Asie du Sud-Est : les habitants des pays de l’Asean préfèrent-ils vraiment la Chine aux États-Unis ?

Une rencontre de négociation commerciale entre les États-Unis et la Chine en janvier 2019, en présence de Liu He, vice-Premier ministre chinois. Une rencontre de négociation commerciale entre les États-Unis et la Chine en janvier 2019, en présence de Liu He, vice-Premier ministre chinois. © The White House / Public domain
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Récemment, un think tank singapourien s’est basé sur 1 994 répondants pour évaluer les opinions des habitants de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), qui compte dix pays membres, sur une question en particulier : « Si l’Asean était forcée de s’aligner avec un de ses rivaux stratégiques, lequel devrait-elle choisir ? » David Hutt, chroniqueur politique et spécialiste de l’Asie du Sud-Est, estime que « ce n’est pas une mesure fiable pour évaluer l’opinion de 660 millions d’habitants sur la plus grande question géopolitique actuelle ».

Début avril, une étude de l’ISEAS-Yusof Ishak Institute a fait la une de nombreux médias en affirmant que « la majorité des habitants d’Asie du Sud-Est préfèrent la Chine aux États-Unis ». Mais pour David Hutt, chercheur de l’institut CEIAS (Central European Institute of Asian Studies) et auteur d’une chronique récente sur Radio Free Asia (RFA), cette étude publiée par un think tank singapourien est à prendre avec prudence.

Selon lui, les affirmations selon lesquelles l’image de la Chine est meilleure que celle des États-Unis dans les pays de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) sont largement exagérées. Car il estime que pour titrer « Une étude montre que les Asiatiques du Sud-Est privilégient la Chine aux États-Unis », il ne faut retenir que des moyennes régionales en survolant le rapport.

Il ajoute que les médias ont parlé de l’étude en se basant surtout sur les réponses à la question 31, à savoir « Si l’Asean était forcée de s’aligner avec un de ses rivaux stratégiques, lequel devrait-elle choisir ? ». L’année précédente, en 2023, 61,1 % des répondants d’Asie du Sud-Est avaient indiqué qu’ils choisiraient les États-Unis.

Cette année, ils sont seulement 49,5 %, mais les 50,5 % qui ont choisi la Chine dans l’étude 2024 ne représentent qu’un point de pourcentage de plus, même si on note une nette diminution des répondants favorisant les États-Unis – une évolution qui peut être liée au soutien de Washington à la guerre d’Israël à Gaza, et qui démontre pour David Hutt des opinions fluctuantes d’année en année.

Birmanie : « La Chine appelle toutes les parties à cesser les combats »

Un poste frontière entre la Birmanie et la Chine. Le 16 avril, la Chine a appelé « toutes les parties à cesser les combats ».
Un poste frontière entre la Birmanie et la Chine. Le 16 avril, la Chine a appelé « toutes les parties à cesser les combats ». Crédit : Ilmari Hyvonen / CC BY-NC-SA 2.0 DEED

Quoi qu’il en soit, l’influence de la Chine est bien présente en Asie du Sud-Est, quand on regarde par exemple la guerre civile en Birmanie. Récemment, selon l’agence d’information catholique Ucanews, l’Armée de terre chinoise (PLA) a lancé des exercices militaires le long de la frontière entre les deux pays, près de territoires où la junte a perdu le contrôle face aux milices ethniques après cinq mois de combats acharnés.

Ces exercices militaires chinois sont considérés comme un rappel destiné aux Organisations ethniques armées (EAO) et aux Forces de défense populaires (PDF), qui mènent la rébellion contre la junte birmane. La Chine voudrait ainsi souligner que ses réseaux de gaz et de pétrole de Pékin passant par la Birmanie seront protégés.

De plus, le 16 avril, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Lin Jian, a déclaré que la position de la Chine vis-à-vis de la Birmanie reste claire et consistante. « La Chine appelle toutes les parties à cesser les combats, à résoudre les différends par le dialogue et la consultation et par des moyens pacifiques, et à éviter toute escalade de la situation », a-t-il expliqué, cité par Ucanews.

