Pratiques missionnaires d’évangélisation dans les Monita ad Missionarios (1665)

Le 20/06/2025
Le texte Monita ad Missionarios (Instructions aux missionnaires), rédigé par les vicaires apostoliques François Pallu et Pierre Lambert de la Motte, fondateurs des Missions Étrangères de Paris (MEP), regroupe des règles de conduite destinées aux missionnaires. Ces écrits précurseurs insistent sur le respect des cultures locales, le refus de la violence et du commerce et incitent les missionnaires à l’humilité. Le père Louis Chauvière, MEP, propose ici son analyse des différents chapitres des « Monita ».
Contexte
Les Missions Étrangères de Paris (MEP) ont été fondées en 1658. Dans les Instructions du pape Alexandre VII que reçoivent les vicaires apostoliques en 1659[1], il est très clair qu’ils doivent créer un clergé autochtone aussi nombreux et bien formé que possible, s’adapter aux mœurs et coutumes du pays, ne prendre aucune décision importante sans en référer à Rome. Mgr François de Laval Montmorency partira au Canada, qui ne sera rapidement plus sous la responsabilité des MEP, et Mgr Ignace Cotolendi mourra avant d’atteindre son pays de mission. Mgr François Pallu et Mgr Lambert de La Motte arriveront en Asie, à Ayuthaya en Thaïlande. Ils seront neuf à atteindre la destination, sur les 17 missionnaires à être partis, évêques, prêtres ou laïcs.
Les Monita ad Missionarios[2] sont rédigées par les deux évêques suite à un synode commençant par une retraite réalisée après l’arrivée dans le pays de mission. Ce sont les « Instructions pour remplir convenablement les fonctions apostoliques, très utiles aux missions de Chine, du Tonkin, de Cochinchine, de Siam, par les missionnaires de la S. Congrégation de la Propagande, réunis à Ayuthaya, capitale de Siam ». « Le pape Clément IX les approuva avec éloge, et la Congrégation de la Propagande les fit imprimer à ses frais en 1669 » (p.7)
Présentation systématique
Les Monita sont composées de dix chapitres, précédés d’une adresse au pape, une aux missionnaires, une préface et suivies de quatre appendices.
La préface est une prière et une justification du projet, soit « établir quelle est la vraie, la bonne méthode pour propager la foi » (p.19)
Le chapitre I s’intitule « Le missionnaire doit éviter tout relâchement » (p. 21). Il indique les dispositions que doit assumer le missionnaire, à savoir éviter les soins exagérés du corps, éviter la présomption et la vaine gloire, prendre garde de l’avarice, s’appliquer à la prière. On est dans une spiritualité du don total de soi, faite de renoncements vis-à-vis du corps, de l’orgueil, de l’argent et s’appuyant sur l’oraison, à savoir « la méditation ou l’oraison de discours, – l’oraison affective, – et la contemplation » (p. 28).
Le chapitre II s’appelle « Des dispositions que requiert l’apostolat » (p. 31). Il en appelle à une certaine réserve vis-à-vis de la mission, place pour base du travail le jeûne, l’oraison et le mépris des moyens purement humains, explique qu’il faut se préparer à lutter contre le démon, mettre tous ses soins à connaître l’état de sa mission et qu’il est nécessaire d’étudier les langues. L’approche est en même temps très spirituelle et très pratique, en mettant en garde contre les excès possibles. La part belle est faite à la préparation, l’écoute, le déploiement des vertus, loin d’un activisme téméraire.
Le chapitre III, « De l’emploi légitime des moyens humains » (p. 39), revient sur la place des moyens dans l’évangélisation, en mettant en garde contre leur absolutisation. Commerce, violence, artifices ou sagesse humaine sont condamnés. Par extension, tout ce qui distrait de la mission est considéré comme suspect, faisant aussi courir le risque de la vaine gloire. Ce qui compte, c’est l’humilité, et la persévérance dans l’instruction, la réfutation des erreurs et la prédication de l’Évangile.
