Comme un coup de tonnerre


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En 2013, l’élection inattendue du pape François fait naître l’espoir d’un renouveau pour l’Église catholique. Pour mieux comprendre ce qui se joue, le P. Yann Vagneux, MEP, contacte aussitôt son confrère, le P. François Glory, alors missionnaire au Brésil, et lui demande de partager son point de vue sur l’avènement d’un pape sud-américain.
Ce témoignage paraît en mai 2013 dans la Revue MEP. Le P. Glory y confie l’émotion intense suscitée par cet événement. Il voit dans ce pape argentin l’accomplissement d’une espérance née du Concile Vatican II, mais aussi une rupture féconde, un souffle nouveau venu de l’Amérique Latine, porteur de miséricorde, de pauvreté évangélique et de réforme.
Douze ans plus tard, alors que le pape François vient de s’éteindre, ces lignes résonnent avec une justesse saisissante.

Ce texte est un témoignage d’un MEP à ses frères MEP qui missionnent en Asie et dans l’Océan Indien. C’est un salut amical venu d’Amérique Latine et une action de grâce pour la chance que certains d’entre nous ont eue de connaître l’Église du Brésil.

Lundi 11 février. Il est midi à la rue du Bac. Je dois repartir pour le Brésil dans trois jours. J’écoute « France Inter » et La nouvelle tombe comme un coup de tonnerre : Benoît XVI vient d’annoncer qu’il renonce à sa charge ! Je vérifie aussitôt : le service de presse du Vatican confirme. Au Brésil le bruit courait, déjà en janvier, que l’état de sa santé devenait alarmant. Les rumeurs étaient donc fondées.

À midi quinze, je retrouve mes confrères mep, l’un d’eux reste très sceptique sur la véracité de l’information. Réaction normale mais ce n’est pourtant pas le premier avril, seulement carnaval et surtout au Brésil. Nous entrons dans l’inédit, quelque chose se passe. « Wait and see » !

Le jeudi 14, je repars au Brésil convaincu que le prochain pape ne sera en aucune façon un conservateur. La démission prophétique de Benoît XVI a cassé un tabou et tout devient possible. En cette année où nous célébrons le cinquantième anniversaire de Vatican II, l’Esprit saint ne peut que susciter un prophète qui nous étonnera et consolera les exilés de Vatican II. Non seulement je le crois, mais je le dis à qui veut bien l’entendre conforté dans mon intuition par l’excellent ouvrage de John W. O ‘Malley, jésuite lui aussi, L’événement Vatican II qui explique dans un langage passionnant comment et en quoi, après d’âpres débats parfois, le Concile a changé radicalement la relation de l’Église avec le monde. Il permet de saisir le pourquoi de nos crises actuelles et les enjeux théologiques sous-jacents. Pour les prêtres de ma génération, celle du Concile, il était parfois angoissant de voir certains s’afficher ouvertement pour un retour à l’esprit de Trente. Un signe fort, pourtant, avait été donné au synode sur l’évangélisation où résonnait encore comme un coup de tonnerre la parole de Carlos Mario Martini, bibliste, cardinal et jésuite : l’Église est en retard de deux cents ans ! La lumière brillait au bout du chemin. La foudre ne tomba-t-elle pas sur la coupole de Saint Pierre, le 11 février ? L’Esprit revenait en ppntecôte.

Bref, j’arrivais au Brésil, le carnaval heureusement était fini et je trouvais mes paroissiens encore abasourdis autant par les défilés des écoles de samba que par le départ programmé de Benoît XVI. Il ne restait plus qu’à attendre l’évènement en manifestant sa confiance en l’Esprit. Le dimanche 10 mars je soulignais en ce dimanche rose[1], (rien avoir avec la « Casa Rosada » de Buenos Aires, et pourtant !) la joie de monter vers Pâques en sachant que dans peu de jours nous aurions un nouveau pasteur !

Le 13 mars à 16 h mon portable sonna. « Savez-vous le nom du nouveau Pape ? » me demande la brave Conceição qui venait de voir apparaître la fumée blanche sur sa petite télé. Étonné de la rapidité – nous ne sommes que mercredi – je vérifie sur Internet et cours m’asseoir devant la télé en attendant avec anxiété durant de longues minutes. Le principal canal de TV brésilienne, en direct de la place Saint Pierre, couvre avec brio l’évènement. Enfin, la fenêtre s’ouvre, le cardinal Tauran annonce : Habemus papam. J’entends un nom italien difficile à comprendre, puis aussitôt l’info tombe : il s’agit de l’archevêque de Buenos Aires qui a pris, ô surprise le beau nom de François, prophète et poète pour notre temps ! J’ai lu des articles sur lui, je réalise de qui il s’agit. Je fonce dans la salle voisine où Conceição regarde une autre télé tout en s’occupant de son école de ballet. Pris par l’émotion, je ne réussis qu’à lui faire un geste d’approbation de la main en levant le pouce : positif, positif, excellent, on ne peut pas avoir mieux !!!

