Chine

Mer de Chine de l’Est, îles Senkaku et Pacifique : l’autre « grand bond en avant » de Pékin ?*

La mer de Chine orientale (vue ici depuis les îles Matsu) s’étend entre Taïwan au sud, la Chine à l’ouest, l’île sud-coréenne de Jeju au nord et l’archipel japonais de Nansei à l’est. La mer de Chine orientale (vue ici depuis les îles Matsu) s’étend entre Taïwan au sud, la Chine à l’ouest, l’île sud-coréenne de Jeju au nord et l’archipel japonais de Nansei à l’est. © Rutger van der Maar / CC BY 2.0
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Dans le contexte de la crispation internationale actuelle, entre l’Ukraine, Gaza, l’Iran, le Cachemire et le détroit de Taïwan, le géopolitologue Olivier Guillard se demande si « la très ambitieuse République populaire de Chine entend tirer profit discrètement de la multiplication des zones de crise saturant l’espace international et médiatique », afin d’avancer ses « pions » et autres velléités de souveraineté en Asie-Pacifique. Notamment en mer de Chine de l’Est.

Il y a déjà un certain temps que le lecteur occidental est au courant, dans une certaine mesure, des velléités de souveraineté territoriale chinoise, entre la mer de Chine du Sud, le détroit de Taïwan ou dans les confins montagneux du nord-est de l’Inde (État indien de l’Arunachal Pradesh[1]). Au point que ces échos lointains et inquiétants finissent par ne jamais cesser[2].

Moins fréquemment jusqu’alors, un autre vaste espace maritime (1,25 million km²) à la valeur stratégique évidente – s’étirant des côtes orientales chinoises, au sud de la péninsule coréenne, au sud-ouest de l’archipel japonais et au nord-est de Taïwan – tend à son tour dernièrement à témoigner des nouvelles ambitions stratégiques océaniques de l’ex empire du Milieu : la mer de Chine de l’Est.

Si cela ne suffisait pas aux tourments des capitales régionales sino-sceptiques (et de bien d’autres acteurs internationaux), il y a peu, une démonstration de force spectaculaire de la marine chinoise (déploiement pour la première fois de deux porte-avions chinois dans le Pacifique) prenait de court les observateurs. Ceux-ci ont été soudain contraints de réviser leurs certitudes stratégiques régionales quant aux capacités contemporaines de la désormais pléthorique People’s Liberation Army Navy, ainsi que sur la pertinence de la Island Chain Strategy (Stratégie des chaînes d’îles) dans le Pacifique, censée procurer aux alliés (États-Unis, Japon, Corée du Sud) quelques points d’appui opérationnels décisifs en cas de conflit régional majeur dans la région.

Pékin : « Nos activités en mer de Chine orientale sont légales »

Le 25 juin, en réponse à une (nouvelle[3]) protestation du ministère japonais des Affaires étrangères déplorant le fait que la Chine a entamé la construction d’une nouvelle structure dans un gisement de gaz naturel en mer de Chine de l’Est, la diplomatie chinoise (Affaires étrangères) rétorquait que ses activités d’exploration pétrolière et gazière sont menées « dans des eaux incontestées relevant de la juridiction de la Chine », qualifiant au passage « d’accusations injustifiées » le propos des autorités japonaises.

Précisons ici qu’à ce jour, Tokyo (pas plus que Séoul) et Pékin ne sont pas parvenus à convenir de frontières maritimes communes. Idéalement, les autorités japonaises souhaiteraient que la ligne médiane géographique en mer de Chine de l’Est soit reconnue comme frontière maritime. Un souhait loin d’être approuvé par Pékin, qui aspire à des droits exclusifs de développement économique s’étendant plus encore vers l’est, à proximité de l’île japonaise d’Okinawa…

Une manifestation au Japon contre les différentes ambitions territoriales autour des îles Senkaku, en mer de Chine de l’Est.
Une manifestation au Japon contre les différentes ambitions territoriales autour des îles Senkaku, en mer de Chine de l’Est.
© Alper Cugun / CC BY 2.0

Les îles Diaoyu/Senkaku et la possibilité d’une « prise de contrôle prochaine » de Pékin ?

Le 3 mai, un petit avion civil japonais approche des îles Senkaku. Présent sur zone, donc dans les eaux japonaises, un navire des garde-côtes chinois fait décoller son hélicoptère embarqué (violant l’espace aérien japonais) en direction de l’appareil japonais, dont il s’approche très près ; suffisamment pour faire craindre un possible incident.

Pour Tokyo, il s’agit de voir dans cette posture agressive chinoise « une affirmation claire de la souveraineté revendiquée par la Chine », Pékin défendant pour sa part son intervention comme une réponse à une incursion japonaise, tentant ainsi de créer un précédent pour sa revendication territoriale. Rappelons ici que sur un plan plus juridique, depuis l’an passé, la réglementation chinoise autorise unilatéralement la détention de navires et de ressortissants étrangers présents dans les eaux territoriales (chinoises)…

Mi-juin, selon ancien chef d’état-major de la Force terrestre d’autodéfense japonaise (l’armée nippone), les actions et postures de plus en plus fréquentes[4] et affirmées[5] des forces chinoises en mer de Chine de l’Est augureraient, en guise de « prochaine étape logique », « un débarquement (de troupes chinoises) et l’absorption des îlots inhabités Diaoyu (pour Pékin) et Senkaku (pour Tokyo) », contrôlés par Tokyo mais revendiqués (sans relâche) par Pékin. Une intervention hardie, non sans risque, qui ne pourrait probablement pas demeurer sans réponse de la part des autorités japonaises.

