Inde

Hindouisme et christianisme en dialogue : des moines précurseurs

Henri le saux, Raimon Panikkar et Giorgio Bonazzoli célébrant la messe chez les Petites Sœurs de Jésus à Bénérès, en 1965. © IRFA
Lecture 9 min

Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le monachisme chrétien trouve dans les grandes traditions spirituelles d’Asie des sources d’inspiration originales. En Inde, trois personnalités puissantes vont initier des formes de dialogue entre moines chrétiens et renonçants hindous fondées sur des expériences de vie commune.

« Repenser l’Inde en chrétien et le christianisme en Indien »

Jules Monchanin au Shantivanam, Inde.

L’abbé Jules Monchanin (1895-1957) s’installe en Inde en 1939 pour vivre son projet de « repenser l’Inde en chrétien et le christianisme en Indien ». Il fonde Shantivanam (le « bois de la paix »), un modeste lieu de vie retirée, sur les bords de la Kaveri, en pays tamoul, une région particulièrement riche du point de vue spirituel, où vivent de grands maîtres hindous, comme Ramana Maharshi. D’emblée, il lui donne un double nom : l’ashram du Saccidânanda, « Être-Conscience-Béatitude », qui désigne l’absolu dans la grande tradition indienne de la non-dualité ; et l’ashram de La Trinité. Une double appellation qui symbolise la vocation du lieu : une fondation dont les règles de vie commune permettraient aux renonçants hindous et aux moines chrétiens de vivre, sans syncrétisme, dans une synergie qui irrigue leurs vocations respectives. Pour lui, la force de l’Inde est d’avoir pu conserver vivantes les méthodes intériorisantes de l’ascétisme et les exercices spirituels réunis sous le nom de yoga. Au-delà des différences doctrinales, il y a une forme d’universalité de la vie érémitique qui permet la rencontre en profondeur.

« L’expérience aurorale… au ciel le plus intérieur de l’âme »

Henri Le Saux à Benarès

Henri Le Saux (1910-1973), jeune moine à l’abbaye bénédictine de Kergonan, se nourrit de la spiritualité des Pères cappadociens et des ermites des déserts d’Égypte et de Syrie. Lorsqu’il rencontre dans ses lectures des traductions des Upanishads, il est bouleversé de découvrir la similitude entre certaines d’entre elles et un hymne de Grégoire de Naziance : « Ô Toi, l’au-delà de tout… quel langage pourra jamais te dire ?… Aucun mot ne t’exprime ». Il étudie le sanskrit, il arrache à ses supérieurs la promesse de le laisser partir, il échange des lettres avec le P. Monchanin, dans lesquelles il lui précise son projet d’adapter la règle de saint Benoît « si souple et universelle » aux « usages proprement hindous », de « repenser à l’hindoue le dogme chrétien, repenser à la chrétienne la spéculation hindoue ». Cette recherche repose sur trois piliers : la foi chrétienne, la philosophie indienne, la vie monastique retravaillée par la rencontre entre les deux. Henri Le Saux y restera fidèle toute sa vie, mais d’une manière qu’il n’avait pu prévoir, car la rencontre avec les maîtres tamouls (Ramana Maharshi, Gnânânanda) et surtout l’expérience du renoncement vont le transformer radicalement. Parti vivre en ermite aux confins de l’Himalaya, il connaît le « lever du Soi », « l’expérience aurorale », « le lever de l’aurore de la Sagesse, au ciel le plus intérieur de l’âme »[1]. Lorsqu’il mourra en 1973, il n’aura pas réalisé l’impossible, c’est-à-dire une synthèse entre métaphysique hindoue et théologie chrétienne, mais il aura réuni au plus profond de son existence l’expérience du sannyasin hindou et celle du moine chrétien, en qui résonne l’héritage du monachos syrien des premiers siècles.

Kurisumala : « Liturgiquement oriental, spirituellement cistercien et culturellement indien »

Au point de départ de la vocation de Francis Mahieu (1912-2002), un même choc, un même appel. Il raconte qu’en 1932, étudiant à Londres, il vit le Mahatma Gandhi souriant sortir pieds nus de Buckingham Palace, vêtu de son seul dhoti de coton blanc. Il eut une réaction bien différente de celle de Churchill, qui ne voyait en Gandhi qu’un « fakir à demi-nu » : « Pour moi, c’était la victoire d’un homme qui incarnait la pauvreté, c’était l’épiphanie d’une puissance purement spirituelle, et je commençai à rêver de suivre le même chemin ». Au moment où il renonce à la direction de l’entreprise familiale pour entrer à la Trappe de Scourmont, on y projette une fondation en Inde. Mais après la seconde guerre mondiale, l’abbaye est ruinée, le projet abandonné… sauf pour le P. Francis qui s’obstine et, désavoué par sa communauté, part seul pour l’Inde en 1955. Sans argent, sans mandat, mais indéfectiblement attaché à sa vocation monastique, il rejoint les P.P. Monchanin et Le Saux à Shantivanam. « Ce fut mon noviciat de l’Inde ». Après deux ans, il s’installe avec le P. Bede Griffiths (un disciple de Dom Le Saux) et quelques compagnons sur une montagne magnifique et sauvage du Kerala, Kurisumala, la « Montagne de la Croix ». Partant du dénuement le plus absolu, en bute à la méfiance de l’Église locale et au scepticisme de ses supérieurs européens, il construit un monastère et élabore un rite liturgique. En 1968 la communauté compte déjà une vingtaine de moines et a créé une ferme d’élevage modèle. Francis est naturalisé indien sous le nom d’Acharya, et l’ashram de Kurisumala devient un centre de prière et de méditation où continuent de monter aujourd’hui des chercheurs de Dieu du monde entier. Il a été finalement élevé au rang d’abbaye par l’Ordre cistercien, sans qu’il perde la spécificité que lui avait assignée son fondateur : « Liturgiquement oriental, spirituellement cistercien et culturellement indien ».

