Philippines

Des bancs de l’église aux guitares électriques : enquête sur les Philippins qui quittent le catholicisme pour devenir « born again »

Si le catholicisme a longtemps semblé indétrônable aux Philippines, de plus en plus de Philippins se tournent vers les groupes évangéliques dits « born again ». Si le catholicisme a longtemps semblé indétrônable aux Philippines, de plus en plus de Philippins se tournent vers les groupes évangéliques dits « born again ». © christianlearning.com
Lecture 9 min

Aux Philippines, la foi chrétienne est partout : dans les rues, les fêtes, la politique et les conversations quotidiennes. Longtemps, le catholicisme a semblé indétrônable, héritage de la colonisation espagnole et ciment de l’identité nationale. Pourtant, les statistiques montrent un glissement discret mais significatif : de plus en plus de Philippins se tournent vers les groupes évangéliques dits « born again ». Ces communautés, moins hiérarchiques et plus festives, séduisent en particulier les jeunes. Derrière ce mouvement se cachent des enjeux religieux, sociaux et politiques : crise de légitimité du catholicisme, critiques d’un clergé jugé trop rigide, et émergence d’une spiritualité plus personnelle, joyeuse et directe.

Les Philippines sont souvent décrites comme le seul bastion catholique d’Asie, héritage direct de plus de trois siècles de colonisation espagnole. Le catholicisme y a façonné l’éducation, la politique et la vie quotidienne, mais il traverse aujourd’hui une crise qui fragilise son autorité morale. Les statistiques nationales indiquent qu’en 2000[1], 82,3 % de la population se déclarait encore catholique, mais vingt ans plus tard[2], ce chiffre est tombé à 78,6 %. La baisse peut sembler limitée, mais elle s’accompagne d’une croissance impressionnante des groupes évangéliques, notamment des born again, qui ont doublé leur proportion en passant de 4,1 % à 8,2 % sur la même période.

La (relative) crise du catholicisme aux Philippines

Cette érosion s’explique par plusieurs facteurs : en premier lieu, les scandales qui ont traversé l’Église catholique romaine aux Philippines. Les accusations de corruption, les affaires de pédophilie sont autant de blessures qui ont terni l’image d’une Église longtemps perçue comme intouchable.

S’y ajoutent les attaques frontales de Rodrigo Duterte, président de 2016 à 2022, qui n’hésitait pas à qualifier les évêques de personnes « inutiles » et à appeler à « les tuer »[3], accusant l’Église d’hypocrisie. Ces mots violents, choquants pour beaucoup, ont néanmoins contribué à banaliser la critique d’une institution centrale.

Mais la crise est aussi doctrinale. Sur des sujets de société comme la contraception, l’avortement ou la séparation de l’Église et de l’État, l’institution romaine s’est souvent montrée hésitante, difficilement capable de se moderniser sans se contredire. Pour une partie des fidèles, ce discours incertain paraît donc déconnecté de leurs réalités quotidiennes.

Cette perception d’un catholicisme rigide est d’ailleurs un souvenir partagé par nombre de celles et ceux qui l’ont quitté. Une pasteure aujourd’hui âgée de soixante ans raconte son enfance dans une école catholique des années 1960 : « J’ai étudié dans une école catholique. On nous disait que c’était interdit de fréquenter les protestants. À mes yeux, l’Église de l’époque était fanatique. »

L’Église a produit des visuels indiquant les positions acceptables durant les prières comme le Notre Père (Ama Namin), ce qui est susceptible de renforcer une image de rigidité.
L’Église a produit des visuels indiquant les positions acceptables durant les prières comme le Notre Père (Ama Namin), ce qui est susceptible de renforcer une image de rigidité.
© Catéchistes de Saint François Xavier/Facebook

La formation des prêtres illustre également cette lourdeur, d’après celles et ceux qui ont fait le choix de quitter le catholicisme. Devenir prêtre requiert six ou sept années de séminaire, alors que chez les born again, l’appel à devenir pasteur relève d’une conviction personnelle plus que d’un diplôme. Comme le dit l’un d’entre eux : « Ce qui compte, ce n’est pas la durée de la formation, mais la capacité à rassembler autour de chants et de prières. » Cette différence reflète l’écart entre une institution hiérarchisée et un mouvement plus souple, quitte à sacrifier l’exigence doctrinale.

Les born again, en particulier les personnes nouvellement converties, soulignent que le culte catholique leur semble parfois figé. L’Église aux Philippines produit par exemple des visuels pour rappeler aux fidèles comment positionner leurs mains pendant la prière, soulignant que seul le prêtre peut orienter sa paume vers le ciel. Cette codification stricte contraste avec les cultes évangéliques, où la danse, les chants et la musique proche du rock créent une ambiance festive et participative. Pour de nombreux jeunes, la messe paraît froide et distante, alors que les rassemblements born again offrent une expérience joyeuse, collective et émotionnelle.

La dynamique des communautés born again

C’est dans ce contexte de fragilisation du catholicisme que les groupes évangéliques ont trouvé un terrain fertile. Mais leur croissance repose sur un modèle distinct de celui des grandes Églises protestantes institutionnalisées comme les megachurches pentecôtistes ou baptistes. Ces dernières se structurent en territoires appelés chapters, comparables aux paroisses catholiques, avec une organisation hiérarchique et des règles bien établies.

Les born again, eux, refusent cette logique territoriale. Ils se rassemblent dans des Églises de quartier, des groupes de prière ou des fellowships, parfois reconnus officiellement, parfois non. Dans ce modèle, pas de séminaire obligatoire pour le clergé, un culte contemporain, une direction souvent laïque, des petits groupes proches des gens, une implication émotionnelle des fidèles et un enseignement centré sur la Bible. Cette souplesse leur permet d’être mobiles et accessibles.

