam aussi il y a ces valeurs de coopération entre civilisations, défendre la paix, accepter les valeurs démocratiques.

Tout cela a divisé le monde musulman entre fondamentaliste et progressistes. Ainsi, maintenant, les contestations sont aussi au sein même de l’islam. On a vu cela en Indonésie au début des années 2000. Après la chute de Suharto en 2008, l’Indonésie a suivi un processus de démocratisation, tandis qu’il y a aussi eu en même temps la montée de l’islam radical dans l’archipel, avec l’émergence d’organisations radicales comme le Front des défenseurs de l’islam (FPI) ou Hizb ut-Tahrir… Ces groupes ont eu de plus en plus d’influence sur la population, appelant à appliquer la charia, etc.

D’un autre côté, il y a eu l’émergence de groupes islamiques modérés, autour de ce qu’on appelle le Réseau de l’islam libéral (en indonésien Jaringan Islam Liberal, un groupement informel dont l’objectif est de discuter et de diffuser une interprétation libérale de l’islam en Indonésie), afin de repousser ces mouvements islamiques radicaux.

Ainsi, les tensions religieuses en Asie du Sud-Est ne sont plus seulement entre les religions mais aussi au sein même des religions, comme cela se passe dans le christianisme entre conservateurs et progressistes, y compris parmi les catholiques !

(Propos recueillis par Ad Extra)

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