Japon

Missions jésuites au Japon

Japon © Revue Etudes
Lecture 21 min

Le film Silence de Martin Scorsese raconte la mission de deux jésuites portugais dans le Japon du milieu du XVIIsiècle. C’est une époque de grandes persécutions où l’existence même de l’Église est menacée dans l’archipel. On a le sentiment que la présence chrétienne au Japon est condamnée à l’échec. Mais, pour comprendre ce qui se joue, il faut en connaître l’arrière-plan politique et religieux.

Quel est le contexte politico-religieux de l’arrivée des missionnaires jésuites au Japon, au XVIsiècle ?

Dennis Gira : Le siècle chrétien au Japon commence par l’arrivée de François Xavier en 1549 et dure jusqu’à la fermeture définitive de l’archipel en 1639. À l’époque, le Japon n’était pas un pays comme on l’imagine maintenant. Les quatre siècles qui précèdent l’arrivée du christianisme avaient été une période extrêmement tumultueuse au niveau politique. Le pouvoir central avait déjà cédé du terrain, et l’empereur était devenu la marionnette des shoguns, gouverneurs militaires dont les pouvoirs variaient selon les époques. À cause de la lutte incessante de pouvoir que ce système génère, le pays connaissait de fortes dissensions internes qui risquaient de le plonger dans l’anarchie. Dans le Japon du XVIsiècle, environ deux cent cinquante seigneurs, les daimyô, exerçaient leur autorité au niveau local et étaient en guerre les uns contre les autres.

Telle est la situation que François Xavier a trouvée à son arrivée au Japon. Il y eut rapidement des conversions au christianisme, y compris parmi les daimyô. Lorsque l’un de ces seigneurs se convertissait, ses sujets étaient baptisés avec lui. Pour une personne qui se convertissait, il y avait donc de nombreux baptêmes. On peut bien sûr s’interroger sur la sincérité de telles conversions. On peut comprendre qu’un daimyô pouvait trouver avantageux de faire du commerce avec les pays chrétiens, mais il pouvait aussi être sensible à la qualité des missionnaires.

À partir de la fin du XVIsiècle, le pays entre dans une phase d’unification sous l’impulsion de trois shoguns : Oda Nobunaga (1534-1582), Toyotomi Hideyoshi (1536-1598) et Tokugawa Ieyasu (1542-1616). Ces trois shoguns étaient prêts à éliminer tous ceux qui auraient pu menacer leur projet d’unité. Ils ont tenté de réduire le pouvoir local des daimyô, mais également celui des grands centres bouddhiques qui, outre leur puissance spirituelle et économique, entretenaient des armées de moines guerriers. Certains centres étaient assez puissants pour pouvoir mobiliser une armée de quinze mille de ces moines. Pour le gouvernement, le bouddhisme apparaissait donc comme une menace, et une menace encore plus forte que le christianisme à son arrivée. Oda Nobunaga, en particulier, était très sensible à cette menace. Les institutions bouddhiques n’étaient d’ailleurs pas unifiées non plus et il existait plusieurs écoles, souvent en conflit.

Pour le gouvernement, le bouddhisme apparaissait comme une menace plus forte que le christianisme

Il faut se rappeler aussi que le bouddhisme n’était pas la seule religion présente au Japon. C’était simplement la plus institutionnalisée. La religion la plus ancienne est le shintô. Avant l’arrivée du bouddhisme au VIsiècle, cette religion ne portait pas de nom. Il s’agissait d’une manière d’être au monde. Le mot shintô – la « Voie des kami » (« divinités » de cette ancienne religion) – a été adopté pour mieux se définir par rapport au bouddhisme – ou « Voie du Bouddha ». La présence confucéenne est très ancienne aussi. C’est une sagesse qui structure la pensée japonaise aujourd’hui encore. Les bouddhistes ne furent pas bien accueillis d’emblée, mais ils étaient étroitement associés à la Chine, modèle important pour cet État naissant. À la différence des chrétiens ultérieurement, les bouddhistes avaient une forte capacité d’assimilation. Ils pouvaient assimiler les kami du shintô, qu’ils se représentaient comme les avatars des bouddhas. C’est ce qui a permis au bouddhisme de se développer. Mais, avec l’enrichissement des monastères, est venue la dégénérescence. Les institutions bouddhiques ont commencé à privilégier leurs propres intérêts. Au cours des VIIet VIIIsiècles, ils tentaient déjà de faire pression sur le gouvernement pour qu’il les favorise. Le gouvernement a même dû changer de capitale à l’époque, parce que les monastères étaient devenus trop puissants et lui faisaient de l’ombre.

