Cambodge

Religion et environnement : dans les pas du Christ et les pieds du Bouddha

Le père Will Conquer avec le vénérable Kou Sopheap dans la fôret de Prey Lang © MEP
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Dans un esprit d’amitié, bouddhistes et catholiques du Cambodge collaborent depuis longtemps pour la sauvegarde de notre planète commune. Cependant, des études récentes ont remis en question l’impact environnemental des religions et en particulier du bouddhisme en Asie du Sud-Est.

 » La majorité des habitants de la planète se déclare croyante, et cela devrait inciter les religions à entrer dans un dialogue en vue de la sauvegarde de la nature, de la défense des pauvres, de la construction de réseaux de respect et de fraternité. » (Laudato Si’, N. 201).

Alors que le Cambodge faisait face à une terrible crise humanitaire au siècle dernier, saint Jean-Paul II et le Vénérable Maha Gosanada sont apparus comme des prophètes par leur appel à traiter les demandeurs d’asile avec humanité. Dans le sillage de la crise écologique actuelle, une nouvelle réponse prophétique s’impose de la part des chefs religieux.

À cette fin, en janvier 2023, une délégation du Cambodge a pu rencontrer Sa Sainteté le Pape François, et échanger avec lui sur ce thème, avant de participer à un colloque à l’Université pontificale Saint-Thomas-d’Aquin sur l’empreinte écologique de nos deux religions.

1. Question : La religion a-t-elle une empreinte ?

1.1. L’empreinte du Bouddha

Alors que le bouddhisme est considéré par beaucoup comme une religion qui promeut l’harmonie entre les hommes mais aussi entre les hommes et leur environnement, des voix critiques se sont fait entendre récemment accusant le bouddhisme d’avoir une empreinte négative sur l’environnement. Selon Johan Elverskog (1), le bouddhisme serait une « théologie de la prospérité » centrée sur la création de richesses. Même si les moines ont renoncé au monde matériel et se sont abstenus de tuer des animaux, la plupart des bouddhistes ne vivent pas selon ce modèle. Ainsi, comme le souligne Elverskog : « Afin d’apprécier pleinement « l’empreinte » de la tradition bouddhiste – et l’histoire de l’Asie bouddhiste – les activités de la communauté laïque doivent être placées au premier plan et au centre de nos analyses ».

Pour que le bouddhisme fonctionne correctement, les laïcs doivent subventionner les moines. Le don implique un surplus économique. Cette richesse transformée en dons aux moines génère du mérite. « À cause de cela, l’expansion économique était intrinsèque à l’ensemble du système dans chaque tradition bouddhiste « . Sans surprise, affirme-t-il, le bouddhisme a idéalisé les gens qui « avaient les moyens et le sens des affaires pour transformer les richesses du monde naturel en richesse matérielle, qui pourraient à leur tour être transformées en capital à la fois karmique et culturel ». Parce que la richesse a été acquise par l’extraction et l’exploitation de la nature, les bouddhistes ont été une force motrice dans l’histoire environnementale de l’Asie.

Un deuxième argument social peut être avancé sur les conséquences de la hiérarchie au sein du karma, qui met l’humanité, et même l’homme, au-dessus de toute chose.

Le troisième argument est un argument philosophique. Toujours selon Elvkerskog, « la nature reçoit peu d’attention dans les enseignements du Bouddha, mais lorsqu’elle apparaît dans les premiers textes bouddhistes, c’est généralement en termes d’impermanence, de décomposition et de quelque chose à éviter ». Une illustration pratique de cette philosophie peut être vue dans le passage de la construction des temples védiques en pierre aux pagodes bouddhiques en bois. Les temples de pierre ont traversé les siècles, mais les pagodes en bois sont rarement plus que centenaires. Développement durable et impermanence sont-ils conciliables ?

À ces arguments, et à la crise environnementale indéniable en Asie, les bouddhistes opposent à raison, la vie même du Bouddha : sa sobriété de vie, sa stabilité, sa coexistence avec la nature qui l’entourait, comme le parc des gazelles de Sarnath, au milieu duquel, le Bouddha aurait commencé son enseignement.

1.2. L’empreinte de Jésus : Quo Vadis ?

C’est presque le même argument, mais dans une direction opposée, qui a été avancé contre l’écologie chrétienne depuis la célèbre conférence de Lynn White (2) qui présentait le christianisme comme la source du problème écologique. Depuis plus de cinquante ans, ce débat a suscité de vives discussions.

