Birmanie : quatre années de guerre civile, dans une relative indifférence extérieure
Dans le sanctuaire de Chanthargone, archidiocèse de Mandalay, début novembre 2024 à l’occasion du jour des défunts. © Ad ExtraLe 10/01/2025
Alors que la Birmanie s’apprête à marquer, ce 1er février 2025, le quatrième anniversaire du coup d’État de 2021 par la junte militaire du général Min Aung Hlaing, le géopolitologue Olivier Guillard déplore que cet événement soit presque passé sous silence dans le reste du monde. Une situation qu’il explique par d’autres enjeux régionaux (Ukraine, Moyen Orient, Taïwan, péninsule coréenne, mer de Chine du Sud…) plus impactants pour les équilibres internationaux que les conséquences de la guerre civile birmane.
On ne saurait bien sûr comparer ces deux événements politiques, qui interviennent à une douzaine de jours d’intervalle et à 14 000 km de distance l’un de l’autre. Dans la capitale américaine Washington D. C., l’investiture du président Trump à la Maison Blanche, le 20 janvier, sera nécessairement suivie, commentée et analysée par la totalité d’un concert des nations concernées par les conséquences multiples du retour imminent du magnat new-yorkais de l’immobilier à la tête de l’exécutif US.
Moins de deux semaines plus tard, quand une majorité des 51 millions de Birmans, de Rangoun à Laishio et de Naypyidaw à Sittwe, déplorera l’entrée du pays dans une 5e année de guerre civile, il y a fort à parier que la communauté internationale passera très largement à côté de ce triste anniversaire. Ce 1er février 2025, quatre ans se seront en effet écoulés depuis le dernier coup d’État militaire au pays de la Dame de Rangoun (Aung San Suu Kyi, 80 ans dans un semestre, que l’on n’a guère revue en public depuis son arrestation par la junte en février 2021 et dont l’état de santé serait précaire).
C’est dans un quasi-anonymat, voire une réelle indifférence du monde extérieur, que ce pays majoritairement bouddhiste, malmené, à la jointure de l’Asie du Sud-Est, du sous-continent indien et du monde chinois, s’enlise, souffre et espère. Des terres qu’aiment à fouler et dominer les généraux, moins férus de démocratie, de bonne gouvernance et de respect des droits de l’homme que de frappes aériennes meurtrières et destructrices, de répressions massives et autres crimes contre l’humanité, sans que cela n’émeuve grand monde, notamment dans les grandes démocraties occidentales, mais pas seulement.
Une guerre civile presque sous le radar
Certes, des marges orientales de l’Europe à l’effervescent Moyen-Orient, sans oublier la région Indo-Pacifique, le détroit de Taïwan, la péninsule coréenne ou encore la mer de Chine du Sud et son cortège récurrent d’incidents maritimes entre nations riveraines, les échos de la guerre, des douleurs et des violences indicibles résonnent de manière plus intense encore, sur d’autres théâtres de crise qui accaparent une grande attention de l’opinion publique.
A priori, les ondes de choc régionales et internationales de ces divers conflits, tensions et contentieux interétatiques sont autrement plus impactantes pour les équilibres régionaux, la stabilité et les chaînes d’approvisionnement d’une économie globalisée, que celles, plus timides et moins déstabilisantes, émanant des 676 000 km² d’un territoire birman happé tout entier, du Nord (État Kachin) au Sud (État Karen, région de Tanintharyi) et d’Ouest (Arakan) en Est (État Shan), par la guerre civile.
Une guerre civile presque sous le radar en ce début 2025, qui met aux prises deux segments irrédentistes et que tout oppose de la société birmane. D’un côté la junte militaire (officiellement State Administration Council ou SAC), qui voue depuis toujours dans l’histoire moderne birmane (depuis l’indépendance de la couronne britannique obtenue en janvier 1948) un mépris féroce aux promoteurs de la démocratie et autres défenseurs civils des droits de l’homme. De l’autre, une Birmanie pro-démocratie opiniâtre, résiliente et résolue se dresse depuis quatre ans.
Le régime militaire n’a cessé de perdre du terrain
Cette dernière est organisée autour d’un gouvernement d’unité nationale en exil (le NUG, qui inclue nombre de cadres de la Ligue nationale pour la démocratie, le parti d’Aung San Suu Kyi), d’une noria de groupes ethniques armés (les GEA, rompus depuis des décennies au maniement des armes et à la guérilla contre l’armée birmane) et d’une galaxie récente et éclectique de milices citoyennes locales hostiles à la junte (les People’s Defense Forces ou PDF, aujourd’hui comptées en centaines).
