Philippines

Le « bayanihan » ou la construction communautaire aux Philippines

Rencontre informelle entre Éric, volontaire à Palawan, et des habitantes de la communauté rurale. © Jérémy Ianni
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Selon Jérémy Ianni, doctorant en sciences de l’éducation et basé à Manille, la tradition philippine appelée « bayanihan » décrit la construction d’un lieu à travers l’entraide communautaire. C’est ainsi qu’a commencé le projet humanitaire soutenu par un prêtre de la mission de France, entre mission chrétienne et aide au développement, auprès d’une communauté rurale en difficulté dans une province excentrée de l’archipel philippin, dans la province de Palawan.

Déçus par les résultats de l’élection présidentielle qui a hissé le fils du dictateur Ferdinand Marcos à la présidence, Éric et un groupe de jeunes volontaires ont souhaité s’engager de manière concrète sur l’île de Palawan (province de Palawan, dans l’ouest des Philippines, entre la mer de Chine méridionale et la mer de Sulu). Ils ont donc cherché à aider une communauté rurale très pauvre qui ne disposait pas d’électricité, ni d’école et avec des problèmes d’alimentation en eau. Une communauté qu’Éric décrit comme étant « très négligée par les autorités ». Cette action est aujourd’hui soutenue par le père Michel, de la Mission de France, et une employée, Lori.

Une communauté isolée

Habitant de Coron sur l’île de Busuanga (province de Palawan) depuis 2017, Éric avait entendu parler d’une communauté rurale proche qui ne disposait pas des services de base comme l’accès à l’eau ou l’électricité et qui était éloignée de l’école. Il avait été engagé dans différents projets de développement et de mission au cours des années précédentes, dans son pays, dans la région Pacifique et en Afrique.

Lorsqu’Éric avait fait part de son projet d’aider une communauté rurale dans son réseau, il a reçu la proposition d’accueillir le père Michel, qui est également rattaché au mouvement ATD Quatre Monde. Favorable à cette proposition, l’arrivée du prêtre s’est faite deux années plus tard, en raison des restrictions de visa liées à la pandémie.

En attendant l’arrivée de ce soutien, Éric s’est engagé pour rencontrer des membres de cette communauté. En provoquant cette rencontre, il explique que « les habitants avaient un peu peur de moi car ils croyaient que je faisais partie d’un projet de microfinance et que je venais repérer les terres sur lesquelles ils vivent pour les exploiter ! ».

Rencontre avec des enfants de la communauté.
Rencontre avec des enfants de la communauté.
© Jérémy Ianni

Bibliothèque mobile

Petit à petit, en y retournant pour saluer les habitants et leur rendre visite, il s’est rapproché de certaines mères de famille et de certains jeunes, qui étaient plus ouverts pour discuter avec lui. Éric a donc pu partager avec eux son désir de les aider, en proposant de commencer par une activité de bibliothèque mobile pour les enfants et les jeunes le samedi.

Cette activité n’engage en effet que peu de moyens financiers et logistiques, et c’est un bon moyen de créer des relations dans la durée avec la communauté. La perspective d’avoir une bibliothèque mobile dans le village y a également trouvé un écho favorable, et la communauté soutenue par Éric a donc demandé l’autorisation aux autorités locales afin de mener ce projet.

Pour débuter cette activité, il a fallu chercher du soutien extérieur : quelques personnes ont donné de l’argent ou du matériel scolaire, et un groupe de volontaire est venu appuyer le lancement de la bibliothèque mobile. Le 21 août 2022, la première session a eu lieu, et pour l’occasion, les représentants du gouvernement local ont été invités. Cela permettait de donner plus de visibilité à cette communauté négligée et certainement inconnue des autorités. Ce jour-là, les parents et enfants ont participé en vivant un moment convivial de lecture avec les volontaires, sous un manguier.

En visionnant les photographies de cette première bibliothèque mobile, des donateurs se sont manifestés car ils avaient constaté que l’activité s’était déroulée sous un arbre. Une personne a offert une somme importante, environ 500 €, qui a permis de construire un petit bâtiment afin de continuer ces sessions de lecture, même en cas de pluie et dans un environnement plus confortable.

Le bayanihan ou la construction communautaire

Le bayanihan est une tradition philippine qui décrit la construction d’un lieu à travers l’entraide que s’apportent les habitants. Par exemple, si une nouvelle famille arrive, traditionnellement, la communauté l’aide à construire sa maison. Dans le contexte contemporain et urbain, cette tradition est peu visible. Cependant la communauté de Palawan, loin de la vie urbaine, s’est appuyée sur cela afin d’utiliser l’argent des dons récoltés.

Quelques semaines après la première session de bibliothèque mobile, une série de réunions s’est déroulée avec les autorités locales et des membres de la communauté. Des questions aussi cruciales que le lien avec ces autorités et le financement y ont été discutées. Une personne s’est proposé de donner une parcelle de terrain qu’elle possédait pour y construire un centre communautaire, et la construction a démarré.