Francisco Benzoni a écrit en 2008 un livre intitulé L’éthique écologique et l’âme humaine : Thomas d’Aquin, Whitehead et la métaphysique de la valeur. Selon Benzoni, la théologie de Thomas d’Aquin reflète une « compréhension strictement instrumentale des autres créatures » qui est insuffisante pour fonder le souci de la création tels qu’il est compris aujourd’hui, en particulier avec la notion de biodiversité. Ainsi, le docteur angélique serait inapte à offrir un cadre pour fonder une éthique écologique adéquate. Cette affirmation est venue réfuter l’argument contraire développé deux ans plus tôt par Willis Jenkins. Le père Thomas Michelet a répondu (3), en montrant comment l’encyclique Laudato Si était le fruit de ces années de discussion théologique. Lynn White appelait l’ “hérésie franciscaine” au secours de l’empreinte religieuse de l’environnement. En se référant aussi bien à Saint François d’Assise dès son titre, et à saint Thomas d’Aquin dans son contenu, l’encyclique Laudato Si rappelle que tous les deux sont issus d’une même tradition monastique et missionnaire. Finalement, l’encyclique appelle à un retour au Christ : à sa pauvreté, à sa vie stable, en pleine nature comme en ses dernières heures dans le jardin d’oliviers. En bien des points, nous pouvons voir des similitudes avec le bouddhisme. Pourtant, son pouvoir sur la nature montre une relation différente entre l’environnement et omme de celle qui existe dans le cadre du bouddhisme.

2. Réponse : la religion suit une trace

2.1. Le principe traditionnel de l’écologie bouddhiste moderne : prendre soin de soi

Selon les légendes, dès sa naissance, Bouddha a commencé à marcher et à chacun de ses pas, une fleur de lotus apparaissait sur le sol. La naissance a eu lieu lors d’une pleine lune, en l’an 623 av. J.-C. Cette naissance est signe du sillon léger que le Bouddha a voulu laisser comme trace à suivre dans la nature. Dans cette lignée, c’est une écologie de la non-violence ou ahimsa qui est aujourd’hui proposée par les moines bouddhistes influents au Cambodge. Il s’agit d’éviter de faire du mal à la nature. Mais si l’on prend conscience des dommages déjà faits à la nature, comment ne pas appeler à faire davantage pour prendre soin de celle-ci ?

2.2. Le fondement de l’écologie chrétienne : une théologie de la création

La tradition chrétienne, qui peut apprendre de cette approche non-violente, l’enrichit aussi par sa notion de responsabilité environnementale. L’homme trouve sa place dans une hiérarchie de l’environnement dont il est appelé à prendre soin. La hiérarchie de la Création n’est pas une échelle de honte ou une décadence, mais une ascension vers la perfection comme le dit Thomas d’Aquin avec son optimisme typique : « dans les choses naturelles, les espèces semblent s’arranger en degrés ; comme les choses mélangées sont plus parfaites que les éléments, et les plantes que les minéraux, et les animaux que les plantes, et les hommes que les autres animaux (4) et (5).

Dans son argument aristotélicien le plus fort contre le platonisme, Thomas d’Aquin soutient que l’âme de l’homme est à la fois différente et similaire à l’âme animale avec une triple distinction, qui respecte l’âme créée de chaque animal. Il fait sienne l’idée que « chez l’homme l’âme sensible, l’âme intellectuelle et l’âme nutritive sont numériquement une seule âme ». Ainsi, il conclut magnifiquement que : « Socrate n’est pas non plus un homme par une âme, et un animal par une autre ; mais par une seule et même âme il est à la fois animal et homme ».

Thomas d’Aquin fournit l’architecture qui servira à Jame Schaefer (6) pour « verdir » la foi catholique : valoriser la bonté et la beauté de la création ; respecter la louange de la Création pour Dieu ; reconnaître la parenté de toutes les créatures ; utiliser la Création avec gratitude et retenue ; et vivre vertueusement au sein de la communauté terrestre. Dans son dernier chapitre, Schaefer (7) développe la notion thomiste de l’humain comme coopérateur vertueux, tirée des enseignements de Thomas d’Aquin.

3. Marcher ensemble ?

3.1. Vie monastique. L’image dont Thomas Merton et le Dalaï-Lama sont un symbole.

La vie sobre de ces deux modèles de la vie monastique rappelle que la conversion écologique doit être vécue, dans la stabilité et la sobriété dans l’espace et dans le temps. Si bien des attitudes extérieures nous rassemblent, les motivations intérieures peuvent être bien différentes, par exemple dans le cas du célibat qui est l’état de vie des moines dans les deux traditions. C’est peut-être là que les routes se séparent. Le célibat est-il plus écologique ? Le célibat est-il malthusien ? Pour les bouddhistes, le célibat met fin à un cycle de réincarnation. Pour les chrétiens, elle porte des fruits dans cette vie et dans la suivante.

