Sri Lanka : le long chemin de la justice et les attentats de Pâques
Le 21 avril 2024, cinq ans après les attentats, le cardinal Malcolm Ranjith dépose une bougie afin d’honorer les victimes.
© Archidiocèse de Colombo
Le 17/12/2025
En avril 2019, les attentats simultanés du dimanche de Pâques ont causé la mort d’au moins 269 personnes, dans une tragédie qui a traumatisé le Sri Lanka. Depuis, l’île de 22 millions d’habitants a traversé des crises historiques et connu des changements politiques majeurs, mais les procès des attentats progressent lentement. Récemment, une juridiction spéciale a été mise en place pour accélérer certaines procédures, ravivant l’espoir au sein des familles des victimes et de la société civile en quête d’avancées concrètes.
Plus de six ans après la tragédie, la société civile, les familles des victimes, certains politiciens et les représentants de l’Église catholique du Sri Lanka continuent d’exercer une forte pression pour que les responsables soient traduits en justice. Fin novembre, une juridiction spéciale a été créée afin d’accélérer et de simplifier certaines procédures du procès principal, qui se tient désormais dans un nouveau bâtiment.
Le déroulement des procédures est ralenti par la longueur et la complexité des audiences, la multiplicité des charges et le grand nombre de témoins à entendre. Après une enquête de la police longue et chaotique, les audiences du procès principal ont débuté en novembre 2021 et ont régulièrement été reportées. Elles concernent initialement 25 accusés, réduits à 24 après le décès de l’un d’eux, et portent sur 23 271 chefs d’accusation, dont la lecture complète a été jugée impraticable, nécessitant près de trois ans selon les estimations. Les audiences se tiennent dans une cour spéciale, le « Trial‑at‑Bar », composée de plusieurs juges et conçue pour traiter de grandes affaires criminelles. D’autres dossiers connexes, comme des procès pour négligence visant d’anciens hauts responsables, suivent des parcours différents.
Les faits remontent au 21 avril 2019, dans la matinée du dimanche de Pâques, lorsqu’une série d’attentats-suicides coordonnés a frappé différents endroits du pays. Au moins 269 personnes ont été tuées. Les attaques ont visé trois églises chrétiennes (Saint-Anthony à Colombo, Saint-Sebastian à Negombo et une église à Batticaloa), ainsi que trois hôtels de luxe de la capitale (le Cinnamon Grand, le Kingsbury et le Shangri-La). Dans les églises, les bombes ont explosé au moment où les fidèles célébraient la messe de Pâques.
Les attaques ont ensuite été revendiquées par le groupe État islamique (EI). Selon la police sri-lankaise, les attentats ont été perpétrés par 9 assaillants appartenant à un réseau islamiste radical local, dont le chef, le prédicateur islamiste sri-lankais Zahran Hashim, s’est fait exploser lors de l’attaque contre l’hôtel Shangri-La à Colombo, l’un des lieux ciblés.
Les attentats du dimanche de Pâques ont-ils été instrumentalisés ?
Sept mois après les attentats, Gotabaya Rajapaksa, frère cadet de l’ancien président autocratique Mahinda Rajapaksa, a été élu à la tête du Sri Lanka en menant une campagne centrée sur la nécessité de faire face aux menaces terroristes et sur sa promesse de rétablir la sécurité dans le pays. L’homme avait été le ministre de la défense durant l’assaut militaire sanglant contre la rébellion tamoule, écrasée en 2009. L’un de ses engagements a notamment été de traduire en justice les coupables des attentats de Pâques. Néanmoins, sous son mandat, la justice a lourdement traîné à accomplir son travail.

L’affaire s’est rapidement entourée de nombreuses zones d’ombre, tandis que la lenteur de la justice n’a fait qu’alimenter les soupçons selon lesquels une conspiration politique entourerait les attentats de Pâques. Cette thèse s’est diffusée au sein de la société civile, parmi les familles des victimes et leurs avocats, ainsi que chez certains politiciens de l’opposition et des représentants catholiques : les attentats du dimanche de Pâques ont-ils été instrumentalisés pour permettre à Gotabaya Rajapaksa de remporter l’élection présidentielle ?