À partir des années 1570, Oda Nobunaga s’est trouvé en conflit ouvert avec les bouddhistes. En 1571, il a écrasé le centre Tendai qui était très important à l’époque. Il se situait sur le mont Hiei à côté de la capitale, Kyoto : 3 000 bâtiments ont été détruits et 1 600 moines tués ; la puissance matérielle de la « secte »1 était anéantie. Pour Oda Nobunaga, ce n’était pas une persécution religieuse mais plutôt politique, comparable à l’anéantissement de la puissance d’un daimyô. Le bouddhisme Tendai lui apparaissait comme une menace pour son projet d’unification du pays. Un peu plus tard, ce fut le tour du bouddhisme de la « Terre pure » (aujourd’hui le plus important au Japon). Cette autre « secte » avait un grand avantage sur ses voisines parce que les moines pouvaient se marier. Les abbés de ces grands monastères (qui étaient en fait des forteresses) étaient mariés et pouvaient transmettre leur charge à leurs descendants, et donc amasser des fortunes. Pour le pouvoir politique, ils étaient devenus trop puissants. Alors que Tendai était concentrée sur le mont Hiei, le bouddhisme de la Terre pure avait des centres de pouvoir partout. Il fallait donc mener une bataille sur plusieurs fronts en même temps. Oda Nobunaga a attaqué le centre le plus important : la forteresse d’Ishiyama à Osaka, sans parvenir à une victoire aussi complète qu’au mont Hiei. Comme il se sentait menacé par le bouddhisme, quand les chrétiens sont arrivés, il a tout fait pour qu’ils réussissent à s’implanter. La présence chrétienne était une sorte de contrepoids à la très forte influence sociale des centres bouddhiques. C’est le soutien d’Oda Nobunaga qui a permis à l’Église de prospérer, au moins jusqu’à la mort du souverain en 1582.

La situation change avec son successeur, Toyotomi Hideyoshi. Au début, il est plutôt indifférent au sort des chrétiens, mais il les tolère tant qu’ils ne représentent pas une menace pour lui. Un changement va pourtant s’opérer. En 1587, il rencontre le père Gaspar Coelho, le supérieur et vice-provincial de la mission jésuite au Japon, sur un navire portugais. Tout se passe apparemment bien mais, quelques heures plus tard, il décrète que tous les missionnaires doivent être expulsés du Japon. Comment expliquer pareille volte-face ? En fait, Toyotomi Hideyoshi n’avait pas un grand amour des chrétiens. Il se pourrait que le fait de voir les jésuites sur un bateau portugais puissamment armé ait pu lui faire penser à la puissance de Tendai et voir les jésuites comme une menace potentielle. Heureusement pour les missionnaires, comme Toyotomi Hideyoshi avait déclaré la guerre à la Corée et qu’il était préoccupé par des problèmes plus graves que la « menace » chrétienne, la persécution ne fut pas vraiment effective. Les missionnaires purent rester sur place pour un temps. Mais une brèche était ouverte : on commençait à concevoir que les chrétiens pussent constituer une menace pour l’unification du pays.

À cette époque, qui marque l’acmé de l’entreprise missionnaire, l’Église au Japon est relativement prospère. Il y aurait eu, selon les estimations les plus élevées, jusqu’à 400 000 chrétiens (pour une population estimée entre 15 et 17 millions). C’est un chiffre considérable si l’on songe que ces conversions avaient été l’œuvre de seulement 80 jésuites (auxquels se sont adjoints presque autant de franciscains, de dominicains et d’augustiniens). Ils ne parlaient pas tous très bien le japonais, et ne connaissaient qu’imparfaitement le pays. Pour avoir un point de comparaison, aujourd’hui, il y a au Japon plus de 450 000 catholiques (sur une population de 126 millions), mais avec un clergé nettement plus nombreux.

Après Toyotomi Hideyoshi vient Tokugawa Ieyasu et, là, les choses commencent à s’envenimer sérieusement. En 1614, tous les prêtres sont expulsés pour de bon, et ceux qui restent sont tués. Le pays commence à se fermer. Cette date marque le début d’une vague inouïe de persécutions et la fin du beau rêve d’un Japon chrétien.

