Interview. Les tensions géopolitiques en Corée, « un laboratoire en évolution permanente »

Monument de l’Unification, une sculpture symbolisant la paix intercoréenne, située au troisième tunnel de la DMZ (zone démilitarisée). Le Nord et le Sud sont représentés comme se rapprochant l’un l’autre, devant le musée de la DMZ. Monument de l’Unification, une sculpture symbolisant la paix intercoréenne, située au troisième tunnel de la DMZ (zone démilitarisée). Le Nord et le Sud sont représentés comme se rapprochant l’un l’autre, devant le musée de la DMZ. © UNC-CFC-USFK (CC BY 2.0)
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Ces dernières semaines, les tensions dans la péninsule coréenne se sont encore aggravées, entre des coups de semonce au passage de soldats nord-coréens à la frontière intercoréenne, des ballons de déchets envoyés au Sud par le Nord, et un accord stratégique signé cette semaine par Vladimir Poutine et Kim Jong-un à Pyongyang. Rencontre avec le géopolitologue Olivier Guillard, spécialiste de l’Asie, qui décrypte la situation et son évolution possible, ainsi que les enjeux stratégiques de cette partie du monde.

Vous vous intéressez depuis longtemps à l’Asie, en tant que spécialiste en géopolitique. Quelle est votre expérience de la Corée ?

Je me suis associé à divers programmes de recherche liés à la Corée du Sud, en apportant un regard extérieur : sur les relations intercoréennes, mais aussi sur les relations avec le Japon, les États-Unis et la Chine… Évidemment, en Corée, tout tourne souvent autour de Pyongyang. Comment doit-on s’y prendre ? Comment s’y prend-on mal ? Est-ce que la politique de la main tendue apporte quelque chose ? C’est un laboratoire en évolution permanente. J’essaie de ne pas prendre parti, même s’il est difficile de défendre la position nord-coréenne quelle qu’elle soit, puisque de toute manière elle n’est pas spécialement bien intentionnée, et ce depuis toujours.

Il y a deux directions radicalement opposées entre les tentatives de réconciliation et les sanctions occidentales… Qu’en pensez-vous ?

Pour faire simple, il y a deux regards. D’un côté un regard angélique, c’était d’une certaine manière celui de l’ancien président sud-coréen Moon Jae-in. De l’autre une attitude de crispation, d’obstruction et de non-coopération systématique face aux agissements et aux demandes de la Corée du Nord. C’est la position du président actuel Yoon Suk-yeol. Cette dernière attitude ne débouche sur rien et mène à toujours plus de prolifération balistique et nucléaire, plus de tensions dans la péninsule coréenne et de raidissement permanent.

On ne va pas s’entendre de toute façon. Mais on peut se dire qu’on peut discuter malgré tout. A minima geler les choses, voire les arranger, mais c’est donnant donnant. Il faut pour cela qu’il y ait des efforts de part et d’autre et moins d’agressivité verbale. En somme, de la part de Séoul et des alliés américains, cela veut dire « tant que vous êtes butés, on ne fait rien ». Ce que déteste la Corée du Nord. Les responsables nord-coréens ne conçoivent pas qu’avec tout ce qu’ils font, la gestion du dossier nord-coréen ne soit pas tout en haut de la pile du chef de l’État américain.

Soit vous avez l’approche des conservateurs qui sont actuellement au pouvoir en Corée du Sud : c’est Pyongyang qui a initié la guerre, qui entretient les tensions dans la péninsule, qui a développé l’arme atomique, qui fait des essais de tirs de missiles de tous les côtés, donc on ne peut pas leur faire confiance.

Soit on se dit qu’on comprend mal la Corée du Nord, qu’on n’a pas la bonne approche et qu’il faut faire autre chose, qu’on ne peut pas être que dans la sanction, le bannissement, l’isolement.

Vue sur le pont ferroviaire de la liberté (l’ancien et le nouveau) à Imjingak, dans la zone démilitarisée (DMZ) au nord de Séoul. Le pont relie le nord et le sud.
Vue sur le pont ferroviaire de la liberté (l’ancien et le nouveau) à Imjingak, dans la zone démilitarisée (DMZ) au nord de Séoul. Le pont relie le nord et le sud. Crédit : Mike Rowe / CC BY-NC 2.0

En 2019, vous avez publié le livre « Que faire avec la Corée du Nord ? ». Vous y invitez à la prudence et à l’humilité, face à de multiples interrogations vis-à-vis du régime de Pyongyang. Quelle est l’attitude à adopter ?

Je pense qu’il n’y aura aucune approche parfaite tant que le régime ne changera pas, au moins dans son ADN, et ce n’est pas près d’être le cas. Il y a certainement une hypothèse plus pertinente que l’autre. On ne peut pas envisager d’attendre 150 ans, six générations, jusqu’à ce que les Nord-Coréens changent leur fusil d’épaule.

D’un autre côté, on peut difficilement se montrer plus sévère, alors que les sanctions, qui sont censées toucher le régime, ne font qu’affecter la population, comme toujours. Les sanctions, l’arme symbolique officielle de la communauté internationale, n’aboutissent jamais au changement de régime, ne remettent pas les coupables dans le droit chemin… C’est se tromper de cible.

Entre les deux, que faire ? C’est difficile. Je pars du principe que de toute façon, on ne peut pas du tout faire confiance aux responsables nord-coréens. Ils promettent, mais ne font rien. Ils vous laissent venir, avec de beaux projets, des opérations intercoréennes, donc on met les chantiers en route, mais en fait, la contrepartie nord-coréenne ne vient jamais.