3.2. Nécessité d’une philosophie de vie

Conscients de l’urgence pour sauvegarder notre Maison commune, nous appelons à une conversion. Peut-elle être alimentée par le même feu ? Si la conversion écologique doit venir avec un certain détachement, peut-on faire l’amalgame de la fuga mundi et du renoncement bouddhiste ou Nikkam ? Comment pouvons-nous prendre soin de la création si nous ne nous en soucions pas ? La conversion doit être comprise avant tout comme acte d’amour. Pour les chrétiens, cela ne peut arriver que par grâce, mais les chrétiens n’ont pas le monopole de la grâce. “Dieu fait pleuvoir sur les bons et les méchants” (Matthieu 5,45). Un changement d’attitude doit provenir d’un changement de cœur, et comme nous le disait le Pape François lors de notre audience privée avec lui, si nous pouvons espérer que nous finirons la route au même endroit, nous devons commencer par cheminer ensemble. Une conversion écologique passe par une conversion d’amour. En tant que tels, les influenceurs même religieux peuvent provoquer ce changement ensemble. La vie monastique dans ses différentes traditions pourrait ainsi aider nos contemporains à marcher sur ce chemin.

La conversion écologique est une urgence, elle est aussi une préoccupation qui nous rassemble. Pour nous, bouddhistes et chrétiens, il s’agit de proposer avec amour plutôt que d’imposer par la honte ce que tous et chacun, nous désirons profondément. Marchons ensemble afin que nous puissions laisser non pas la tâche de notre empreinte, mais la trace du sillage d’un chemin que nous voulons essayer de parcourir ensemble.

  • Johan Elverskog, The Buddha’s Footprint : an environmental history of Asia, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2020.
  • prononcée en 1966 et publiée en 1977. Lynn White, Jr. The historical Roots of our Ecologic Crisis, Science, 10 March 1967, Vol. 155, Issue 3767, pp. 1203-1207.
  • Thomas Michelet, op : « Tout est lié, parce que tout est lié à Dieu » in Laudato si’ pour une écologie intégrale, dir. Gilles Danroc et Emmanuel Cazanave, Perpignan, Paris, Éd. Artège-Lethielleux, 2016, 436 p., p. 339-359.
  • ST, I, Q.47, a.2. La multitude et la distinction des choses viennent-elles de Dieu ?
  • Plus encore, Thomas d’Aquin, en discutant de la nature de l’âme des êtres non humains, accepte une rare quatrième objection et développe un respondeo plus long à la Q. 76, art.3 de la Prima pars dans son traité sur la Création.
  • Schaefer, Jame (2009). Theological foundations for Environmental Ethics Reconstructing Patristic and Medieval Concepts, Georgetown University Press, ISBN 978-1-58901-268-4.
  • Schaefer, Jame (2003). «The virtuous cooperator: modeling the human in an ecologically endangered age», Worldviews global Religions, Culture, and Ecology , 7 (1 2): 171 195. doi:10.1163/156853503321916273. ISSN 1363-5247.


« Écologie, conversion et détachement »

Sa Sainteté le pape François a dit que « la conversion écologique survient quand les racines humaines de la crise environnementale actuelle sont nommées, quand une vraie repentance conduit à ralentir et cesser les idéologies et les pratiques qui heurtent et qui nuisent et blessent la terre. Quand les gens s’engagent à promouvoir des modèles de développement qui guérissent les blessures infligées par la cupidité, la recherche excessive de profits financiers, le manque de solidarité entre voisins et le manque de respect envers l’environnement ».

Je suis totalement d’accord avec cela. On peut dire que la convoitise détruit la terre. Quand les personnes renoncent à leur convoitise et consomment seulement le nécessaire, il y a moins de destructions dans le monde.

La conversion écologique a pour but de nous amener à « transformer ce qui se passe dans le monde en souffrance personnelle, et ainsi reconnaître quelle contribution chacun peut apporter ».Quand je lis cela, je pense à des images douloureuses et aux mauvaises habitudes que nous ne devrions pas laisser accepter.

C’est le pouvoir des gens ordinaires. Je pense que nous pouvons y arriver en agissant ensemble pour faire de ce qu’il se passe dans le monde nos propres souffrances.

Nos modèles, Bouddha, Jésus Christ et d’autres chefs religieux, l’ont fait, et cela a été un franc succès. Ils sont tous pleins d’abnégation ; autrement, ils ne pourraient pas construire la paix. Bouddha atteint la perfection du renoncement qui est caractérisée par le fait de s’éloigner des plaisirs des sens et de l’existence. Il renonce au plaisir, à l’attachement, et aux mauvaises façons de penser qui sont : la pensée sensuelle (Kama Vitakka), la pensée de haine (Vyapada Vitakka) et la pensée de cruauté (Vihimsa Vitakka). C’est l’une des bonnes œuvres de Bouddha, qui consacre son bonheur aux gens, et je suis sûr que Jésus Christ fait aussi beaucoup de choses pour les gens.

Quand nous échangeons, il ne s’agit pas de se demander qui a raison ou qui a tort ; cela doit être l’occasion de se concentrer sur le problème. Au nom des responsables communautaires, nous devons contribuer à des idées en vue de trouver des solutions efficaces.

Nous servons dans différents lieux, mais nous avons un seul but, c’est de travailler pour notre planète.

Extrait de l’intervention du Vénérable San Sochea aux MEP le 22 janvier 2023