Éric explique que « la communauté est divisée entre plusieurs mangroves, et le terrain qui a été donné se situe entre les deux, c’était donc parfait. En novembre 2022, nous avons commencé à construire et c’était un grand moment de ‘bayanihan’. Les papas venaient tous les samedis, mais comme il était difficile de pérenniser leur engagement sur plusieurs mois, d’autres personnes extérieures à la communauté nous ont rejoints en janvier 2023. Finalement, un total de 38 bénévoles est venu ».

Reconnaissance administrative et émancipation

La construction du centre communautaire a en fait permis aux membres de la communauté et à des membres extérieurs de se rencontrer autour de ce chantier, dans une ambiance de partage. Éric souligne que c’est la première fois que la communauté participait à la construction d’un lieu qui lui était dédié, ce qui explique aussi leur motivation. Lorsque le centre a été inauguré, une célébration a rassemblé les habitants, ce qui a permis de faire connaître la situation de la communauté auprès des autorités locales. Ainsi, celles-ci se sont engagées à donner une petite somme mensuelle pour soutenir le centre communautaire.

La mairie s’est également engagée à fournir un éducateur spécialisé dans le développement infantile, qui deviendra par la suite un employé régulier de la garderie. Les responsables de l’école municipale, qui avaient également été invités à la cérémonie d’ouverture, ont assuré qu’ils collaboreraient avec les parents de la communauté pour répondre aux besoins des enfants en matière d’éducation et d’apprentissage. Enfin, un auxiliaire de santé a été désigné pour prendre en charge les besoins de la communauté en matière de santé maternelle et infantile.

Rencontre entre des enseignants de l’école publique et des membres de la communauté.
Rencontre entre des enseignants de l’école publique et des membres de la communauté.
© Jérémy Ianni

Depuis, une organisation formelle a été créée, Community for resilience ou CFR, qui s’occupe d’organiser les différentes activités de bibliothèque mobile et des relations avec les donateurs et les autorités locales. Au-delà de cette reconnaissance administrative, Lori, qui est aujourd’hui employée de CFR, explique que « le plus important pour la communauté a été de voir qu’ils étaient capables de construire par le bayanihan, et d’entrer en relation avec d’autres ».

Briser les peurs

Comme Éric et Lori le soulignent, l’accès aux droits est important, et la construction du centre communautaire va dans ce sens. En ayant engagé les autorités locales, le bayanihan a facilité l’obtention d’une terre. Cela a aussi permis qu’une infirmière et des enseignants de l’école publique se rendent au centre communautaire. Ces avancées en termes d’accès aux droits sont importantes, même si les efforts se poursuivent afin que la communauté soit moins dépendante des actions d’Éric et de son groupe, et que les habitants puissent s’organiser par eux-mêmes pour obtenir leurs droits auprès des élus.

Ce constat a poussé CFR à développer des actions de formation dédiées aux adultes, pour apprendre par exemple à gérer un budget et à en rendre compte, ou encore sur la gestion d’un projet. « Maintenant qu’ils peuvent aller parler par eux-mêmes avec les autorités locales, je suis vraiment inspiré par cette expérience » explique Éric.

Pour briser les peurs, CFR aide désormais la communauté à s’organiser par secteurs, en proposant aux jeunes de s’engager au centre communautaire, aux pêcheurs de s’organiser en groupe pour s’immatriculer auprès de la chambre de commerce, ou encore aux mamans de créer leur propre groupe de dialogue. « Ce que nous cherchons, c’est qu’ils comprennent que c’est ensemble et collectivement qu’ils peuvent faire valoir leurs droits, et pour cela, nous n’avons pas de plan établi, on apprend en faisant, c’est ce qui nous différencie des approches classiques des ONG » conclut Éric.

Atteindre l’autonomisation

Le père Michel est arrivé l’an dernier afin de soutenir Community for resilience (CFR). Pour lui, « le plus important est le processus, les enfants construisent ensemble et découvrent le fait de s’engager dans leur communauté ». Les choses restent bien sûr parfois difficiles en raison des peurs et difficultés des membres de la communauté face aux autorités, mais petit à petit, les choses changent, en prenant notamment le temps de cultiver le dialogue informel durant les sessions de bibliothèque mobile.

Au sein de CFR, le prêtre est responsable de la bibliothèque communautaire, du développement et de la formation des jeunes, et de la mise en place d’un processus de prise de décision participative dans la communauté. Bien que limités par la barrière de la langue, les premiers mois d’investissement de Michel ont été très productifs grâce à la confiance que la communauté lui a apportée, et à la bonne humeur qu’il investit quotidiennement dans ses relations avec les enfants, les jeunes et les parents. Il a entre autres soutenu les jeunes pour qu’ils puissent eux-mêmes préparer et animer la bibliothèque mobile.

CFR et la communauté ont accompli de grands pas en avant en termes d’accès au droit et d’organisation communautaire, même si d’autres étapes seront certainement franchies à l’avenir pour atteindre plus d’autonomie. Éric, Michel et Lori resteront donc encore quelques années afin de soutenir CFR et la communauté. Ils sont aujourd’hui rejoints par Jane, une autre volontaire, Lourence, chef de village d’une des communautés, et Jo pour mettre en œuvre des actions locales. Guidé par son conseil d’administration, CFR accorde désormais une attention particulière à l’autonomisation en soutenant la participation, le dialogue et le bayanihan.

(Ad Extra, Jérémy Ianni)