Inde

La « justice des bulldozers » suspendue par la plus haute cour de l’Inde

Mandvi, Mumbai, Maharashtra. Le 17 septembre, la Cour suprême de l'Inde a ordonné de suspendre les démolitions arbitraires d’habitations surnommées la « justice des bulldozers ». Mandvi, Mumbai, Maharashtra. Le 17 septembre, la Cour suprême de l’Inde a ordonné de suspendre les démolitions arbitraires d’habitations surnommées la « justice des bulldozers ».
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Ce mois-ci, la plus haute cour de l’Inde a donné l’ordre aux autorités de suspendre les démolitions punitives de maisons construites illégalement ou appartenant à des personnes suspectées d’infractions criminelles. Populistes et brutales, ces initiatives spectaculaires lancées par des gouvernements régionaux ont été surnommées « la justice des bulldozers ». Hors de tout cadre légal, elles se sont multipliées sous Modi. Une pratique régulièrement dénoncée par les organisations de défense des droits de l’homme et par les représentants chrétiens.

Le 17 septembre, la Cour suprême de l’Inde a ordonné aux autorités de suspendre jusqu’à nouvel ordre les démolitions arbitraires d’habitations et de commerces illégaux. Surnommées la « justice des bulldozers », ces démolitions ignorent l’état de droit et s’inscrivent dans le cadre d’une campagne menée par les gouvernements régionaux sous les couleurs nationalistes hindoues du PJP, le parti d’extrême droite du Premier ministre Narendra Modi.

Selon la Cour suprême, qui a examiné une série de requêtes contestant ce dispositif, la « justice des bulldozers » équivaut à « passer au bulldozer les lois du pays ». « L’implication présumée dans un crime n’est pas un motif pour démolir une propriété », ont noté les trois juges chargés du dossier, rappelant par ailleurs que toute démolition doit être effectuée « selon la procédure conforme à la loi ».

Retransmis par des télévisions proches du pouvoir, les impressionnants recours aux bulldozers visent à détruire des habitations construites sans permis, et donc considérées comme illégales, mais aussi celles dont les propriétaires sont impliqués dans des procès. Cette réponse musclée des autorités a pour but de marquer les esprits. Elle est souvent applaudie par les sympathisants du pouvoir comme une démonstration de fermeté exemplaire face aux activités criminelles, mais aussi comme un moyen d’intimider et de dissuader la criminalité. Cette « justice des bulldozers » est présentée par les médias partisans comme l’expression d’un bon « modèle de gouvernance » de la part des autorités.

Une arme politique du nationalisme hindou

Derrière la « justice des bulldozer » se cache une arme politique qui s’inscrit dans l’idéologie nationaliste hindoue du Premier ministre Narendra Modi : dans les faits, ce sont régulièrement des membres de la minorité musulmane qui sont visés par ces coups d’éclat. Le précurseur de ce mouvement n’est autre que le puissant et influent moine intégriste Yogi Adityanath, qui dirige l’État de l’Uttar Pradesh depuis 2017 et qui a fait de la « justice des bulldozers » un symbole de son pouvoir. Depuis, la pratique s’est popularisée. D’autres États indiens contrôlés par le BJP ont eux aussi choisi de recourir à cette pratique.

C’est « le symbole d’une ‘justice’ expéditive et d’une punition collective », estime Sravasti Dasgupta dans le site d’informations The Wire. « Les bulldozers surviennent le plus souvent après une chronologie particulière d’événements : une procession religieuse, des violences communautaires ou des démolitions. » Selon l’organisation Amnesty International, la pratique correspond à une répression « vicieuse », une « punition extrajudiciaire » ciblant les musulmans indiens.

En février dernier, l’organisation a publié un rapport intitulé « Si vous parlez, votre maison sera démolie : l’injustice des bulldozers en Inde ». Amnesty International y expose les démolitions punitives de propriétés appartenant à des musulmans dans au moins cinq États : l’Assam, le Gujarat, le Madhya Pradesh et l’Uttar Pradesh, qui sont gouvernés par le parti du BJP au pouvoir, mais aussi l’État de Delhi, gouverné quant à lui par un autre parti. Le rapport documente le sort de 617 personnes expulsées de force, qui se sont retrouvées du jour au lendemain sans logement ou sans moyens de subsistance.

« Ces expulsions et dépossessions sont profondément injustes »

Amnesty International dénonce ainsi une campagne de haine ciblant la communauté musulmane. « Les autorités indiennes se livrent à la démolition illégale de biens appartenant à des musulmans, une politique que des leaders politiques et des médias ont surnommée ‘la justice du bulldozer’, à la fois cruelle et consternante, a déclaré l’un de ses représentants. Ces expulsions et dépossessions sont profondément injustes, illégales et discriminatoires. Elles détruisent des familles et doivent cesser immédiatement. »

La Cour suprême de l’Inde semble partager cet avis, tout au moins dans l’immédiat. Sa décision de suspendre les démolitions a été saluée par le père Babu Joseph, ancien porte-parole de la Conférence nationale des évêques catholiques. Ce dernier a déclaré à l’agence catholique UCA News que ce jugement de la plus haute cour de l’Inde souligne les droits des citoyens et rappelle aux autorités étatiques de s’abstenir d’autoritarisme : « Ces derniers temps, certains gouvernements des États du pays ont montré peu de considération pour la loi, ce qui n’est rien d’autre qu’un populisme biaisé répondant à certaines idéologies politiques et sociales sectaires. »

(Ad Extra, Antoine Buffi)