Pourtant, le père Alexandre Valignano, mentionné d’ailleurs dans le film de Scorsese1, était un promoteur de l’« adaptation » de l’évangélisation aux cultures locales.

D. G. : Sa manière de procéder marquait certes un progrès par rapport à certains missionnaires déjà sur place, en particulier le père François Cabral (mentionné aussi dans le film) qui n’avait aucun intérêt pour la culture japonaise, et refusait même l’idée d’ordonner des prêtres japonais. Le premier prêtre japonais a été ordonné seulement vers 1600, cinquante ans après l’arrivée de François Xavier et le début de la mission. Les Japonais ressentaient le mépris que certains jésuites avaient pour leur culture. Il y eut même un ancien jésuite japonais, Fabian Fucan, qui, ne pouvant pas progresser, a fini par se retourner contre l’Église2. S’il fallait apprendre la langue du pays, c’était uniquement pour convertir les gens. Un certain intérêt pour la culture a commencé à se manifester, mais c’est venu lentement.

Les Japonais étaient impressionnés par le dévouement de ces prêtres

En plus, si l’on veut comprendre l’état d’esprit de l’époque, on ne peut pas ne pas prendre en compte ce qui se passait alors dans une Europe divisée par la Réforme protestante. Ces missionnaires étaient le produit de leur temps. Au XVIsiècle, l’Église catholique, traumatisée par la Réforme, est beaucoup plus portée à la controverse et au renforcement identitaire qu’au dialogue. Même s’ils sont prêts à apprendre la langue et à intégrer certaines coutumes, les missionnaires restent intransigeants pour tout ce qui touche au dogme. C’est la grande différence avec le bouddhisme qui, bien qu’arrivé comme religion étrangère, avait su apprivoiser le peuple japonais grâce à sa capacité d’assimilation des autres expressions religieuses. Parler de « dialogue interreligieux » est a fortiori complètement anachronique.

Il y eut pourtant des conversions, qui n’étaient pas seulement « intéressées ».

D. G. : Bien sûr, il n’y avait pas que des gens qui se faisaient automatiquement baptiser avec leur seigneur ; il y avait aussi un véritable intérêt, surtout de la part des pauvres. Dans un premier temps, ils étaient impressionnés par le dévouement de ces prêtres, à la différence de ce qu’ils pouvaient observer dans le clergé bouddhiste de l’époque. Les Japonais voyaient dans ces hommes ce qu’ils ne voyaient pas chez les autres : une unité absolue avec une autorité claire, tandis que le bouddhisme était fragmenté en une multitude de sectes qui ne cessaient de s’entre-déchirer. C’est le côté positif de la rigueur extrême du catholicisme de l’époque. Ils voyaient que ces prêtres, malgré toutes leurs faiblesses, étaient quand même là pour eux. Surtout, ils parlaient d’une vie meilleure après la mort. Tout cela rejoignait les préoccupations de ceux qui cherchaient quelque chose de cet ordre, à l’intérieur même du bouddhisme. Même s’ils ne comprenaient pas tout, ils considéraient le christianisme comme droit et clair. Et ils comprenaient que, si on avait foi en Jésus Christ, on accédait au Paradis dans une prochaine vie.

Pour comprendre l’importance du salut et de l’accès au « Paradis », il faut se remettre en mémoire l’histoire du bouddhisme. Schématiquement, on peut diviser cette histoire en trois périodes, en notant qu’à l’époque, la date de la naissance du Bouddha remontait à mille ans environ avant notre ère. La première, d’une durée de mille ans, correspond à l’âge d’or du bouddhisme. L’enseignement du Bouddha y était vivant. Tout le monde pouvait rencontrer la loi du Bouddha, le dharma. Les mille ans suivants, les choses se gâtent. Seules quelques personnes pouvaient encore vivre le dharma plus ou moins bien. Pour le peuple, la possibilité de l’éveil s’éloignait de plus en plus. La troisième période est celle de la décadence de la loi, voire de sa fin. Le dharma était toujours enseigné, mais personne ne le pratiquait plus. Plus personne n’arrivait à l’éveil. Il y avait de quoi désespérer. Mais la tradition bouddhiste de la « Terre pure » apportait une réponse. Si l’on faisait confiance à Amitabha, Amida en japonais, on pouvait espérer renaître dans sa « Terre pure ». C’est ce qui en explique le succès parmi la population.

