L’Inde hérissée face à l’affaire des sikhs séparatistes du Canada
Une parade au Canada en 2005 lors de la fête sikh de Vaisakhi. © Joel Friesen / CC BY 2.0Le 26/11/2024
Autrefois sereines, les relations diplomatiques entre l’Inde et le Canada ne cessent de se détériorer depuis plus d’un an. En juin 2023, le meurtre, sur le sol canadien, d’un leader indépendantiste sikh de citoyenneté canadienne a mis le feu aux poudres : les autorités canadiennes ont accusé les services secrets indiens d’y avoir joué un rôle. Depuis, l’affaire suscite une surenchère de part et d’autre. En Inde, la crise diplomatique qui s’envenime a donné lieu à une campagne de dénigrement à l’encontre du Premier ministre Justin Trudeau.
Le début de l’affaire remonte au 18 juin 2023, lorsque Hardeep Singh Nijjar, un leader sikh, est tué par balles devant le temple sikh qu’il dirigeait à Surrey, dans la banlieue de Vancouver, en Colombie-Britannique. Ce citoyen canadien d’origine indienne est abattu par deux hommes masqués. Quatre Indiens seront arrêtés après les faits. Très vite, des accusations du Canada mettent en cause l’Agence indienne de renseignement (RAW) dans cet assassinat, et le Premier ministre Justin Trudeau avance « des allégations crédibles ». En réponse, l’Inde qualifie les accusations d’« absurdes », et nie son implication ainsi que « tout acte de violence au Canada ».
Hardeep Singh Nijjar était réfugié au Canada depuis 1997 et avait obtenu la naturalisation canadienne en 2015. Il militait pour la création du Khalistan, un État sikh indépendant au Pendjab, dans le nord de l’Inde. Le mouvement, qui revendique une autonomie religieuse, culturelle et territoriale pour les Sikhs du Pendjab, s’est propagé après la Partition des Indes et l’Indépendance de 1947, pour culminer dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt.
En représailles à une opération sanglante de l’armée indienne, en juin 1984, à l’intérieur du Temple d’Or d’Amritsar, le site le plus sacré du sikhisme au Pendjab, la Première ministre de l’Inde, Indira Gandhi, a été assassinée par ses deux gardes du corps sikhs, entraînant alors un cycle de violences visant la minorité religieuse à travers tout le pays. Par ailleurs, en 1985, dans l’attentat contre le vol d’Air India entre Ottawa et Bombay qui a fait 329 victimes, la seule personne condamnée sera un sikh canadien pro-khalistan.
Le Canada accueille l’une des plus importantes diasporas indiennes
Si les années ont passé, l’extrémisme sikh a laissé des cicatrices indélébiles en Inde. Il reste un sujet sensible et l’Inde qualifie les séparatistes sikhs de « terroristes », considérés comme une menace pour sa sécurité nationale.
Aujourd’hui, le Canada accueille l’une des plus importantes diasporas indiennes, avec 1,3 million de résidents. Nombre de travailleurs et d’étudiants sont Indiens. Près de 800 000 personnes vivant au Canada sont sikhes, ce qui représente 2,1 % de la population et la plus grande communauté sikhe établie à l’étranger. Par le passé, l’Inde a fait savoir à plusieurs reprises son inquiétude de voir prospérer au Canada le militantisme indépendantiste sikh.
Avant d’être abattu, Hardeep Singh Nijjar était recherché par les autorités indiennes pour des faits présumés de « terrorisme » et de complot en vue de commettre un meurtre. Des accusations que l’intéressé avait toujours rejetées.
Au fil des avancées de l’enquête canadienne sur le meurtre d’Hardeep Singh Nijjar, les tensions ont continué à croître entre l’Inde et le Canada, et les relations diplomatiques se sont détériorées. L’Inde a provisoirement restreint les visas pour les Canadiens et poussé le Canada à rapatrier 41 diplomates postés à New Delhi.
En novembre 2023 survient un nouveau coup de théâtre qui va conforter la thèse canadienne : c’est au tour du ministère de la justice américain d’accuser un citoyen indien, vivant en République tchèque, d’avoir voulu organiser une tentative d’assassinat similaire visant un séparatiste sikh, à New York. Si l’opération a échoué, c’est encore un agent du gouvernement indien qui serait impliqué dans ce complot. Une affaire embarrassante pour New Delhi, qui s’est néanmoins engagée à coopérer avec les États-Unis, alors que le Canada redouble d’efforts pour demander aux nations alliées de condamner les actions présumées de l’Inde.