Trois hommes, trois charismes différents – le pionnier, le renonçant solitaire, le fondateur d’abbaye – et une même attirance pour les traditions de sagesse indiennes, appuyée sur une inaltérable fidélité à leur identité chrétienne. Conjuguer leurs richesses respectives dans la perspective d’une vie mystique renouvelée par leur rencontre, et cela sans syncrétisme : une telle expérience est si difficile que Dom Le Saux la dira « crucifiante », mais elle est porteuse d’espérance.

La rencontre avec l’Orient : « une chance pour l’Ordre monastique occidental »

À leurs débuts, les parcours de ces moines sont hors norme pour l’Église de leur temps, mais à partir des années 1960, des évolutions fondamentales leur donnent une légitimité croissante. Le concile Vatican II reconnaît l’importance cruciale d’une ouverture à « la sagesse des nations ». Lorsque le pape Paul VI se rend en Inde en 1964, Dom Le Saux est appelé à faire partie de son entourage. Le trappiste américain Thomas Merton (1915-1968) explore, au même moment, les points de convergences entre bouddhisme zen et monachisme chrétien ; en 1967, il est l’artisan de la conférence épiscopale de Bangalore, qui débouche sur le Congrès monastique pan-asiatique de Bangkok (1968). Un vent nouveau souffle ! « Ce n’est qu’alors que nous avons pu partager ouvertement nos convictions et penser d’une façon positive à une rencontre monastique avec nos frères hindous », dira le P.Mahieu.

Dans le sillage de ces grands pionniers, en 1993, la Commission internationale pour le dialogue interreligieux monastique – connue sous les sigles français DIM et américain MID – élabore un document qui a pour titre « Contemplation et vie monastique »[2]. Le texte, d’une grande hauteur spirituelle, affirme que « cette rencontre avec l’Orient est une chance pour l’Ordre monastique occidental en permettant un réveil de cette quête contemplative qui lui est constitutive ». Dans un numéro spécial du Bulletin international du DIM, édité à l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire, le frère Alvarez Velasco, du monastère de Silos, en Espagne, constate : « Au long de l’histoire, les meilleures spiritualités sont celles qui ont su représenter et accueillir les inquiétudes les plus authentiques et vivantes des époques dans lesquelles elles se déroulaient. Nous-mêmes, nous devons vivre au début du XXIe siècle, période caractérisée par la facilité des échanges, par l’abondance des relations ; à notre époque, nous avons besoin d’une « spiritualité de dialogue », qui représente et incarne la volonté d’interrelation sociale et culturelle »[3].

Thomas Merton et Le Dalaï-Lama, Dharamsala, 1968.
© IRFA


Ysé Tardan-Masquelier
Historienne des religions et indianiste, Ysé Tardan-Masquelier a enseigné à l’Institut Catholique de Paris l’histoire de l’hindouisme. Directrice de projets à l’École Française de Yoga (EFY), elle a été à l’initiative du Diplôme universitaire (DU) Cultures et spiritualités d’Asie, né d’un partenariat entre l’ISTR et l’EFY. Elle est directrice de la rédaction de la Revue Française de Yoga. Parmi ses ouvrages : Un milliard d’hindous. Histoire, croyances, mutations (Albin Michel, 2007), Les maîtres des Upanishads. La sagesse qui libère (Points/Seuil, 2014), Yoga. L’Encyclopédie (Albin Michel, 2021).


[1] Henri Le Saux-Swami Abhishiktananda, Souvenirs d’Arunâchala. Récits d’un ermite chrétien en terre hindoue, Paris, Épi, 1978, p. 17-20

[2] Bulletin du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, 1993, n° 84, et la documentation catholique, 20 mars 1994, n° 2090, pp. 291-297.

[3] On peut retrouver le Bulletin spécial du DIM sur le site www.dimmid.org.

Ad Extra est un site participatif, si vous souhaitez réagir, vous pouvez nous proposer votre contribution