Le chapitre IV revient sur l’instruction : « Quelques instructions générales à observer concernant le ministère de la prédication » (p. 51). D’entrée de jeu, « la prédication est [présentée comme] la partie essentielle de la charge apostolique ». Pour autant, la crédibilité de celle-ci dépend de la sainteté de vie du prédicateur. Par ailleurs, la préparation du ministère de la Parole se fait dans la méditation, afin de pouvoir rendre accessible la Parole à tous.
Le chapitre V, « Comment le missionnaire doit s’y prendre pour travailler à la conversion des infidèles » (p. 57), est comme un petit guide de missiologie, indiquant non seulement les vérités à croire : un Dieu unique, l’immortalité de l’âme, le bonheur n’est pas de ce monde, il est donné par Dieu, l’homme doit tout faire pour tendre vers ce bonheur ; mais aussi pourquoi il faut pratiquer le culte religieux (notre bien à tous), en quoi il consiste (la loi religieuse), en quoi il ne consiste pas (l’idolâtrie) et une classification des dispositions de ceux à qui s’adresse le missionnaire : les opiniâtres, les enthousiastes, les apathiques.
Le chapitre VI est un traité sur le catéchuménat : « De la formation des catéchumènes » (p. 75). C’est le plus long des instructions. L’enseignement, venant des prêtres, doit être donné avec douceur, par degrés et accompagné de la prière. Cela commence par les dogmes, qu’ils puissent être acquis par la seule lumière de l’intelligence (Dieu existe, l’âme est immortelle…), qu’ils puissent être compris par l’intelligence mais qui restent accessibles uniquement par la Révélation (Dieu a créé les anges et les hommes, le péché…) ou qu’ils dépassent l’intelligence (la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption…). Ces enseignements doivent « provoquer l’admiration et l’affection des catéchumènes pour Notre Seigneur » (p. 91). En un sens, ce chapitre est un long traité sur le Credo.
Le chapitre VII se concentre sur les sacrements de l’initiation chrétienne, surtout sur le baptême, « Des baptêmes à conférer » (p. 113). Il insiste sur la nécessité de prendre le temps d’une longue formation avant de permettre aux néophytes d’être baptisés. En plus des examens pour vérifier qu’ils ont acquis l’instruction suffisante, la conversion de vie est nécessaire. Plusieurs exemples sont donnés de cas où il convient de différer le baptême.
Le chapitre VIII, « des néophytes » (p. 123), insiste sur l’acquisition des pratiques de dévotion telles que comprises à l’époque et qu’on retrouve chez saint François de Sales[3], par exemple : « nécessité aussi du recours constant à la prière, de beaucoup d’œuvres de pénitence, de la réception de l’Eucharistie et de l’assistance à la messe… » (p. 124). On y rappelle l’attitude que doit avoir le missionnaire, à savoir celle d’un bon père.
Le chapitre IX s’intéresse à ceux qui sont chrétiens depuis plus longtemps : « Des vieux chrétiens » (p. 127). C’est un traité sur le gouvernement d’une chrétienté, notamment en l’absence du missionnaire. On y voit la promotion de plusieurs ministères, reçus par des « coadjuteurs » (p. 133), à savoir des arbitres, des instituteurs chrétiens, des sages-femmes et des délégués, dont les missions sont respectivement, entre autres, d’arranger les difficultés entre chrétiens, instruire, baptiser tous les enfants qui risquent de mourir, renseigner sur l’état de la communauté.
Le chapitre X nous explique le rôle d’autres ministères, celui de catéchiste puis ceux de l’ordre : « De la formation des catéchistes et de leur promotion aux ordres sacrés » (p. 135). S’il est dit de façon explicite que les personnes mariées ne sont pas exclues, rien n’est dit quant au fait que ce soient des hommes ou des femmes. On y insiste sur l’instruction et les vertus qu’ils doivent avoir : « des mœurs irréprochables et une vie exemplaire ».