Le tout soutenu par une majorité de Birmans, éreintés par le poids et le coût multiforme du conflit, mais ne rompant pas, décidés à se défaire coûte que coûte, une bonne fois pour toutes, de l’emprise permanente des généraux sur le cours des choses birmanes. Ayant bien compris qu’ils devraient œuvrer seuls à leur libération du joug martial, ils ont observé avec une frustration compréhensible le monde extérieur au chevet de la population ukrainienne dès le premier jour de l’invasion russe.
En dépit de la morgue habituelle du senior-général Min Aung Hlaing (ancien chef des armées et n°1 du SAC) et de ses envolées récentes quant à l’évolution des hostilités sur les différents fronts, le régime militaire et ses forces armées pléthoriques (150 000 soldats, auxquels il faut ajouter divers supplétifs, dont nombre de milices locales pro-junte) n’ont cessé de perdre du terrain face aux forces de la résistance depuis l’automne 2023.
Au point de ne plus avoir aujourd’hui le contrôle « direct » que sur un tiers du territoire, selon les observateurs et le NUG, ce dernier estimant que les forces pro-démocratie coalisées ont aujourd’hui la main sur près de 45 % du pays. Cette situation atteste de leur résilience, de leur détermination et du soutien indéfectible de la plupart des Birmans, pourtant à maints égards réprimés, éreintés et quasi-abandonnés par le monde extérieur.
Vagues promesses et médiateur intéressé
De son côté, le SAC de Min Aung Hlaing (dont on annonce régulièrement depuis deux ans une mise à l’écart par ses pairs généraux, mais qui ne s’est guère matérialisée jusqu’alors) a fait diverses annonces dernièrement, à plusieurs reprises, sans consentir à trop d’efforts pour paraître crédible.
Tout d’abord, il s’agirait d’organiser un scrutin législatif à l’automne 2025 (soit cinq ans après avoir tourné le dos aux résultats défavorables et indiscutables des dernières élections). Un projet rejeté en bloc par la société civile birmane et les principaux partis politiques pro-démocratie, et dénoncé par avance par les capitales occidentales.
Deuxièmement, le SAC voudrait initier des pourparlers de paix avec ses principaux adversaires sur le terrain (notamment les groupes ethniques armés de la Brotherhood Alliance, qui se compose de trois GEA parmi les plus combatifs, s’opposant sur de multiples fronts à l’armée de Min Aung Hlaing : l’Arakan Army, la TNLA et la MNDAA). Un projet soutenu sinon fortement encouragé par le gouvernement chinois, lequel propose ses bons offices, en sa qualité complexe d’interlocuteur commun de l’ensemble des parties du conflit.
Mais en Birmanie, la Chine est une médiatrice aux motivations pour le moins particulières. Nombre d’actifs birmans, à l’instar de certains grands chantiers en cours composant le China Myanmar Economic Corridor (lui-même pièce majeure de l’ambitieuse Belt & Road Initiative, les Nouvelles routes de la soie chères au président chinois Xi Jinping), sont aujourd’hui directement menacés par la poursuite des hostilités et les revers militaires en série subis depuis 15 mois par la Tatmadaw (nom officiel de l’armée birmane), plus particulièrement dans l’État Shan (frontalier du Yunnan chinois) et en Arakan.
C’est en effet en Arakan que se trouvent notamment le point de départ des oléoducs et gazoducs reliant la Birmanie et le Yunnan chinois, ainsi que le port en eau profonde et la zone économique spéciale de Kyaukpyu, tous deux gérés par des opérateurs chinois.
« Notre objectif est d’atteindre un point de basculement en 2025 »
Début janvier, entre incantation et résolution, Duwa Lashi La, le président du NUG, dévoilait à la presse internationale sa feuille de route 2025, en résumant son propos sur un axe limpide : « Notre objectif est d’atteindre un point de basculement en 2025, une situation similaire à celle de la Syrie lorsque M. Al Assad a quitté son pays. Nous devons porter le coup de grâce au SAC. » Pour sa part, dans son discours du nouvel an, Min Aung Hlaing appelait la population à collaborer « pour mettre fin au conflit », en tentant de convaincre les Birmans – à l’impossible nul n’est tenu – que ses efforts visent « uniquement à résoudre les conflits pour le bénéfice de la nation et du peuple, en favorisant un environnement stable et pacifique ». Passons.
Du côté de la population birmane, du NUG et des GEA, on prête une attention très relative au changement imminent de locataire – et d’état d’esprit – à la Maison-Blanche, en étant d’avance convaincu que la future administration républicaine, sous les ordres du tumultueux et imprévisible Donald Trump, ne se perdra pas en efforts pour ramener la Birmanie en terrain apaisé, laissant plutôt à la Chine le soin de s’atteler à la tâche. Avec le résultat que l’on devine déjà ; mais cela importe-t-il seulement au successeur de Joe Biden ? Rien ne semble moins sûr.
(Ad Extra, Olivier Guillard)