Le christianisme, comme le bouddhisme de la Terre pure, se fondait sur la foi, dans le Christ et non pas en Amitabha, et promettait une vie meilleure après la mort, dans l’au-delà et non dans la Terre pure. En même temps, le clergé n’apparaissait pas comme corrompu. Même si, par ailleurs, les descriptions des missionnaires étaient sévères, ainsi qu’en témoigne celle que fait un Japonais – pourtant converti – arrivant à la capitale : ces padres lui apparaissaient ridicules du fait de leur accoutrement, de leur ignorance de la langue et des coutumes, etc. Pourtant les Japonais ont fini par les respecter, car ces hommes étaient là pour eux, à leur service, sans craindre de souffrir pour eux.

Mais il faut aussi reconnaître que certains événements ont contribué à ruiner l’estime du peuple pour les chrétiens. Pendant assez longtemps, les jésuites ont eu le monopole des missions au Japon. Ils faisaient preuve d’une unité absolue. Il n’y avait pas de conflit ouvert entre eux. Mais lorsque les dominicains, les franciscains et les augustiniens (beaucoup d’entre eux étaient espagnols) sont arrivés, le discours de l’Église catholique elle-même s’est diversifié. L’unité s’est fracturée, et les gens n’ont pas compris pour quelle raison. En outre, plus tard, au début du XVIIsiècle, sont arrivés les Hollandais protestants, dont le point de vue s’opposait frontalement à celui de l’Église catholique. Les Anglais également présents ne s’intéressaient qu’au commerce et avaient tout intérêt à saper la crédibilité de l’Église catholique, étroitement associée aux grandes puissances qu’étaient l’Espagne et le Portugal. Tout cela a miné les missions et le christianisme. Au moment des persécutions, beaucoup de chrétiens ont abjuré. Sur les 400 000 chrétiens que comptait le Japon au tournant des XVIet XVIIsiècles, plus de 2 100 ont été tués3. La plupart des autres sont redevenus, au moins publiquement, bouddhistes ou shintoïstes. Ceux qui étaient devenus chrétiens uniquement parce que leur daimyô s’était converti n’étaient pas toujours prêts à mourir pour leur foi. Mais d’autres se sont cachés. Ils ont continué à pratiquer secrètement leur foi et à la transmettre à leurs enfants.

Chacun avait la même dignité que l’empereur

Même s’il ne s’agissait pas uniquement d’une persécution religieuse, cela ne veut pas dire que ces martyrs n’étaient pas de vrais martyrs. En effet, il y avait quand même un enseignement qui n’a jamais varié, à savoir que tous les Japonais étaient égaux aux yeux de Dieu, que chacun avait donc la même dignité que l’empereur, puisqu’ils étaient l’un comme l’autre créés à l’image de Dieu. L’affirmation de cette égalité fondamentale, indissociable du message évangélique, menaçait le système féodal. Ces martyrs ont donc été tués aussi bien pour des raisons politiques que religieuses.

Peut-on dire qu’il y a une incompatibilité entre le bouddhisme et le christianisme ?

D. G. : Je vais commencer par une anecdote qui me paraît significative. J’ai eu l’occasion d’accompagner deux moines bouddhistes japonais qui avaient été envoyés en France pour tenter de trouver une réponse aux graves insuffisances du système de transmission du bouddhisme au Japon. Je les ai invités au séminaire d’Issy-les-Moulineaux pour qu’ils assistent aux cours sur le bouddhisme et la foi chrétienne et qu’ils puissent parler avec les séminaristes. Ces derniers avaient deux questions à poser aux Japonais : qu’est-ce que vous pensez de Dieu et qu’est-ce que vous pensez de Jésus Christ ? Leur réponse a été claire et nette : « Nous n’avons pas la moindre idée de ce dont vous parlez quand vous parlez de Dieu. » C’était pour eux totalement incompréhensible. À l’égard de Jésus Christ, leur réponse était plus nuancée et théologiquement très intéressante. Ces bouddhistes avaient une très grande admiration pour lui, car il incarnait à leurs yeux un très grand nombre de vertus, mais il n’était en aucun cas leur messie. Ils ont répondu : « Nous reconnaissons en Jésus un homme d’une qualité extraordinaire et nous le respectons, mais nous ne savons pas ce que vous voulez dire quand vous l’appelez le Christ. » Ce qui est intéressant, c’est qu’ils avaient bien perçu la différence entre Jésus Christ, homme admirable, mais seulement homme, et ce qu’il représente pour les chrétiens.

