Philippines

La guerre contre la drogue aux Philippines : la tolérance de la corruption enracinée dans la culture

Le cardinal David, président des évêques philippins, en novembre 2023 lors de l’inauguration d’un mémorial en l’honneur des victimes de la guerre de Duterte contre la drogue. Le cardinal David, président des évêques philippins, en novembre 2023 lors de l’inauguration d’un mémorial en l’honneur des victimes de la guerre de Duterte contre la drogue. © Asianews
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Alors que les enquêtes du Sénat philippin sur la « guerre contre la drogue » de l’ex-président Rodrigo Duterte ont progressé, les familles des victimes continuent d’appeler à verser des compensations financières. Cependant, les voix chrétiennes qui demandent justice restent faibles dans l’archipel, qui compte pourtant 90 % de catholique sur 115 millions d’habitants. Malgré une Église locale influente, seuls une poignée de militants chrétiens, dont le cardinal David, se sont élevés contre les abus et les tueries causés par cette guerre contre la drogue.

Au moins 16 prêtres, responsables catholiques et agents pastoraux font partie des quelque 7 000 personnes qui ont été tuées dans la rue et chez elles durant la violente campagne antidrogue de Duterte, alors qu’il était président entre 2016 et 2022. Selon des analystes et observateurs, le fait que les Philippins soutiennent aussi massivement un régime abusif et oppressif met en lumière des contradictions problématiques et un dilemme chrétien dans le pays.

D’autres soulignent l’échec de la hiérarchie de l’Église locale à défendre la vérité et la justice sociale, qui a entraîné une certaine tolérance vis-à-vis des violations et de la corruption des régimes successifs, y compris celui de Duterte. « La doctrine sociale guide l’Église catholique, mais beaucoup d’entre nous ne sont pas au courant de ses trésors. Et même quand nous sommes conscients de ces enseignements, nous ne faisons pas beaucoup d’efforts pour les partager ou les proclamer », estime sœur Eleanor Llanes, des Missionnaires du Cœur Immaculé de Marie (ICM).

Le silence de l’Église face à la guerre contre la drogue

Duterte a remporté les votes de 16 millions de personnes, majoritairement catholiques, quand il est arrivé au pouvoir en 2016, et ce malgré ses nombreuses violations connues des droits de l’homme, y compris des exécutions extrajudiciaires quand il était maire de Davao, sa ville natale. Les organisations de défense des droits de l’homme affirment que ses « Escadron de la mort » de Davao ont été coupables de l’exécution illégale de 20 000 victimes. Malgré ces crimes détestables, Duterte est resté une personnalité populaire, et son soutien a été considéré comme vital pour convaincre plusieurs millions d’électeurs à voter pour l’actuel président lors des dernières élections.

Malgré une Église influente sur les plans social et économique, seuls une poignée de membres du clergé et de militants chrétiens – catholiques et protestants – se sont élevés contre les abus et les tueries causés par cette guerre contre la drogue. Le silence de l’Église fait partie d’une longue histoire de collaboration avec la classe dirigeante, à commencer par le régime colonial espagnol quand le catholicisme est arrivé aux Philippines il y a cinq siècles.

« Il y a un espace où la foi et la religion n’existent pas. Les structures religieuses sont empêtrées dans des relations de pouvoir », explique le père Danny Pilario, religieux vincentien, professeur de théologie et de sociologie. Le prêtre, qui a apporté une aide juridique et financière aux victimes dans plusieurs paroisses, ajoute que l’Église catholique s’est davantage concentrée sur l’orthodoxie des doctrines (bien croire) que sur l’orthopraxie (bien agir) – qui recouvre la justice, les droits humains, la transformation sociale et la paix. « Nous avons oublié que c’est un point essentiel du message de Jésus. »

« Que chacun soit soumis aux autorités supérieures »

Jayeel Cornelio, un sociologue des religions de l’université jésuite Ateneo de Manille, estime que la société civile et la population, malgré une majorité de catholiques, sont incapables d’influencer ou de changer les systèmes et mécanismes des groupes religieux et des Églises. « En général, il est difficile ou contre-intuitif de mettre en place des mécanismes de responsabilisation, à cause de leur nature hiérarchique, alors que les responsables religieux sont en principe oints et nommés », souligne Jayeel Cornelio. Quand ces mécanismes existent, « l’institution est en général très impénétrable sur leur fonctionnement », ajoute-t-il.

