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L’eau, otage de l’hostilité entre l’Inde et le Pakistan

Un monastère bouddhiste sur la rive droite du fleuve Indus, Leh (Jammu-et-Cachemire), Inde. Un monastère bouddhiste sur la rive droite du fleuve Indus, Leh (Jammu-et-Cachemire), Inde. © Prabhu B Doss / CC BY-NC-ND 2.0
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Alors que l’Inde et le Pakistan se sont affrontés militairement durant quatre jours avant de conclure un cessez-le-feu le 10 mai, l’Inde a abruptement suspendu le traité de l’Indus avec le Pakistan. La rupture de cet accord, qui régissait le partage des eaux entre les deux nations depuis plus de six décennies, est perçue comme une arme redoutable. Elle transforme un fleuve nourricier en otage de tensions géopolitiques, au détriment des populations.

Le traité historique des eaux de l’Indus, signé en 1960 par l’Inde et le Pakistan sous l’égide de la Banque mondiale, répartit le débit des eaux des différents affluents de l’Indus de part et d’autre de la frontière commune. Cet accord, qui avait résisté pendant plus de six décennies aux nombreux conflits, tensions et flambées de violences entre ces deux frères ennemis, était salué comme un modèle de coopération transfrontalière.

Mais récemment, l’Inde a abruptement suspendu sa participation au traité. L’animosité entre les deux puissances nucléaires a atteint de nouveaux sommets après le 22 avril, lorsque des assaillants islamistes ont perpétré un attentat sur les hauteurs de Pahalgam, région touristique du Cachemire indien, faisant 26 victimes civiles. New Delhi, qui accuse régulièrement Islamabad de soutenir un terrorisme transfrontalier dans cette province disputée depuis 1947, a tenu son voisin pour responsable de l’attaque et a riposté par des frappes ciblées au Pakistan. Durant quatre jours, les deux puissances nucléaires se sont affrontées militairement, avant l’annonce, le 10 mai, d’un fragile cessez-le-feu, dans un contexte toujours marqué par de fortes tensions diplomatiques.

Au lendemain de l’attaque de Pahalgam, l’une des mesures punitives prises par New Delhi a été la suspension du traité sur les eaux de l’Indus (Indus Waters Treaty, IWT). « L’eau et le sang ne peuvent pas couler ensemble », a déclaré le Premier ministre Narendra Modi en s’adressant à la nation. L’Inde pourrait ainsi retenir les eaux de plusieurs rivières vitales pour le Pakistan. Ce traité accordait en effet à ce pays l’accès aux eaux des fleuves Indus, Jhelum et Chenab, tandis que l’Inde avait le droit d’utiliser celles des fleuves orientaux Ravi, Sutlej et Beas. Les eaux de l’Indus, du Jhelum et du Chenab représentent environ 80 % des ressources en eau potable et d’irrigation agricole du Pakistan.

L’Indus, qui serpente sur plus de 3 000 kilomètres, est le plus long fleuve du sous-continent et prend sa source au Tibet.
L’Indus, qui serpente sur plus de 3 000 kilomètres, est le plus long fleuve du sous-continent et prend sa source au Tibet.
© OpenStreetMap / CC BY-SA 2.0

« C’est une bombe hydraulique que nous devons désamorcer »

« Tout arrêt du flux vers le Pakistan sera considéré comme un acte de guerre », avait alors rétorqué Islamabad, qui a constaté, début mai, une baisse momentanée du niveau de l’eau à un point clé. « Si nous ne résolvons pas nos problèmes liés à l’eau, nous pourrions faire face à une famine. L’Indus est notre ligne de vie… C’est en quelque sorte une bombe hydraulique suspendue au-dessus de nous que nous devons désamorcer », a déclaré le sénateur pakistanais Ali Zafar, membre du Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI).

De son côté, l’Inde accuse le Pakistan d’avoir violé « l’esprit de bonne volonté et d’amitié » du traité des eaux de l’Indus, en apportant un soutien répété aux attaques terroristes menées au Cachemire indien – des accusations que dément Islamabad. « Malgré cela, l’Inde a fait preuve d’une patience et d’une magnanimité extraordinaires », a récemment déclaré le représentant de l’Inde, P. Harish, lors d’une réunion informelle du Conseil de sécurité des Nations Unies consacrée à la protection de l’eau en situation de conflit armé. « L’Inde a finalement annoncé que le traité serait suspendu tant que le Pakistan, épicentre mondial du terrorisme, ne mettra pas fin de manière crédible et irrévocable à son soutien au terrorisme transfrontalier », a-t-il ajouté. « Il est clair que c’est le Pakistan qui continue de violer le traité des eaux de l’Indus, et non l’Inde. »

Un basculement inquiétant

Néanmoins, la décision de l’Inde illustre un basculement inquiétant : celui de l’instrumentalisation des rivières comme monnaie d’échange. Le traité historique cède ainsi devant la primauté de l’intérêt national indien, au détriment du bien commun et de la responsabilité collective. Certains experts redoutent que la suspension du traité de l’Indus ne fragilise encore davantage la sécurité hydrique dans une région déjà fortement affectée par le réchauffement climatique, qui accentue la pression sur les ressources. Par ailleurs, le geste de l’Inde marque une rupture de confiance dans des zones déjà extrêmement sensibles sur le plan géopolitique.

New Delhi pourrait aussi se retrouver prise à son propre jeu. L’Indus, qui serpente sur plus de 3 000 kilomètres, est le plus long fleuve du sous-continent et prend sa source au Tibet, faisant de la Chine un acteur clé du contrôle des eaux. À l’est, l’Inde se trouve également en aval du Brahmapoutre, qui naît lui aussi en Chine et irrigue des millions d’habitants du nord-est indien. Avec des ramifications au Népal et au Bangladesh, l’hydro-géopolitique régionale est largement influencée par Pékin, exposant l’Inde à une vulnérabilité croissante. Récemment, la Chine a donné son feu vert à un gigantesque projet hydroélectrique sur le Brahmapoutre, au Tibet, renforçant son emprise stratégique sur le débit du fleuve, au détriment potentiel de l’Inde et du Bangladesh, tous deux situés en aval.

L’affaire du traité de l’Indus n’est pas un cas isolé

Ailleurs dans le monde, d’autres bras de fer se jouent autour du contrôle des cours d’eau, exacerbés par la course aux nouvelles énergies, notamment l’hydroélectricité, et la prolifération des barrages. De l’Indus au Nil, du Tigre à l’Amou-Daria, des fleuves sont détournés de leur vocation nourricière, tandis que la rétention de l’eau devient un instrument de pression diplomatique.

L’absence d’accords juridiquement contraignants sur les fleuves transfrontaliers constitue une faille dans laquelle s’engouffrent des nations en quête de leviers de domination, comme le souligne l’International Water Law Project. La Convention des Nations unies de 1997 sur les cours d’eau internationaux, encore peu ratifiée, illustre le retard du droit international en la matière. Dans ce contexte, la récente décision de l’Inde envoie un signal préoccupant, en fragilisant les normes censées encadrer la gestion partagée de l’eau.

Utiliser les rivières comme instruments de domination ou de sanction contre un autre peuple brise le pacte fragile entre l’homme et la nature. C’est la trahison d’un devoir collectif face à une vulnérabilité partagée, en prenant en otage l’eau, source de vie et de paix. Dans l’immédiat, les observateurs internationaux appellent à une médiation urgente entre l’Inde et le Pakistan afin de prévenir une crise humanitaire de grande ampleur.

(Ad Extra, A. B.)

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