Plus de cent cinquante jours de violences interethniques dans l’État du Manipur
Une manifestation pour la paix au Manipur, organisée le 24 juin 2023 à New Delhi. © Bijay Kumar Minj / Ucanews ; UcanewsLe 09/09/2023
Plus de 150 jours après le début des violences interethniques dans le Manipur, un État à l’extrême nord-est de l’Inde, les espoirs de réconciliation sont au point mort. La semaine dernière a été marquée par un regain d’attaques entre milices rivales, tuant 8 personnes, alors que les fusillades se poursuivent dans certaines localités. Depuis le 3 mai, près de 165 personnes ont perdu la vie, les destructions sont légion, et plus de 50 000 habitants ont été déplacés. Alors que le gouvernement fédéral tourne le dos à situation, le conflit s’installe.
« Il y a un voile de silence, comme si la crise pouvait se calmer en prétendant qu’elle n’existe pas. On ne peut pas rester indifférent quand une partie du pays est si profondément blessée et ensanglantée », a récemment dénoncé le journaliste Rajdeep Sardesai sur Twitter en évoquant la situation du Manipur.
Car le conflit qui embrase cet État depuis le début du mois de mai est rarement évoqué en Inde. Il est largement ignoré par les dirigeants du BJP, le parti nationaliste hindou du Premier ministre Narendra Modi, mais aussi par une grande partie des médias indiens, alors que la presse étrangère n’est quant à elle pas autorisée à se rendre sur place.
Pourtant, les affrontements se poursuivent. Le bilan des victimes continue de s’alourdir dans les montagnes de ce petit État d’à peine trois millions d’habitants et situé aux confins de l’Inde, à la frontière de la Birmanie. Le conflit oppose la communauté hindoue des Meitei, le groupe ethnique majoritaire qui domine dans la capitale d’Imphal, aux groupes tribaux des Kuki, mais aussi des Naga, principalement chrétiens et implantés dans les collines.
Avec une diversité ethnique complexe et des revendications diverses, la région du Nord-Est est historiquement sensible. Le Manipur a été le terrain de lois draconiennes telles que l’Armed Forces Special Powers Act, qui confère aux forces armées des pouvoirs spéciaux. Les aspirations des Kuki ont fait enfler le ressentiment des Meitei, et la guerre civile dans la Birmanie voisine, avec son flot de réfugiés, a participé à l’explosion d’une situation tendue.
Les heurts perdurent, en vagues successives
Tout a basculé le 3 mai dernier. Ce jour-là, l’organisation Kuki du All Tribal Student Union (ATSUM) a organisé des « marches de solidarité », afin de protester contre la récente recommandation de la Haute Cour de Manipur visant à inclure la communauté Meitei dans la liste des « tribus répertoriées ». L’appartenance à cette catégorie confère des garanties constitutionnelles convoitées, tels que l’accès à l’emploi et à l’éducation et le droit d’acheter et de posséder des terres dans les zones tribales.
Or, le groupe hindou des Meitei était déjà perçu comme une ethnie favorisée par l’État, alors que le parti nationaliste hindou du BJP est aussi au pouvoir dans le Manipur. D’après les militants de défense des droits humains, les politiciens locaux ont exacerbé les divisions ethniques. Et si la Cour Suprême de l’Inde est revenue le 17 mai sur la décision de la Haute Cour en la jugeant « factuellement complètement erronée », les esprits s’étaient alors trop échauffés pour s’apaiser.
Le 3 mai, les marches des Kuki ont essuyé sur-le-champ les heurts des groupes Meitei, enclenchant un cycle de représailles dans plusieurs districts du Manipur. La situation a dégénéré. Vandalisme, assassinats, destructions, incendies de maisons, d’églises chrétiennes et de temples hindous ont fait rage. Les heurts perdurent, en vagues successives.
Le Premier ministre Narendra Modi ne s’est pas rendu sur place jusqu’à présent
À ce jour, certains rapports évaluent les dégâts jusqu’à 2 000 villages brûlés et 360 églises endommagées, alors que 165 personnes ont perdu la vie et plus de 50 000 autres ont été déplacées. Internet reste en grande partie suspendu dans l’État, selon une mesure avancée comme nécessaire pour lutter contre la désinformation mais qui isole les habitants.
Malgré le déploiement de dizaines de milliers de soldats, paramilitaires et policiers, les violences n’ont pas été contenues. Les défenseurs des droits humains ont accusé la police et les autorités locales « d’avoir laissé faire ». L’armée a cependant tenté d’instaurer des zones tampons entre les communautés pour empêcher les confrontations. La visite du ministre de l’Intérieur Amit Shah, en mai, a échoué à ramener la paix, alors que le Premier ministre Narendra Modi ne s’est pas rendu sur place jusqu’à présent.