La théologie héritée du protestantisme des born again accentue cette attractivité aux Philippines. Contrairement au catholicisme, où le Salut repose sur les œuvres et les sacrements, ici il suffit d’accepter Jésus comme son sauveur personnel ou Tagapagligtas. Le Salut devient une relation intime, directe, sans médiation. « Je n’ai pas besoin qu’un prêtre me dise comment prier. Ma relation avec Jésus est personnelle », explique un fidèle. Deux personnes homosexuelles témoignaient ainsi se sentir mieux accueillies chez les born again : « Avec Jésus, nous discutons directement de qui nous sommes. »

Ce rapport personnel au divin correspond à une société qui s’individualise et dans laquelle les personnes recherchent une foi incarnée, adaptée à leurs choix de vie. Sur le plan théologique, les born again se constituent donc comme une force de contestation envers le catholicisme philippin. Pour eux, l’Église philippine frôle l’idolâtrie en organisant des processions, en vénérant les saints, les statues ou encore le Santo Niño. Là où les catholiques philippins entretiennent parfois un culte des images, les born again indiquent un retour à l’essentiel : la Bible et Jésus, sans intermédiaires. « Jesus, sapat lang ! » (Jésus, il nous suffit !) comme aiment dire les pasteurs et les personnes nouvellement converties.

Mais, bien au-delà de la théologie, leur méthode missionnaire explique leur succès. Là où l’Église catholique se structure autour de la vie paroissiale, les born again en sortent, organisent des cultes dans les parcs, visitent les prisons, distribuent des repas et des biens de première nécessité dans les quartiers pauvres.

Un prêtre diocésain racontait sa frustration : « J’organisais une activité et, comme par hasard, les évangéliques ont programmé la leur le même jour. Ils distribuaient du riz et des petits sachets de shampoing. C’est un peu une manière de forcer l’adhésion. » Malgré cette critique, il reconnaît aussi leur efficacité et l’inspiration qu’ils apportent pour remettre les plus pauvres au centre de la mission. Dans un pays où les inégalités sociales sont fortes, cette proximité directe et tangible séduit.

Une église born again à Batangas City, Philippines. Souvent, ces églises utilisent de petits bâtiments et refusent l’opulence.
Une église born again à Batangas City, Philippines. Souvent, ces églises utilisent de petits bâtiments et refusent l’opulence.
© RamonFVelasquez / CC BY-SA 3.0

Une recomposition religieuse en marche

La montée des groupes évangéliques, et particulièrement des born again, ne se limite pas à une simple concurrence religieuse. Elle traduit une mutation plus large du paysage social et culturel philippin. Les jeunes générations, en quête d’authenticité et de joie, trouvent dans les rassemblements évangéliques un espace où la foi s’exprime de manière festive et participative. Là où la messe catholique peut sembler distante, les services religieux des born again deviennent de véritables moments de fête, portés par la musique et l’émotion[4]. « Quand nous chantons ensemble, quand nous levons les mains, je sens que Jésus est là. Ce n’est pas une obligation, c’est une joie », explique une jeune fidèle.

Cette transformation reflète aussi une contestation d’un certain ordre établi. Quitter le catholicisme, c’est parfois rompre avec une institution jugée trop hiérarchisée et rigide. Les born again incarnent une alternative plus souple et plus vivante, se présentant comme capables de répondre aux aspirations spirituelles contemporaines. Leur succès, bien que relatif, montre que la religion reste centrale aux Philippines, mais qu’elle change de visage.

Mais il serait exagéré d’annoncer la fin du catholicisme et l’effondrement de la vie paroissiale dans l’archipel. Les processions, les fêtes et les sacrements continuent de rythmer la vie de millions de personnes. Cependant, c’est bien le monopole catholique qui semble ébranlé. Une recomposition religieuse est en marche : le catholicisme doit désormais coexister avec une pluralité d’expressions chrétiennes, dont les born again sont l’une des plus dynamiques.

En ce sens, le succès des born again ne concerne pas seulement le religieux, mais dit quelque chose des transformations sociales aux Philippines. Il exprime le désir d’une foi plus directe, plus joyeuse, plus incarnée, où chacun peut trouver sa place sans passer par des hiérarchies rigides. C’est peut-être là la clé de leur croissance : offrir une spiritualité vivante dans une société en quête de renouveau.

(Ad Extra, Jérémy Ianni)

À propos de l’auteur : Jérémy Ianni, doctorant en sciences de l’éducation, aujourd’hui basé à Kuala Lumpur, a vécu à Manille durant plus de dix ans. Aux Philippines, il a travaillé en particulier sur la discipline en éducation, la guerre contre la drogue, l’articulation entre les Églises et l’État et les mutations de la chrétienté aux Philippines. Il est aussi engagé dans plusieurs projets associatifs liés à la grande pauvreté, l’éducation populaire et l’émancipation.


[1] National Statistics Office, 2000, Census of Population and Housing, Report No. 2 Volume I Demographic and Housing Characteristics, table 8, p. 60.

[2] Philippines Statistics Authority, 2023, Religious Affiliation in the Philippines (2020 Census of Population and Housing), 2023, en ligne : https://psa.gov.ph/content/religious-affiliation-philippines-2020-census-population-and-housing

[3] Voir par exemple l’article de Ted Regencia paru dans Aljazeera en décembre 2018, en ligne : https://www.aljazeera.com/news/2018/12/5/philippines-duterte-kill-those-useless-bishops.

[4] Vous pouvez par exemple écouter cette chanson évangélique en langue tagalog : https://www.youtube.com/watch?v=ql_3X6Fk9gw.

Ad Extra est un site participatif, si vous souhaitez réagir, vous pouvez nous proposer votre contribution