De son côté, Revelation Enriquez Velunta, qui enseigne le Nouveau Testament et les Études culturelles au séminaire protestant Union Theological de manille, explique que les chrétiens philippins apprennent à être soumis à l’autorité, et en grandissant, peuvent se retrouver incapables de défier les maux des puissants. Il dénonce une forme d’impérialisme qui perdure : l’Espagne catholique qui a régné aux Philippines durant trois siècles, suivi d’un autre siècle sous la domination des États-Unis (ce qui a ouvert la voie à l’évangélisation des missionnaires protestants).

Revelation E. Velunta ajoute que les chrétiens apprennent dès l’enfance le commandement paulinien : « Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu. » (Rm 13, 1) « Le cœur des enseignements bibliques est l’amour et la justice. Mais ce message paulinien en particulier est invoqué pour justifier les dictatures et la corruption », explique-t-il. « Ainsi, dans l’esprit de certains responsables chrétiens, quand il y a un roi, un maître, un Seigneur, un père, un propriétaire, c’est Dieu lui-même. Même le propriétaire représente Dieu. »

Culture de la corruption

L’histoire philippine est pleine de récits de religieux qui ont exercé le pouvoir de façon abusive. Le héros national philippin Jose Rizal a par exemple rédigé deux nouvelles parlant de la résistance contre les abus cléricaux. « Si on a l’impression que la plupart des groupes religieux, et pas seulement les chrétiens, tolèrent la corruption, la raison principale est qu’ils ont hérité cela de la culture elle-même », confie le père Danny Pilario.

Il ajoute que la corruption et sa tolérance ont été imprégnées dans l’esprit des Philippins et dans les structures du pays à tous les niveaux, des plus hautes sphères aux gouvernements locaux (barangays). « Ce que nous disent ces structures corrompues et l’impunité qui les accompagne, c’est que ‘la corruption est profitable’ et ‘l’honnêteté est contraignante’. »

Romel Bagares, protestant, qui étude le droit international la religion, estime que la tolérance à l’égard du mal dans l’État a une longue histoire. « La tradition chrétienne, telle qu’elle s’est développée aux Philippines, avait tendance à voir l’État comme un mal nécessaire, à cause de la longue histoire du colonialisme. Donc ils ne voulaient pas s’en mêler. »

Passivité à l’égard des questions politiques

Il explique que la même tradition a également conduit à une forte anticipation de la fin des temps, la seconde venue du Christ qui reviendra pour « emmener les fidèles chrétiens au ciel ». « Ceci a entraîné une certaine inertie des Églises, qui étaient ferventes pour prêcher l’Évangile du Salut, tout en traitant la politique et les soucis terrestres comme un caprice passager », souligne-t-il.

Selon sœur Eleanor Llanes, si la foi en la vie éternelle a soutenu les chrétiens au fil des siècles, elle a aussi amené certains à faire abstraction des soucis urgents et actuels, comme si « ce qui se passe dans le pays, dans le monde, en bien ou en mal, cela ne concernait pas l’Église ». Annelle Gumihid-Sabanal, une bibliste évangélique, reconnaît que son Église met avant tout l’accent sur le Salut des âmes. « Cela construit notre identité évangélique et affecte la façon dont nous vivons, et cela a beaucoup d’influence sur notre réaction passive à l’égard des questions politiques, même sur des affaires de corruption », confie-t-elle.

(Avec Ucanews)