« Des preuves nombreuses, claires et concrètes »
En octobre, la crise entre l’Inde et le Canada a redoublé d’intensité. Dénonçant l’absence de collaboration de New Delhi, le Canada a décidé d’expulser six diplomates indiens, dont l’ambassadeur, au motif qu’ils seraient impliqués dans l’affaire Nijjar. Les autorités ont justifié leur geste par des « preuves nombreuses, claires et concrètes, permettant d’identifier six personnes en tant que personnes d’intérêt dans l’affaire Nijjar ».
Le 14 octobre, le Premier ministre Justin Trudeau a déclaré : « Nous ne tolérerons jamais qu’un gouvernement étranger menace et tue des citoyens canadiens sur le sol canadien, ce qui constitue une violation profondément inacceptable de la souveraineté du Canada et du droit international. » La réponse de l’Inde ne s’est pas fait attendre, avec l’expulsion, à son tour, de six diplomates canadiens dont le haut-commissaire par intérim. Commentant ces événements, Justin Trudeau a déploré « une erreur monumentale » de la part de l’Inde en décidant d’« attaquer les Canadiens ».
Les révélations de l’enquête canadienne se sont poursuivies. La gendarmerie royale du Canada (GRC) a annoncé être en possession d’« éléments de preuve » concernant « l’implication d’agents du gouvernement de l’Inde dans des activités criminelles graves au Canada ». Elle a également accusé les diplomates indiens de collaborer avec un réseau criminel dirigé par un gangster notoire emprisonné en Inde. L’Inde a rejeté ces accusations comme étant « ridicules », et son ministère des Affaires étrangères a dénoncé une « stratégie de diffamation de l’Inde à des fins politiques ».
Narendra Modi aurait été au courant de l’opération
Ce n’est pas tout. Les accusations du Canada ciblent désormais les plus hautes sphères du gouvernement indien. La semaine dernière, un article publié dans le journal canadien The Globe and Mail affirme que le Premier ministre Narendra Modi aurait été au courant de l’opération présumée visant des extrémistes sikhs. Selon le responsable canadien cité dans l’article sous couvert d’anonymat, le ministre indien des Affaires étrangères S. Jaishankar et le conseiller à la Sécurité nationale Ajit Doval seraient impliqués dans l’affaire, laissant peu de doute sur le fait que le Premier ministre indien n’ignorait rien du complot.
« De telles déclarations absurdes faites à un journal, prétendument par une source du gouvernement canadien, doivent être rejetées avec le mépris qu’elles méritent », a rétorqué un communiqué du ministère indien des Affaires étrangères. Depuis, le Canada a nié avoir des preuves d’un quelconque lien mettant en cause le Premier ministre Narendra Modi.
La discorde diplomatique ne cesse de s’envenimer depuis un an
Un peu plus tôt, d’autres allégations officielles ont néanmoins impliqué le ministre de l’Intérieur, Amit Shah. Ce dernier est considéré comme le numéro deux du gouvernement indien et le fidèle lieutenant de Narendra Modi, les deux hommes ayant évolué côte à côte en politique au fil des décennies. « Le gouvernement indien proteste avec la plus grande fermeté contre les références absurdes et sans fondement faites au ministre de l’Intérieur de l’Union indienne », avait alors rétorqué le porte-parole du ministère des Affaires étrangères.
Depuis plus d’un an, les rebondissements de la discorde diplomatique qui ne cesse de s’envenimer entre l’Inde et le Canada nourrissent régulièrement l’actualité en Inde. Sur les réseaux sociaux indiens, une campagne de dénigrement qui vise spécifiquement Justin Trudeau est alimentée par les sympathisants d’extrême-droite et les médias partisans du pouvoir nationaliste hindou.
De son côté, New Delhi continue à rejeter catégoriquement toute suggestion selon laquelle ses agents seraient impliqués dans des violences contre les séparatistes sikhs sur le sol canadien. L’Inde dénonce l’absence de fondement et de « preuves concrètes » dans les accusations formulées à son encontre, et critique fortement Ottawa pour avoir formulé des accusations « absurdes et infondées ».
(Ad Extra, A. B.)