Quand on part de ce constat, on peut hésiter à engager des ressources… Ce sont des paris politiques. On peut éventuellement se demander si on peut tolérer, mais tolérer en faisant quoi ? En faisant quelque chose ou en ne faisant rien ? En se montrant agressif, quitte à ce que la Corée du Nord se raidisse encore plus ? Vous voyez les complexités de cette dynamique.

Cette semaine, les 19 et 20 juin, le président russe Vladimir Poutine s’est rendu pour la première fois à Pyongyang, où les deux pays ont signé un accord stratégique. Quelle a été la réaction de la Chine ?

La Chine n’a pas été très satisfaite du contenu de cet accord, elle n’a pas aimé ce séjour. Cela dit il y a parfois, dans les anciens régimes autoritaires communistes, des différences inouïes entre le verbe, l’écrit et la substance qui viendra ou non derrière. Ainsi, quand on voit Kim Jong-un déclarer dans les médias que « le président Poutine est mon ami le plus honnête, c’est aujourd’hui mon meilleur ami », il faut se rappeler qu’il a dit la même chose à plusieurs reprises au président chinois. Pékin ne digère pas tout cela facilement, mais c’est fait exprès, Pyongyang fonctionne très bien comme cela.

Même la Chine s’y prend très délicatement quand elle veut montrer son mécontentement ou faire passer un message à Pyongyang. Pourtant, elle représente 85 % du commerce avec la Corée du Nord, et c’est sa porte sur le monde extérieur dans une certaine mesure. Par exemple, Internet passe par la Chine pour arriver en Corée du Nord. La Chine a donc une prise très importante sur le régime, et elle ne veut pas d’une Corée du Nord qui soit encore plus puissante. C’est un pays qui ajoute des ogives nucléaires à son arsenal tous les trois mois. La Chine ne souhaite pas cela, mais elle a perdu le contrôle de ce côté-ci. Pékin ne veut pas perdre définitivement le contrôle ou plus encore.

La Chine a besoin que la péninsule coréenne reste divisée. Idéalement, Pékin voudrait d’une Corée du Nord moins menaçante, moins défiante, qui permettrait de former un État tampon plus sino-compatible entre la Chine et la Corée du Sud.

L’ancien président sud-coréen Moon Jae-in (à gauche), en 2019 avec Donald Trump dans la DMZ (zone coréenne démilitarisée).
L’ancien président sud-coréen Moon Jae-in (à gauche), en 2019 avec Donald Trump dans la DMZ (zone coréenne démilitarisée). Crédit : Official White House Photo by Shealah Craighead / PDM 1.0

En définitive, la communauté internationale ne sait pas comment s’y prendre ?

On est très embêtés, parce que cet acteur-là a un jeu particulier sur lequel on a très peu de prises. C’est un pays qui est capable, pour réaliser certains de ses desseins, de laisser mourir plusieurs millions de personnes. Aujourd’hui, près de 20 % de la population mange péniblement un repas par jour. Cela ne s’est pas vu cette semaine sur les images de Pyongyang, où on se serait cru dans une grande artère de Disneyland. Mais il suffit de sortir de la ville, c’est assez extraordinaire : deux mètres plus loin, vous revenez 70 ans en arrière.

Je n’aime pas l’idée de dire que c’est sans issue, mais comment faire ? Ce que voulaient les autorités coréennes jusqu’à il y a peu de temps, en tout cas du côté du Sud, c’était trouver matière à se rassembler à terme, sur un calendrier assez étiré dans le temps. Les Nord-Coréens ont fait croire pendant longtemps qu’ils étaient favorables à cette feuille de route.

Mais en fait, ils n’ont jamais voulu d’une association ou d’une confédération intercoréenne comme cela avait été envisagé. Ce que voulait Pyongyang, finalement, c’est dominer l’ensemble de la péninsule. L’argument qui est développé, c’est que si la Corée du Sud a une économie quarante fois plus développée et une population deux fois plus importante, c’est la Corée du Nord qui a l’arme nucléaire. La vision de Pyongyang est bien sûr un peu tronquée, mais dans l’état actuel des choses, la réunification n’est pas concevable.

Il n’y aura donc pas de changements à court terme ?

C’est une situation qui est partie pour durer au moins à court et moyen terme. À plus long terme, c’est trop éloigné pour donner une analyse pertinente. Est-ce que c’est sans espoir ? Je ne le souhaite pas. Mais en tout cas, je pense qu’il n’y aura pas de changements à court terme.

La situation actuelle est parfaite pour la Corée du Nord, qui a une seule ambition, se maintenir au pouvoir, et tant pis pour les privations. C’est très confortable d’être un dictateur nord-coréen aujourd’hui : il n’a rien à perdre et tout le monde le craint. C’est le seul régime au monde d’importance particulière, peut-être avec l’Iran, qu’on ne peut pas renverser.

Du côté du Sud, la politique de sévérité vis-à-vis du Nord du président Yoon ne risque pas de changer soudainement. Pyongyang risque encore moins de décider du jour au lendemain de changer de régime, et la Corée du Nord n’est pas menacée de l’intérieur. Les Nord-Coréens savent qu’ils ne vivent pas dans un paradis, mais la prise de risque serait démesurée. Ne serait-ce que penser dire du mal du régime, dans un climat d’hypersurveillance, ce n’est pas possible aujourd’hui.

Si on reprenait cette discussion dans six mois, je ne suis pas sûr qu’il y aurait beaucoup d’éléments nouveaux à ajouter, hormis quelques incidents. Je ne demande pas mieux que d’être démenti, mais je crois que je ne prends pas beaucoup de risques en disant cela ! Donc il faudra être patient.

Docteur en droit international, spécialiste de l’Asie, Olivier Guillard est chercheur à l’Iris et directeur de l’information de la société Crisis 24.

(Propos recueillis par Ad Extra)