À mon avis, la différence entre le bouddhisme et le christianisme, c’est que, dans le christianisme, rien ne s’explique sans Dieu, y compris le phénomène de l’homme. Si vous « éliminez » Dieu, qu’est-ce que le chrétien va dire de l’homme ? Tout s’écroule. Dans le bouddhisme, tout s’explique sans Dieu, y compris le phénomène de l’homme. C’est dans ces espaces-là qu’il faut dialoguer avec les bouddhistes. Si l’on imagine qu’ils croient en Dieu, on ramène le bouddhisme vers nous. Mais les bouddhistes ne croient pas en Dieu. Ces deux visiteurs japonais n’étaient pas dans une situation extrêmement différente des Japonais du XVIsiècle. Les missionnaires leur parlaient de Dieu, mais eux n’avaient aucune idée de ce dont on leur parlait.

Cela n’est pas sans conséquence dans le champ politique. Si l’on affirme la priorité absolue du devoir envers Dieu, la loyauté au pouvoir politique s’en trouve relativisée. Les autorités japonaises ont probablement compris que le christianisme résisterait toujours au bon usage politique des religions dans lequel le bouddhisme pouvait se couler plus facilement.

Une autre chose intéressante est que le christianisme est toujours considéré comme la religion des étrangers. Sur ce point, j’ai trouvé dans la revue Spiritus un témoignage très intéressant du père carme Ichiro Okumura (un adepte du zen qui a étudié le christianisme en vue de le déconstruire, et qui s’est finalement converti…). Il raconte qu’à l’occasion d’une kermesse paroissiale au Japon, on avait organisé une sorte de jeu sous forme de questions-réponses. Une des questions était : « Que signifie le Christ pour vous ? » Et la réponse qui remporta le premier prix était : « Un dieu de l’étranger. » « Il est assez surprenant, explique le père Okumura, de voir qu’une telle réponse a pu être proposée par les organisateurs du jeu, tous membres du comité paroissial. Inutile de dire qu’elle scandalisa les fidèles pieux, et surtout découragea les missionnaires qui travaillaient dans cette paroisse. Cependant, cela révèle bien à quel point le christianisme est considéré comme étranger par les Japonais, même chrétiens. »4

Nous comprenons mieux le déchirement intérieur du romancier japonais et chrétien Shûsaku Endô5, auteur de Silence, dont est tiré le film de Scorsese. Il n’arrive pas à concilier le fait d’être japonais et chrétien ?

D. G. : C’est vrai aussi pour les chrétiens en Inde. Pour beaucoup d’Indiens non chrétiens, devenir chrétien, c’est cesser d’être Indien et devenir l’équivalent d’un étranger.

Où en est aujourd’hui l’Église au Japon ?

D. G. : Je n’ai pas accès aux statistiques les plus récentes concernant l’Église catholique au Japon mais, en 2010, on parlait de 450 000 catholiques japonais, guère plus qu’à la période faste des missions anciennes, mais avec une population globale beaucoup plus nombreuse (126 millions). La grande différence est la présence d’un clergé japonais nombreux : 1 481 prêtres (dont 887 Japonais). Il y a aussi des théologiens qui s’efforcent de penser le christianisme au Japon. L’Église japonaise a fait le choix de l’inculturation pour que le catholicisme ne soit pas considéré comme une religion étrangère. Et puis, au cours des dernières décennies, de nombreux immigrants en provenance de pays catholiques, en particulier beaucoup de Philippins, sont venus au Japon. Aujourd’hui, parmi les catholiques, il y a plus de non-Japonais que de Japonais. Les évêques se sont donc trouvés devant une difficulté. Ils auraient pu laisser les Églises étrangères s’occuper de ces populations, mais ils ont fait le choix de l’accueil. Ils ont tout risqué au nom de l’hospitalité évangélique. Maintenant, sans oublier l’importance de l’inculturation, la priorité est de créer une Église qui puisse accueillir des gens de différentes cultures. Je crois que c’est une belle leçon pour les Européens qui sont tellement paniqués à l’idée de perdre leur identité. C’est pour moi le témoignage que l’Esprit est très actif. Ils ont aussi décidé d’être une Église prophétique, très engagée socialement. Par exemple, ils sont à la pointe de tous les mouvements antinucléaires.