Les appendices contiennent quelques recommandations supplémentaires pour exposer la doctrine quant aux premiers dogmes, au péché originel et à Jésus.
Interprétation critique
Tout d’abord, il faut se remettre dans le contexte de 1665 : la mission des vicaires apostoliques est conçue comme une participation à la mission de Dieu, selon le commandement de Jésus « Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui refusera de croire sera condamné » (Mc 16, 15-16). Cette lecture assez littérale de ces versets est la marque d’une théologie volontiers exclusiviste (hors de l’Église, point de salut) et qui fait écho au cri de saint François-Xavier : « Hélas, quel nombre énorme d’âmes, exclues du ciel par votre faute, s’engouffre dans l’enfer ! »[4]
Les religions locales (païennes) ne sont pas comprises comme des moyens légitimes pour accéder au salut, mais, au contraire, comme un culte voué aux démons et aux idoles. Le monde est considéré comme l’empire du démon qui veut « retenir [les païens] dans [leur]s erreurs et les détourner du culte du vrai Dieu » (p. 60).
Ce texte, approuvé par le consulteur du Saint-Office et le pape Clément IX, est édité à plusieurs reprises par la Congrégation de la Propagande, fondée en 1 622 et héritière de l’agence du Vatican chargée d’évangéliser les peuples non chrétiens. Le message adressé au pape par les auteurs en tête d’ouvrage montre bien la position vis-à-vis des autres religions et des Églises séparées. Pour l’Islam, la philosophie et les ennemis du Christ, le sixième chapitre « s’oppose à l’impiété mahométane (sic), montre leur ignorance aux philosophes et réprime l’audace des autres ennemis du nom chrétien » (p.15). Pour les autres religions, le cinquième chapitre doit « ébranler les erreurs de tous les païens » (id.). Pour les chrétiens séparés, ils sont présentés comme « errant aussi très loin de la voie du salut » (id.)
Si le colonialisme n’existe pas encore sous sa forme moderne à cette époque-là et si la découverte des nouveaux mondes vient ébranler un certain nombre de certitudes dans l’esprit de l’époque, on sent le tiraillement entre la volonté de conserver la culture d’origine des missionnaires et l’assimilation de celle de destination. Pour une compréhension plus approfondie de ce contexte, nous renvoyons vers un autre document, écrit en 1659 par la S. Congrégation de la Propagande, les Instructions[5]. On y découvre un contexte interne à l’Église particulièrement compliqué entre Rome et les patronages portugais et espagnols, mais aussi dans les relations avec les jésuites missionnaires au loin. On y voit aussi le soin pour les cultures locales : « Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale »[6].
Le but est, rappelons, la mise en place d’un clergé local. L’ouverture de nombreuses écoles est conçue comme une priorité, et l’apprentissage du latin et des matières habituellement apprises par les jeunes du pays est mis en avant. On sent dans la dynamique de l’ouvrage une progression, qui part de comment doivent être les missionnaires (chapitres I à III), jusqu’à la formation du clergé local (chapitre X), en passant par la mission ad gentes, le catéchuménat, le baptême, les néophytes et les ministères (chapitre IV à IX).
Remise en contexte du texte
Bien sûr, le texte est à resituer dans un contexte particulier : il se situe en même temps après la découverte des nouveaux mondes et le concile de Trente, sur la fin de la Renaissance, mais aussi avant la colonisation et les Lumières, et bien avant les deux conciles du Vatican.