Je repars devant mon écran, je préfère être seul en cet instant unique. François apparaît, un peu gauche. Un cardinal brésilien l’accompagne : Claudio Hummes que je n’ai pas reconnu sur le coup. Mon archevêque lui aussi franciscain, me le signalera le jour suivant. J’éclate en sanglots, c’est trop beau, je n’en crois pas mes yeux. Le nouveau pape, non, l’évêque de Rome, demande à la foule de le bénir, il s’incline. Mais il y a quelque chose qui cloche. Disons qui détonne. Il n’est revêtu que de sa soutane blanche, une croix pectorale toute simple et enlève même son étole après la bénédiction comme si elle le gênait. Il plaisante. Il dit « bonsoir, on se reverra ! » Si simple, c’est renversant et il disparaît dans la lumière du Vatican où l’Esprit vient de descendre.

Je suis sous le choc. L’Esprit Saint existe. En voilà la preuve. Toutes les manœuvres déjouées. « Il détrône les puissants de leur trône et élève les humbles » me dis-je en louant le Seigneur ! Mais est-ce possible, c’est trop beau ! Mais oui, je ne rêve pas. Je repars dans mon bureau et expédie un message aussitôt à mes paroissiens, à ma famille et quelques amis, enfin je téléphone pour partager mon émotion. Est-ce que tous mesurent ce qui nous arrive après la traversée du désert, bien sûr pour ceux d’Amérique Latine ?

19 h 30 : je pars célébrer la messe dans une des communautés. Je retrouve le peuple des humbles, des pauvres, des petits comme François en croisait tous les jours. Ils ont reconnu en François leur frère, celui qui parle leur langage, qui connaît leur vie. Ils sont tous frappés par son humilité : et le pape s’est fait homme[2].

Deux heures après, je suis encore sous le choc. C’est comme un coup de tonnerre qui éclate sur nos têtes. Je rends grâce avec cette assemblée toute simple. Ensemble, nous prenons conscience de la grâce qui nous tombe dessus. Durant l’homélie, en m’adressant aux jeunes qui sont présents, j’insiste sur la chance qu’ils ont de pouvoir assister à un tel renouveau de notre Église. Je leur raconte mon expérience, quand Jean XXIII fut élu, j’avais leur âge et je retrouve plus de cinquante ans après une émotion de mon enfance, celle qui m’a porté à devenir prêtre d’une Église servante et pauvre. J’invite mon auditoire à être fier de leur Église et leur explique que François est comparable à la colombe de l’arche de Noé qui au-dessus des eaux boueuses du déluge avait trouvé un rameau d’olivier. Désormais viendront de Rome l’exemple et la vertu.

En rentrant chez moi, me revenaient alors toutes les figures prophétiques de cette Église d’Amérique Latine. Et mon message n’a de sens que pour ce qui suit.

Car avant Jorge Bergoglio, il y a eu des centaines de témoins dont la plupart ont versé leur sang pour avoir aimé les pauvres en fidélité au message de Jésus mort aussi pour la Justice. Les jésuites sont partis en mission dans le Nouveau Monde et ont payé cher le fruit de leur engagement.

Alors naturellement, je revois, en premier, Dom Luciano de Almeida, illustration de la tendresse dont parle François, qui, secrétaire général de la CNBB[3], n’hésita pas à défendre nos confrères Aristide et François quand ils furent arrêtés et condamnés par le régime militaire pour avoir été du côté des petits paysans et non au service du latifundio. Lui aussi, jésuite, il était l’évêque des pauvres, sa simplicité exhalait un parfum d’évangile. Rome ne lui donnera que des rôles mineurs alors qu’il fut sans cesse choisi par ses pairs pour des postes de direction autant à la CNBB qu’au CELAM[4]. Il sera pendant huit années président de la CNBB. Ses dernières paroles furent « n’oubliez pas les pauvres ». Paroles soufflées par Dom Claudio Hummes à son ami Bergoglio, à l’heure du résultat et qui feront qu’il choisira le nom de François. Or, avant Dom Luciano, il y eut Dom Helder, l’évêque par excellence des pauvres, persécuté par le régime militaire et mis en veilleuse durant des années par une frange de l’Église qui supportait mal son charisme de prophète. N’avait-il pas remis à Paul VI un texte qui décrivait son rêve de voir enfin le jour où le Pape vivrait en frère des pauvres ? Paul VI avait aimé mais sans franchir le pas. François vient d’arriver.

Dans la foulée, viennent deux grands franciscains : Dom Aloisio Lorscheider, cardinal de la sainte Église, papabile au temps de Jean Paul II, défenseur de la théologie de la libération avec son non moins fameux collègue l’archevêque émérite de São Paulo, le cardinal dom Paulo Evaristo Arns, figure emblématique de la défense des droits de l’homme. Et la liste serait longue, très longue comme une litanie qui n’en finit pas : Dom Pedro Casaldaliga, Dom Fragoso, Dom Hipolito, pour ne parler que du Brésil… en Équateur, Dom Proaño, l’évêque des Indiens. Que d’évêques sont apparus dans la lancée du concile ! Ensuite, la source sembla se tarir, Rome pensait autrement. Il fallait freiner les communautés de base, perçues comme le danger d’une Église qui échapperait à la hiérarchie.