Jeu de dupe en mer Jaune

À l’instar des protestations japonaises mentionnées ci-dessus, le « pays du Matin calme » (Corée du Sud) a également élevé la voix ces derniers mois contre plusieurs structures chinoises érigées (officiellement) pour l’aquaculture en mer Jaune, cet espace maritime séparant la péninsule coréenne de la Chine continentale.

À Séoul, on redoute la répétition de ce scénario familier où, après avoir créé ex-nihilo des structures artificielles sortant littéralement de mer, Pékin poursuit ses velléités de construction de présence permanente en établissant sur ces plateformes de béton des avant-postes militaires, dont certains disposant de piste d’atterrissage pour gros-porteurs militaires. Avec en tête la jurisprudence chinoise en la matière en mer de Chine du Sud et les réserves quotidiennes de Manille…

Ces derniers jours, le New York Times relevait fort à propos que les prétentions croissantes assumées de Pékin en mer Jaune se manifestent alors que le gouvernement chinois appelle parallèlement Séoul au « renforcement des relations bilatérales », dans la foulée de l’entrée en fonction du nouveau président Lee Jae-myung (libéral et progressiste) le 3 juin à la Maison Bleue. Un chef d’État sud-coréen chargé de remettre un peu d’ordre et de crédit dans la 4e économie d’Asie après un semestre éreintant de chaos politico-institutionnel… alors même que se profilent début juillet de complexes « discussions » avec la Maison Blanche relatives à la hausse unilatérale des droits de douane exigée par Donald Trump.

Le Dragon chinois, le Pacifique et les première et deuxième chaînes d’îles

Entre fin mai et le 22 juin, les porte-avions chinois Liaoning et le Shandong et leur groupe aéronaval respectif ont mené des opérations aériennes inhabituelles (en format comme en durée et en rayon d’action) dans l’océan Pacifique, à proximité directe de l’archipel japonais. Installées aux premières loges, les autorités militaires japonaises ont décompté lors de ce séjour pour le moins prolongé plus de 1 100 décollages et atterrissages effectués par les appareils chinois embarqués sur ces forteresses d’acier flottantes !

Pour la toute première fois donc, deux groupes aéronavals chinois de cette importance croisaient simultanément dans le Pacifique, témoignant de leurs capacités techniques de projection du moment et de la volonté des autorités pékinoises d’en faire état pour marquer les esprits, très concrètement.

À Tokyo, on s’émeut notamment du fait que le Liaoning et son escorte ont manœuvré 300 km au sud-ouest de Minamitorishima (l’île la plus orientale de l’archipel nippon), dans la ZEE japonaise. Une première historique là encore : jamais jusqu’alors un porte-avions chinois n’avait franchi la deuxième chaîne d’îles – laquelle s’étire du territoire japonais à l’archipel indonésien en passant par Guam (territoire américain). Quant au Shandong, le plus moderne des deux porte-avions de la marine chinoise, il aurait évolué environ deux semaines (9 au 22 juin) sans discontinuer à proximité d’Okinotorishima, l’île la plus méridionale de l’archipel nippon…

Dans le contexte de crispation internationale majeure du moment, États voisins et rivaux stratégiques semblent plus intéressés par l’approche belliqueuse et frontale des contentieux que par la sortie de crise négociée – des marges orientales de l’Europe (Ukraine) à Gaza en passant par l’ancienne Perse, des hauteurs disputées du Cachemire au très volatil détroit de Taïwan. Ainsi, en ces premiers jours de l’été 2025, on ne peut s’empêcher de penser que la très ambitieuse République populaire de Chine entend possiblement tirer profit (sans bruit) de la multiplication des zones de crise saturant l’espace international et médiatique, pour avancer (au milieu du flou et du chaos transversal) ses « pions » et autres velléités de souveraineté en Asie-Pacifique. Et peu importe l’émotion régionale ou encore l’incongruité de cette feuille de route sujette à caution.

(Ad Extra, Olivier Guillard)


[1] Au potentiel hydroélectrique considérable sur lequel lorgne de longue date l’énergivore et water-stressed 2e démographie et 2e économie mondiale chinoise.

[2] À l’instar de l’énième incident maritime sino-philippin survenu mi-juin près du très convoité récif de Scarborough (200 km à l’ouest de Luzon, la plus grande île de l’archipel philippin), situé dans la ZEE philippine.

[3] Après une action similaire en mai.

[4] Présence / patrouille maritime chinoise 216 jours consécutifs…

[5] À titre d’exemple récent, relevons que les 7 et 8 juin, un avion de chasse chinois (ayant décollé d’un porte-avions) s’était intentionnellement approché extrêmement près (beaucoup trop au regard des règles de sécurité) d’un avion de surveillance japonais, s’attirant l’ire de Tokyo.


[*] Il y a trois générations d’hommes, entre 1958 et 1960, l’ex empire du Milieu alors aux ordres du « Grand Timonier » (Mao Zedong) s’était fourvoyé dans un effroyable « Grand bond en avant », une politique économique maoïste hasardeuse qui coûtera in fine la vie à plusieurs dizaines de millions de Chinois, emportés par une famine aux proportions bibliques.

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