La priorité est de créer une Église qui puisse accueillir des gens de différentes cultures

Il y a un autre point que je trouve intéressant : le christianisme au Japon est le miroir inversé du bouddhisme en France. Au Japon, il y a un peu plus de 1 % de chrétiens, et en France environ 1 % de bouddhistes. En tant que chrétien, j’ai plus de difficultés à entrer en dialogue avec des bouddhistes français qu’avec des bouddhistes japonais, car les bouddhistes français sont en général d’anciens chrétiens qui ont rompu avec le christianisme et qui ne perçoivent pas l’intérêt d’un dialogue. De même, au Japon, très peu de chrétiens éprouvent la nécessité de dialoguer avec des bouddhistes parce qu’ils étaient bouddhistes auparavant et que le bouddhisme est discrédité à leurs yeux.

En mars 2007, vous avez écrit un article dans la revue Études sur le silence6. Ce n’était certes pas le silence d’Endô. Mais vous disiez, dans cet article-là, que le silence est diversement parlant pour les bouddhistes et pour les chrétiens. Le silence ne pourrait-il aussi finalement être ce qui rend la rencontre spirituelle possible ? D’ailleurs, dans sa conférence de presse du 12 janvier à Paris, Martin Scorsese n’a pas fait référence au silence qu’évoque Endô. Il a dit : « Pourquoi Silence ? Parce que nous venons du silence, et que nous retournons tous au silence. »

D. G. : C’est vrai, à certains égards. Mais ce que je dis un peu plus loin dans cet article, c’est que je m’oppose à l’idée que toutes les divisions proviendraient des dogmes et que, si tout le monde pouvait se taire, on arriverait à un silence où il n’y aurait plus de disputes. Il ne faut pourtant pas s’imaginer qu’en éliminant l’énonciation de la pensée, tout irait pour le mieux. Il faudrait arriver à une situation plus équilibrée, où l’on reconnaîtrait qu’il y a des silences qui permettent à tous de se retrouver – le silence, par exemple, qui fait taire tous les bruits, en nous et autour de nous, qui rendent la vie intérieure difficile. Mais il y a aussi des silences plus profonds, où l’on chemine dans des directions différentes, parfois opposées. En ce qui concerne Endô, le silence en question semble bien être celui de Dieu devant la souffrance de ces chrétiens martyrisés. Dieu s’est tu. Avec toutes les questions que cela pose.

Jacques Bésineau, Au Japon avec João Rodrigues. 1580-1620, Fondation Calouste-Gulbenkian, 1998.

Léon Bourdon, La Compagnie de Jésus et le Japon. 1547-1570, Fondation Calouste-Gulbenkian, 1993 (publication d’une grande thèse qui date de 1951).

Jean-Pierre Duteil, « Le christianisme au Japon, des origines à Meiji », consultable sur www.clio.fr (une bonne introduction générale).

Alexandre Valignano, Les jésuites au Japon. Relation missionnaire (1583), Desclée de Brouwer – Bellarmin, 1990 (traduction, présentation et annotation de Jacques Bésineau de la « relation » du père Al. Valignano adressée au Supérieur général des jésuites).

Vittorio Volpi, Alessandro Valignano. 1539-1606. Un jésuite au Japon, traduit de l’italien, Salvator, 2012 (biographie du célèbre « visiteur » jésuite qui fut un pionnier de l’inculturation en Asie).

Article paru dans la Revue Etudes N°4236 – Mars 2017
www.revue-etudes.com/article/missions-jesuites-au-japon/18367

———————————————————————————————-

  1. Il faut relever un petit anachronisme : le roman d’Endô et le film de Scorsese commencent en 1641. Mais, à cette époque, le père Alexandre Valignano (1539-1606) était mort depuis plus de trente ans… ↩︎
  2. Cf. George Elison, Deus Destroyed, Harvard University Press, 1988. ↩︎
  3. Dans The Christian Century in Japan (University of California Press et Cambridge University Press, 1951, p. 448), Charle Ralph Boxer avance le chiffre de 2 128 martyrs entre 1614 et 1650. ↩︎
  4. Spiritus, n° 90, 1983, p. 32. ↩︎
  5. Cf. Franck Damour, « Shûsaku Endô ou la quête d’un Christ japonais », Études, n° 4235, février 2017, pp. 77-88. ↩︎
  6. « Rien n’est plus « parlant » que le silence », Études, n° 1513, mars 2007, pp. 371-380. ↩︎