Il y a donc une liste impressionnante d’évêques qui après le Concile furent les acteurs des conférences de Medellin, Puebla, São Domingo et Aparecida où l’option préférentielle pour les pauvres a été la boussole qui inspira l’esprit de ces conférences. Aparecida qui fut la dernière conférence en 2007 doit beaucoup au travail et à la réflexion de Jorge Bergoglio archevêque de Buenos Aires. Ce document, malgré les critiques de certains, réaffirme l’option préférentielle pour les pauvres comme une exigence évangélique incontournable, redonne ses lettres de noblesse aux Communautés ecclésiales de base et invite toute l’Église, peuple de Dieu, à devenir missionnaire. Suite à ces orientations, la conférence épiscopale du Brésil a invité toutes les paroisses à s’organiser sur le modèle des communautés de base pour retrouver le dynamisme de la mission !

À cette liste de prophètes s’en ajoute une autre, tout aussi impressionnante, d’évêques, prêtres, religieux, syndicalistes assassinés par les milices aux mains des régimes militaires qui défendaient la civilisation chrétienne ! Je cite à titre d’exemple Dom Oscar Romero et les six jésuites assassinés par le régime militaire de São Salvador. Je passe au-dessus de toute l’Amérique Latine pour revenir en Argentine. D’abord se souvenir de l’Évêque Dom Henrique Angelelli supprimé dans un accident de voiture monté par la junte militaire. À ses funérailles l’épiscopat était absent ! Puis incontournable pour nous les Mep : nos deux consœurs des Missions Étrangères : Alice Domon et Léonie Duquet, séquestrées, torturées et jetées à la mer. Comme signe avant-coureur, juste avant mon départ en février dernier pour le Brésil, je recevais un e-mail d’une étudiante brésilienne qui, faisant une thèse de doctorat sur le thème des religieux et religieuses assassinés sous les dictatures militaires en Amérique Latine, pour s’être engagées auprès des pauvres, cherchait des informations sur les sœurs Alice et Léonie.

Et voilà que notre Église d’Amérique Latine entre par la grande porte dans l’Église universelle et provoque une tempête de sainteté. La réforme de l’Église passera par les fondamentaux que sont saint Ignace et saint François : radicalité de l’Évangile, amour des pauvres et théologie de la Croix. Autant dire que saint Paul débarque avec Pierre avec l’audace de l’Apôtre des nations. Comment prêcher la Bonne Nouvelle dans un langage qui soit compris par tous et en particulier par les immenses couches de populations indifférentes à l’Église mais peut-être pas au message du Christ ? François a déjà fait les premiers pas. Il va heurter comme Paul les tenants de la Loi mais peut-on au nom de la fidélité à une certaine tradition ignorer les sources de la Tradition qui nous recentre sur les axes fondamentaux : pauvreté, humilité, tendresse, miséricorde, défense et préservation de la Vie sous toutes ses formes ? Retrouver le chemin de Jésus Christ en mettant nos pas dans ceux de saint François.

L’heure est venue où le vieux monde a besoin de l’énergie et de la jeunesse du nouveau monde. Comme nous l’a expliqué François, arrive un temps où les enfants prennent soin de leurs parents âgés. Les enfants de l’Église mère, partis au bout du monde, reviennent pour prendre soin d’elle avec tendresse et bonté.

L’Amérique Latine arrive riche de son expérience de plus de 500 ans d’évangélisation. Sa force, c’est sa jeunesse et sa capacité au métissage. Elle met en pratique ce qu’annonçait Paul aux Galates : il n’y a plus ni juifs ni grecs… Elle accepte les différences sans les opposer mais en les harmonisant comme un nouveau testament où cohabitent Paul, Jacques, Matthieu et Pierre. L’Amérique Latine a pris le Concile au sérieux et a réussi à l’adapter à sa réalité au cours des Conférences du CELAM. Les Églises du nord ont perdu leur élan mais pas le trésor de la foi. François, un des plus beaux fruits de cette greffe peut faire éclore à la suite d’Ignace et de François des fruits inespérés en soufflant sur le feu qui couve, avec tendresse et bonté. Ce qui est sûr c’est que l’Esprit a agité les eaux et qu’il risque de continuer. Ne manquons pas l’occasion, le bon vin est meilleur quand il a de l’âge. François nous sommes avec toi pour reconstruire, l’Église, notre Église.

François Glory. São-Luis do Maranhão. Brésil. 19 mars 2013.


[1] Couleur liturgique pour la mi-carême.

[2] Selon la belle parole d’Enzo Bianchi, prieur italien de Bosel, que rapporte La Croix.

[3] Conférence nationale des évêques du Brésil.

[4] Conférence épiscopale Latino-Américaine.