Les références des auteurs nous sont parfois étrangères : qui lit encore aujourd’hui Joseph Acosta, Louis de Grenade ou Savonarole ? Les correspondances du pape saint Léon Le Grand ou Sirice ? Les conciles de Grenade, Carthage ou Lima ? A contrario, on sent la place que pouvait avoir à l’époque la patristique avec des Pères comme les saints Ambroise, Augustin, Jean Chrysostome ; mais aussi la place de docteurs comme saint Thomas d’Aquin, dont la somme est citée à de nombreuses reprises. On ne sera pas surpris de l’abondance des références à l’Écriture Sainte, surtout aux lettres de saint Paul, ou à la liturgie à travers plusieurs références à des offices, mais peut-être le sera-t-on davantage par celles au catéchisme Romain. On notera enfin que la vie de saint François-Xavier est donnée plusieurs fois en exemple, et qu’il ne semble y avoir aucune référence à des auteurs profanes.
Les différentes redécouvertes du XXe S. en exégèse, patristique ou spiritualité ont de nombreux points communs avec la pratique du XVIIe S., et les questionnements actuels sur la place des laïcs et des ministères peuvent s’inspirer de ce qui s’est vécu à l’époque. À noter également que l’ouvrage est né à l’issue d’un synode, ce qui peut aussi faire écho avec l’actualité de l’Église et le synode sur la synodalité.
Pour les points de divergences, plusieurs sont évidents : rapports avec la philosophie, les chrétiens des autres églises et les fidèles d’autres religions, donc une ecclésiologie et une sotériologie marquées par des options théologiques difficiles à tenir aujourd’hui ; une spiritualité fortement marquée par l’école française de spiritualité, même si les auteurs qui y font référence aujourd’hui (Bérulle, saint Jean Eudes, saint Louis-Marie Grignion de Montfort…) ne sont pas cités. Si le style est semblable, c’est parce qu’ils sont dans la même mouvance.
Fortune et infortune de l’ouvrage
Quoique plusieurs rééditions du texte aient eu lieu au fil des siècles par la S. Congrégation de la Propagande, jusqu’à ce que les MEP prennent le relais en 1893, puis sa traduction en 1920, on peut légitimement s’interroger sur leur place réelle dans la mission : Simple vade-mecum ? Quelle intégration du chapitre III sur les moyens humains dans la pratique missionnaire ? Quelle utilisation au-delà de la société des MEP ?
Aujourd’hui, la lecture de cet ouvrage est fortement recommandée aux aspirants des MEP. C’est un testament de l’histoire de cette société, et un ouvrage spirituel qui nous ramène aux débuts de l’aventure de la mission des MEP.
Est-il encore pertinent aujourd’hui, après Vatican II et les différents synodes ou encycliques ayant eu lieu récemment, de se replonger dans un ouvrage du XVIIe S. ? Notre parti pris est de dire que oui, car par-delà le XIXe S. et ses excès en matière de cléricalisme, d’intransigeantisme ou de colonialisme, on redécouvre la fraîcheur des missions de la fin de la Renaissance, dans un monde où il reste des immensités inexplorées et où le zèle des missionnaires français, accompagnés de laïcs, les pousse à donner leur vie pour « le troupeau à la garde duquel le Saint-Esprit [les] a établis »[7].
[1]Sacrée congrégation de la propagande, Instructions aux vicaires apostoliques des royaumes du Tonkin et de la Cochinchine, Réédition de 2008, Rome / Paris, Archives des Missions Étrangères, 2008. Ou Instructions.
[2]François Pallu, Pierre Lambert de la motte, Monita ad Missionarios, Réédition de 2000, Ayuthaya (Siam) / Paris, Archives des Missions Étrangères, 2000. En bref, simplement Monita.
[3]Voir l’Introduction à la vie dévote, Saint François de Sales.
[4] Voir office des lectures du 3 décembre, Lettres de saint François-Xavier à saint Ignace (1542 et 1544).
[5] SACREE CONGREGATION DE LA PROPAGANDE, Instructions aux vicaires apostoliques des royaumes du Tonkin et de la Cochinchine, op. cit.
[6] Ibid. (p.54)
[7]cf. p.17, citation de Ac 20, 28.