Un fait central nourrit ces soupçons : deux jours avant les attentats, les services de renseignement indiens avaient averti le Sri Lanka de l’imminence d’une attaque. Le gouvernement sri-lankais, alors dirigé par Maithripala Sirisena, a affirmé que l’alerte ne lui était pas parvenue, évoquant une négligence des renseignements internes. Cette absence de réaction a suscité l’incompréhension, dans une île rompue aux menaces sécuritaires par trois décennies de guerre contre l’insurrection tamoule. Devant les tribunaux, deux haut-fonctionnaires des renseignements ont été accusés de ne pas avoir suivi les protocoles, avant d’être disculpés par les juges. Mais il a toutefois été révélé que les kamikazes étaient connus des services de renseignement sri-lankais.
Le cardinal Ranjith a été l’une des voix les plus fortes
En 2022, l’absence de justice dans le procès lié aux attentats a été un thème majeur des manifestations antigouvernementales massives provoquées par une crise économique historique. Accusant la famille Rajapaksa d’avoir conduit le Sri Lanka à la faillite, ce mouvement citoyen a dénoncé les piétinements de la justice. L’Église du Sri Lanka s’est particulièrement engagée sur ce front. Le cardinal Malcolm Ranjith, archevêque de Colombo, a été l’une des voix les plus fortes, dénonçant les failles de l’enquête. En juillet 2022, le président Gotabaya Rajapaksa a finalement démissionné face à la colère de la rue. Mais les interrogations demeurent.
L’année suivante, une enquête de la chaîne Channel 4 a révélé une possible complicité des services de renseignements sri-lankais dans les attentats de Pâques. Le documentaire Dispatches a mis en lumière de nouvelles accusations appuyées par des témoignages incriminants. Selon la chaîne britannique, les services de renseignements sri-lankais ont entravé le travail de la police chargée d’appréhender les assaillants, et les enquêtes ont ensuite été délibérément freinées par le gouvernement de Gotabaya Rajapaksa. Le documentaire avance également que l’un des chefs des renseignements sri-lankais, Suresh Sallay, avait rencontré Zahran Hashim, le chef du groupe islamiste radical, accompagné de cinq de ses recrues, au cours de l’hiver 2018.
Face au tollé suscité par ces révélations, le gouvernement a réfuté les accusations et annoncé la création d’une commission parlementaire chargée d’enquêter sur ces points. Cette commission a remis en question la validité des allégations, et un rapport interne a conclu que la réunion entre Sallay et les islamistes « n’était pas prouvée ».
L’Église catholique sri-lankaise continue de réclamer justice
Aujourd’hui, le procès principal se poursuit devant un tribunal spécial composé de plusieurs juges de la Haute Cour de Colombo. Vingt-quatre personnes, toutes plaidant non coupables, sont poursuivies pour leur rôle présumé dans la préparation et l’exécution des attentats de Pâques. Tous les prévenus disposent d’une représentation légale complète, le tribunal ayant veillé à ce qu’ils puissent être défendus dans leurs langues respectives. Le procès en est encore aux premières phases. Les enquêteurs ont recueilli près de 8 000 déclarations et analysé environ 100 000 fichiers de données téléphoniques.
Des procédures antérieures ont été engagées contre des hauts responsables. Le 24 novembre dernier, la Haute Cour de Colombo a ordonné que le procès visant l’ancien chef de la police Pujith Jayasundara et l’ancien secrétaire à la Défense Hemasiri Fernando soit réexaminé et « rappelé » le 26 janvier 2026, dans le cadre des accusations de négligence dans la prévention des attentats de Pâques 2019.
De son côté, l’Église catholique sri-lankaise continue de réclamer justice. En octobre 2025, le cardinal Malcolm Ranjith et d’autres représentants catholiques ont demandé la nomination d’un procureur spécial pour garantir l’avancement des poursuites et la transparence de l’enquête, ainsi que la publication complète du rapport de la Commission présidentielle, soulignant que certains points restent non examinés. Le 21 novembre, le cardinal Ranjith a rencontré le président Anura Kumara Dissanayake pour lui faire part de ces demandes.
Le président sri-lankais s’est, quant à lui, exprimé devant le Parlement en novembre 2025 sur l’enquête en cours, confirmant que certains éléments de preuve avaient été détruits et que des pages de rapports clés étaient manquantes, tout en assurant que le gouvernement poursuivait l’enquête malgré ces obstacles.
(Ad Extra, A. B.)