Philippines

Philippines : à la recherche des plus pauvres dans un cimetière public du nord de Manille

Les volontaires essayent de mieux comprendre les conditions de vie des familles qui habitent dans le cimetière en réalisant régulièrement des interviews avec elles. Les volontaires essayent de mieux comprendre les conditions de vie des familles qui habitent dans le cimetière en réalisant régulièrement des interviews avec elles. © ATD Quart Monde Philippines
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Reportage aux Philippines, dans un cimetière public au nord de Manille, où vivent plus de 60 000 personnes. Ces familles qui partagent toutes des trajectoires difficiles sont accompagnées par ATD Quart Monde Philippines, l’antenne locale du mouvement fondé en France par le père Joseph Wresinski à la fin des années 1950. L’organisation, aujourd’hui apolitique et sans affiliation religieuse, est présente dans plus de 60 pays, dont les Philippines depuis les années 1980. Elle y propose des activités dans des lieux très pauvres de la capitale.

Le cimetière nord de Manille se situe dans le quartier commerçant de Blumentritt. Certaines des familles qui y vivent y sont installées depuis très longtemps et d’autres moins. Ces familles ont toutes en commun des trajectoires très difficiles, comme Lydia, membre du mouvement ATD Quart Monde, née en 1957. Elle est arrivée dans le cimetière en 1996 après avoir vécu dans plusieurs lieux : un bidonville du nord de Manille, le bureau de son employeur au début des années 1980, puis le long d’une voie ferrée. Les conditions y étaient si difficiles qu’elle a préféré, par défaut dit-elle, déménager dans le cimetière (1).

Les bénévoles qui participent aux activités d’alphabétisation passent un moment privilégié avec des enfants déscolarisés. Le cadre est volontairement informel. Crédit : ATD Quart Monde Philippines

Le cimetière nord fonctionne comme un écosystème puisqu’il génère des activités économiques spécifiques. En effet, le travail des habitants et habitantes est très souvent lié à l’entretien des tombes. Les femmes y travaillent comme gardienne ou caretaker, et entretiennent des mausolées et des tombes en les nettoyant tout au long de l’année. Elles sont payées pour ce service autour de 10 € par an et par tombe. Les hommes y réalisent souvent des travaux de petite maçonnerie ou de construction des mausolées. Certains gravent les plaques de marbre, d’autres construisent de petites jardinières et les vendent.

Des actions centrées sur l’éducation

ATD s’est donné comme mission de rejoindre les plus pauvres. Ainsi, la première mission des volontaires est de partir à la recherche des familles les plus marginalisées du cimetière, celles qui ne participent pas de manière spontanée à des actions collectives. Certaines familles y ont développé des petits commerces ou sari-sari dans le cimetière, d’autres y vendent des fleurs et d’autres n’ont pas accès à ces opportunités. Ces familles les plus pauvres parmi les pauvres sont celles que le père Joseph Wresinski avait nommées Quart Monde (pour réhabiliter une population méprisée) et que les volontaires cherchent à rencontrer pour leur proposer de participer à des actions collectives.

Depuis 1987, l’organisation a développé différentes activités avec les habitants et habitantes du cimetière, qu’ils soient enfants ou adultes. Les actions destinées aux enfants sont de deux types : des ateliers d’alphabétisation et des bibliothèques de rue. L’alphabétisation est proposée en priorité à des enfants éloignés de l’école et son objectif est de leur permettre de faire une expérience positive de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Les volontaires cherchent aussi à rencontrer leurs parents pour mieux comprendre les blocages à l’inscription de leurs enfants à l’école. Tous les samedis, environ quarante enfants passent une demi-heure avec un ou une bénévole autour d’un livre ou d’un jeu.

Les bibliothèques de rue accueillent quant à elles tous les enfants, qu’ils ou elles sachent lire ou non. Elles peuvent accueillir jusqu’à 100 enfants et permettent aussi de proposer un espace d’engagement comme bénévole aux habitantes du cimetière qui peuvent prendre en charge l’organisation d’un atelier ou d’un temps ludique, en fonction des capacités de chacune d’entre elles. Durant les vacances scolaires d’été, ces bibliothèques se déroulent sur plusieurs journées de festivals qui sont organisées avec le concours de nombreux et nombreuses bénévoles. Ces festivals accueillent environ 450 enfants sur plusieurs jours, autour d’activités créatives, ludiques et de lecture.

Durant les Universités Populaires, les volontaires essayent d’installer une atmosphère propice à la discussion. Crédit : ATD Quart Monde Philippines
Lors des journées de festival, les enfants font des activités créatives et artistiques. Crédit : ATD Quart Monde Philippines

Une diversité des formes d’engagement pour apprendre les uns des autres

ATD propose aussi des activités pour les adultes et qui sont de deux types : une Université Populaire Quart Monde et un soutien à l’épargne. L’Université Populaire consiste en des groupes de discussion autour de plusieurs thématiques. Cette action a pour objectif d’aider les adultes à formuler leur pensée et à affirmer leurs points de vue en public, dans une visée émancipatrice. Il s’agit pour les plus pauvres d’apprendre à prendre la parole en public et à oser exprimer leur point de vue sur différents sujets.

