Bangladesh

Le « banquier des pauvres » Muhammad Yunus à la tête du Bangladesh : un défi difficile qui soulève attentes et espoirs

L’économiste et prix Nobel de la paix Muhammad Yunus a été désigné chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh. L’économiste et prix Nobel de la paix Muhammad Yunus a été désigné chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh. © Ralf Lotys / CC BY 4.0
Lecture 6 min

Prix Nobel de la paix en 2006, Muhammad Yunus est à la tête d’un gouvernement de transition depuis le 8 août. Le célèbre économiste a été appelé à la rescousse alors que son pays venait d’essuyer de violentes manifestations étudiantes, qui ont mené à la chute de l’autoritaire ex-Première ministre Sheikh Hasina, au pouvoir depuis 15 ans. Dans un pays à la situation économique par ailleurs fragile, la tâche du « père du microcrédit » s’annonce complexe, mais dans l’immédiat, il incarne les aspirations de nombreux Bangladais en quête d’une société plus juste et démocratique.

Il a pris ses fonctions au milieu de troubles généralisés et d’un large mouvement protestataire. Économiste âgé de 84 ans, Muhammad Yunus dirige le Bangladesh depuis le 8 août dernier, date de sa cérémonie d’investiture qui s’est tenue à Dacca, la capitale. Il pilote un gouvernement de transition, dont l’une des missions principales consiste à préparer la voie vers de nouvelles élections.

Les scrutins antérieurs ont été entachés d’irrégularités sous le régime de sa prédécesseure, l’ancienne Première ministre Sheikh Hasina, dont l’autoritarisme exercé durant plus de 15 ans a conduit au cours de l’été à un soulèvement populaire. En acceptant de prendre les rênes de cette nation musulmane de plus de 170 millions d’habitants, Muhammad Yunus relève un défi difficile, qui soulève attentes et espoirs.

Pour cet homme qui était honni par la « dame de fer », Sheikh Hasina, et qui a été contraint à l’exil en début d’année, son ascension à la tête du Bangladesh incarne un séisme politique et une incroyable revanche. Après des semaines de manifestations violemment réprimées, la fronde étudiante soutenue par la colère de la rue est parvenue, le 5 août dernier, à chasser Sheikh Hasina de son palais et à arracher sa démission. Mais le bilan est lourd : les manifestations antigouvernementales ont fait plus de 450 morts, dont 42 policiers.

Une « deuxième indépendance » ?

D’après Muhammad Yunus, ce renversement de pouvoir correspond à la « deuxième indépendance » du Bangladesh, libéré en 1971 de l’étreinte du Pakistan et, en août, de celle d’un régime autoritaire. Le nouveau chef d’État rend notamment hommage au courage de la jeunesse de ce printemps bangladais et souhaite qu’elle participe « à la création d’un monde nouveau ».

Vêtu de tuniques traditionnelles, Muhammad Yunus est tout d’abord l’économiste qui a soulevé, il y a deux décennies, l’espoir d’éradiquer la pauvreté. Dans sa jeunesse, il a pour bagage le soutien d’une famille aisée, avec un père orfèvre dans la grande ville portuaire de Chittagong, et une bourse d’études obtenue aux États Unis, après avoir étudié l’économie à l’université de Dacca. Il obtient son doctorat en économie en 1969 et enseigne à la Middle Tennessee State University, puis rentre dans son pays en 1971, l’année de l’indépendance, pour ensuite diriger le département d’économie à l’université de Chittagong.

Bouleversé par la grande famine de 1974 qui a tué plus d’1,5 millions de personnes, le jeune homme se consacre à la lutte contre la faim, dans les campagnes pauvres du Bangladesh. « Il fallait que je fasse quelque chose d’immédiat pour aider les gens autour de moi », dira-t-il.

Les critiques tempèrent bientôt l’image de réussite

En 1983, il fonde la Grameen Bank (« la banque des villages »), qui clame être la « première organisation de microcrédit au monde ». Le concept est né quelques années plus tôt avec un prêt de 24 dollars que Muhammad Yunus a donné de sa poche aux femmes de son village, exclues du système des prêts bancaires traditionnels. Bientôt, la Grameen Bank prête des sommes modiques, moyennant intérêts, à près de sept millions de Bangladaises, leur permettant de s’extraire de la spirale de la misère. L’idée consiste ainsi à accorder des prêts à long terme aux personnes les plus défavorisées.

À l’époque, ce modèle de développement économique et social semble être une révolution. En 2006, « le banquier des pauvres » reçoit le prix Nobel de la paix conjointement à la Grameen Bank. « Les êtres humains ne sont pas nés pour souffrir de la misère, de la faim et de la pauvreté », dit-il en acceptant la distinction. Les bénéficiaires de la Grameen Bank se comptent à travers tout le Bangladesh, et plus d’une soixantaine de pays, de l’Afrique à l’Amérique latine, tentent eux aussi l’expérience.

Mais les critiques tempèrent bientôt l’image de réussite. Certains estiment que le microcrédit n’est autre qu’un crédit à la consommation qui favorise le surendettement, poussant ses bénéficiaires vers un cycle d’emprunts à taux élevés. Le principe devient controversé. Il est aussi reproché à Muhammad Yunus d’étendre un monopole à la téléphonie mobile avec l’entreprise Grameen Telecom, ainsi qu’avec de nombreuses autres entreprises.

Le nouveau chef d’État promet de restaurer la loi et l’ordre

En 2007, ses aspirations s’élargissent plus encore : l’homme, désormais célèbre, décide d’entrer en politique. Ses intentions visent notamment à l’établissement d’une constitution laïque et davantage d’autonomie pour les femmes. Son annonce suscite une levée de boucliers au sein de la classe politique du Bangladesh, et Muhammad Yunus renonce à son projet.

Cette tentative lui attire les foudres de la Première ministre Sheikh Hasina, qui l’accuse alors de « sucer le sang » des pauvres. La « dame de fer » réprime toute contestation, et Muhammad Yunus va subir un véritable harcèlement judiciaire, avec plus d’une centaine d’affaires le visant. En janvier 2024, une condamnation l’oblige à fuir à l’étranger. Il sera aussi démis de ses fonctions à la tête de la Grameen Bank, accusé de corruption à plusieurs reprises ou encore de mener campagne en faveur de l’homosexualité, ce qui peut être passible, au Bangladesh, d’une peine de prison.

Aujourd’hui, près de deux mois après la révolution du Bangladesh, le nouveau chef d’État promet de restaurer la loi et l’ordre. Il en appelle à l’apaisement et à la protection des minorités religieuses, après une série d’attaques les visant. Il souhaite valoriser le rôle de la jeunesse dans l’avenir de son pays. Outre la tenue d’élections, il promet aussi une réforme de la Constitution et la gestion de la crise des réfugiés rohingyas, apatrides massés dans des camps au sud du pays. Dans un pays dont la situation économique est par ailleurs fragile, la tâche de Muhammad Yunus s’annonce complexe mais, dans l’immédiat, il incarne les aspirations de nombreux Bangladais, en quête d’une société plus juste et plus démocratique.

(Ad Extra, A. B.)