Aujourd’hui, les milices rivales défendent leurs positions au moyen de barrages installés sur les routes. Elles possèdent 3 000 à 4 000 fusils d’assaut et armes pillés dans les postes de police, principalement dans les zones à majorité Meitei. Le 1er septembre, le Lieutenant-Général P. C. Nair, à la tête du corps paramilitaire des Assam Rifles au Manipur, a admis « n’avoir jamais fait face à une telle situation » et alerté sur « le grand nombre d’armes » aux mains des civils, au sein d’une société qui devient de plus en plus « militarisée ». La Cour Suprême de l’Inde a elle aussi souligné « l’absence d’ordre public » dans cet État et s’inquiète de l’approvisionnement en médicaments et nourriture pour la population.
Les attaques envers les minorités ont augmenté sous le régime des nationalistes hindous
Les violences perpétrées au Manipur inquiètent les défenseurs des droits de l’homme dans un contexte où l’incitation à la haine et les attaques envers les minorités chrétiennes et musulmanes ont augmenté en Inde sous le régime des nationalistes hindous. Le 12 juillet, le Parlement européen s’est dit préoccupé par la situation au Manipur et par « les politiques de division opportunistes promouvant le majoritarisme hindou et l’augmentation de l’activité des milices ».
Le Parlement a adopté une résolution soulignant que l’intolérance envers « les minorités religieuses et de conviction, y compris les chrétiens, contribue à la violence ». Aucune mesure politique n’a été prise concrètement afin de désamorcer les tensions, ni la démission de Biren Singh, le dirigeant de l’État.
Le gouvernement fédéral a réagi verbalement lorsque la vidéo de deux femmes Kuki agressées a été diffusée sur les réseaux sociaux à la mi-juillet. Sur les images, un groupe d’hommes Meitei forçaient ces femmes à marcher nues, à l’orée d’un village, et l’une d’entre elles aurait ensuite subi un viol collectif. Leurs avocats ont affirmé que les auteurs de ces crimes avaient bénéficié de la collaboration de la police. D’autres témoignages de femmes violentées ont afflué. La Cour Suprême a déclaré que les violences qui visaient les femmes au Manipur atteignent « une ampleur sans précédent ».
À la suite de l’effroi provoqué par la vidéo, le Premier ministre Narendra Modi a fait sa première déclaration publique le 19 juillet. Il a promis que les auteurs des actes commis contre les deux femmes seraient punis. Mais la crise du Manipur n’a été discutée au Parlement indien que le 8 août, à l’initiative d’une nouvelle alliance d’opposition (l’Alliance nationale indienne pour le développement inclusif, INDIA) qui a présenté une motion de censure en invoquant l’incapacité du gouvernement à ramener la paix. En réponse, M. Modi a notamment mis en lumière les violences perpétrées dans les États dirigés par l’opposition.
Le silence entoure le Manipur au profit de la tenue du sommet du G20 à New Delhi
Les réactions des responsables chrétiens en Inde restent quant à elles prudentes. De nombreuses prières ont été organisées. Le 11 juillet, le Manipur Interfaith Forum for Peace and Harmony a manifesté à Imphal pour appeler à la paix et au dialogue. Plusieurs dignitaires chrétiens ont alerté sur l’ampleur des violences mais évitent de pointer les responsabilités. Dans une lettre datée du 16 juin clôturant une assemblée d’évêques syro-malabars, le cardinal George Alencherry a déploré l’incapacité du gouvernement à mettre fin aux violences.
À la fin du mois de juillet, une délégation de la Conférence des évêques catholiques d’Inde s’est rendue sur place et a noté « la destruction à grande échelle de maisons, des églises et des lieux de culte, des écoles et des institutions ». Leur communiqué a également déploré « le silence prolongé et l’apathie des forces de l’ordre » pour rétablir la paix, et a mentionné l’aide humanitaire apportée par Caritas Inde.
Récemment, le cardinal Oswald Gracias, archevêque de Mumbai, a essuyé des critiques pour avoir affirmé, dans un message vidéo, que les affrontements ne constituaient pas un conflit religieux, mais un conflit « entre deux tribus ». La vidéo a été diffusée par le parti du BJP. A. C. Michael, président de la Fédération des associations catholiques de l’archidiocèse de Delhi, a qualifié les propos du cardinal d’« injustifiés » et a déploré la confusion qu’ils suscitaient.
L’opposition tente quant à elle de continuer à alerter sur le conflit. M. K. Stalin, le dirigeant du Tamil Nadu, y voit le résultat des « politiques de haine et de division » du BJP. Ce week-end, l’ancien ministre de l’intérieur du parti d’opposition du Congrès, P. Chindambaram, a dénoncé l’aboutissement d’un « nettoyage ethnique » après l’éviction des cinq dernières familles Kuki qui vivaient encore dans la capitale d’Imphal.
Les forces de l’ordre ont justifié l’éviction par la nécessité de garantir leur sécurité et les ont transférées dans un camp à l’extérieur de la ville. « Rien ne peut être plus honteux que cette évolution qui marque un nouveau pic dans l’absence de l’ordre public », s’est indigné P. Chindambaram. Son parti déplore également le silence qui entoure le Manipur au profit de la tenue prestigieuse du sommet du G20 qui se déroulera à New Delhi les 9 et 10 septembre. Car, à l’autre bout du pays, un conflit continue à faire rage et les espoirs de paix semblent minces.
(EDA / A. R.)