Le soutien à l’épargne se déroule quant à lui une fois par semaine. Il vise à permettre aux adultes qui n’ont pas accès à un compte bancaire d’épargner. ATD Philippines mène actuellement une recherche en partenariat avec la Maison des sciences de l’Homme Paris-Nord et l’Université de Paris 8 sur cette action pour mieux en saisir les ressorts et développer une connaissance plus fine des conditions de vie des familles qui habitent dans le cimetière.

Les actions proposées par le mouvement sont donc variées et constituent des espaces de rencontre entre des personnes qui vivent la grande pauvreté et d’autres qui veulent la combattre en s’engageant à leur côté. ATD n’aide pas les familles les plus démunies financièrement et ne s’inscrit pas non plus dans une démarche de développement. Le mouvement cherche plutôt à engager les plus pauvres dans toutes les étapes de construction d’une action, pour qu’ils et elles puissent petit à petit prendre des responsabilités.

Durant les bibliothèques de rue, les bénévoles et les enfants discutent autour d’un livre ou d’une histoire. Crédit : ATD Quart Monde Philippines
Durant les bibliothèques de rue, les bénévoles et les enfants discutent autour d’un livre ou d’une histoire. Crédit : ATD Quart Monde Philippines

Comme le soulignait déjà le père Joseph Wresinski dans les années 1960, « ce qui importe, ce n’est pas tant ce qui se fait pour les plus pauvres ; ce n’est pas tant la soupe populaire ou les droits qu’on leur accorde. Ce qui importe, c’est la manière dont les gens sont reconnus, lorsqu’ils se présentent à la soupe populaire. Ce qui importe, c’est la manière dont ils sont reconnus, lorsqu’ils veulent faire valoir leurs droits » (lire le texte entier ici).

Un processus à long terme

L’engagement des plus pauvres est un processus à long terme, qui demande une présence régulière des volontaires dans le cimetière. Alma, membre d’ATD Quart Monde, est âgée de 60 ans. En revenant sur son parcours de vie, elle témoigne. « J’avais 15 ans et je vivais à la campagne, j’étais encore une jeune femme, mon père m’a utilisée comme paiement d’une dette. Il m’a donné au voisin pour purger sa dette, mais j’étais tellement malheureuse là-bas, il me faisait dormir par terre. Puis mon ventre s’est mis à enfler, j’étais enceinte. Je me suis enfuie et je suis arrivée à Manille. J’étais enceinte et je devais manger ce que je trouvais dans les poubelles. Je ne veux plus jamais revivre ça. J’ai ensuite rencontré mon mari et nous sommes allés vivre dans le cimetière » (extrait d’un entretien de recherche en tagalog, mené le 24 février 2023, à Quezon city).

Alma ne sait ni lire ni écrire, mais elle participe à la préparation des activités pour les enfants et prend aujourd’hui en charge des ateliers créatifs lors des festivals. Depuis sa création, ATD a donc favorisé la diversité des formes d’engagement. Alma qui connaît la pauvreté de l’intérieur s’est engagée pour sa communauté et dans son quartier est devenue facilitatrice. Comme elle participe à l’Université Populaire, elle témoigne aussi parfois de son expérience auprès des autorités. Alma est une militante du mouvement.

Lors des journées de festival, les enfants font des activités créatives et artistiques. Crédit : ATD Quart Monde Philippines
Durant les Universités Populaires, les volontaires essayent d’installer une atmosphère propice à la discussion. Crédit : ATD Quart Monde Philippines

Ces militants et militantes sont engagés dans le combat contre la misère avec des volontaires permanents, au nombre de 400 dans le monde. Ces volontaires s’engagent dans des quartiers très pauvres et acceptent de se mettre à disposition de l’organisation en recevant une petite indemnité mensuelle qui est la même pour tous et toutes, peu importe le niveau de responsabilité et d’ancienneté, en contrepoint donc des logiques de carrière. Ainsi, tous les quatre à sept ans, les volontaires changent de lieu et se mettent au service des actions et des personnes membres du mouvement qui s’y trouvent. Enfin, les militants et les volontaires travaillent avec des bénévoles ou alliés qui s’engagent dans leurs milieux professionnels pour faire entendre la voix des plus pauvres.

La diversité de ces formes d’engagement permet à des personnes différentes et unies par la conviction que la grande pauvreté n’est pas fatale de s’engager ensemble et d’apprendre les unes des autres. La préparation et la mise en œuvre des activités constituent ainsi des lieux de rencontre pour permettre de changer de regard sur la pauvreté et de ne plus considérer les personnes les plus pauvres comme des bénéficiaires mais comme de véritables partenaires et actrices de la lutte contre la pauvreté. C’est le parti pris d’ATD Quart Monde, de recommencer encore et encore en repartant à la rencontre des plus pauvres comme il le fait au cimetière nord de Manille depuis plus de trente ans.

(1) Les informations contenues dans ce paragraphe sont extraites d’un entretien mené en juillet 2022 avec Lydia, en langue Tagalog, traduit et résumé par nos soins.

(Ad Extra, Jérémy Ianni)

Jérémy Ianni, doctorant en sciences de l’éducation, vit à Manille depuis dix ans. Aux Philippines, il a travaillé en particulier sur la discipline en éducation, la guerre contre la drogue, l’articulation entre les Églises et l’État et les mutations de la chrétienté aux Philippines. Il est aussi engagé dans plusieurs projets associatifs liés à la grande pauvreté, l’éducation populaire et l’émancipation.