De leur côté, les pays membres de l’Asean, à l’exception de l’Indonésie et de Singapour, ont été maintes fois accusés d’être trop « mous » vis-à-vis de la junte depuis trois ans, notamment concernant les jeunes birmans recrutés de force par l’armée – des conscriptions forcées qui concernent aussi les Rohingyas, pourtant privés de leurs droits fondamentaux par le régime, notamment de leur droit à la citoyenneté.

« Soft power » : les écoles vitales pour préserver l’identité culturelle et linguistique

La Chine exerce aussi un « soft power » dans la région, en se montrant influente dans d’autres domaines. Par exemple, de plus en plus de Malaisiens préfèrent placer leurs enfants dans les écoles chinoises en Malaisie, afin de leur donner davantage d’opportunités professionnelles dans le pays et à l’étranger.

Selon Ucanews, le cas d’une petite école chinoise dans une région rurale malaisienne est éloquent : l’ensemble des 20 élèves inscrits en première année dans l’établissement chinois sont Malaisiens. Le nombre de Malaisiens a même dépassé le nombre de Chinois au sein de l’école Chi Sin, basée à Bahau, à environ 125 km de Kuala Lumpur, la capitale.

La qualité de l’enseignement dans les écoles malaisiennes est un des facteurs cités parmi les causes de cette évolution. Par comparaison, les écoles chinoises insistent davantage sur des sujets fondamentaux comme les mathématiques et les sciences, tout en offrant la possibilité de maîtriser une troisième langue – le mandarin – qui peut ouvrir de nombreuses opportunités de carrière en Malaisie et à l’étranger. Ainsi, la communauté chinoise considère les écoles comme vitales pour préserver et développer son identité culturelle et linguistique.

« À quel point pensez-vous que la Chine fera ce qu’il faut pour contribuer à la paix ? »

Une école primaire chinoise à Tenom, dans l’État malaisien de Sabah (Bornéo). De plus en plus de Malaisiens voudraient placer leurs enfants dans les écoles chinoises.
Une école primaire chinoise à Tenom, dans l’État malaisien de Sabah (Bornéo). De plus en plus de Malaisiens voudraient placer leurs enfants dans les écoles chinoises. Crédit : CEphoto, Uwe Aranas / CC BY-SA 3.0 DEED

Concernant l’étude publiée par le think tank singapourien, il faut noter que les sondeurs ont interrogé 1 994 personnes. C’est pourquoi dans sa chronique, David Hutt estime que « ce n’est pas une mesure fiable pour évaluer l’opinion de 660 millions d’habitants sur une des plus grandes questions géopolitiques actuelles ».

Il ajoute que l’enquête calcule les moyennes par pays membre de l’Asean de manière égale, sans tenir compte du nombre d’habitants ; donc le petit État de Brunei, qui penche davantage pour la Chine, a le même poids que des pays bien plus peuplés et influents sur le plan géopolitique comme les Philippines, où les répondants à l’étude privilégient plutôt les États-Unis.

Par ailleurs, David Hutt ajoute que la question posée, à savoir la préférence stratégique pour l’une ou l’autre puissance, est une décision géopolitique qui serait particulièrement difficile à prendre au sein de l’organisation de l’Asean, alors que les dix pays membres ont déjà eu du mal à s’accorder sur la manière de réagir au coup d’État de la junte birmane en 2021.

Une moyenne régionale devient donc presque sans valeur pour mesurer des préférences géopolitiques à l’échelle de l’Asean, quand on considère que seuls 24,5 % des répondants se disent « confiants » ou « très confiants » en réponse à la question suivante : « À quel point pensez-vous que la Chine ‘fera ce qu’il faut’ pour contribuer à la paix, la sécurité, la prospérité et la gouvernance globale ? »

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