P. Philippe Blot : « Dieu a été mis dehors en Corée du Nord. Il n’est presque pas revenu »
Des transfuges nord-coréens lors d’une messe pour la réconciliation à Uijeongbu, Corée du Sud. © AsianewsLe 25/10/2024
[Interview exclusive] Entretien avec le père Philippe Blot, missionnaire MEP (Missions Étrangères de Paris) en Corée du Sud depuis 1990. Le prêtre français, âgé de 65 ans, a souvent été confronté au drame des réfugiés nord-coréens au cours de sa mission. Si dans le contexte des tensions actuelles entre les deux Corées, il appelle à continuer de prier pour la réunification, c’est avant tout en songeant au peuple nord-coréen « qui vit un véritable enfer à ciel ouvert ».
Depuis plusieurs semaines, les relations continuent de se tendre dans la péninsule coréenne. Quelle est la réaction des catholiques ?
Nous invitons à prier pour la paix. Tous les soirs à 21 heures, les évêques coréens incitent tous les catholiques à dire un Notre Père, un Je Vous Salue Marie et un Gloire au Père, tous ensemble, à l’intention de la paix. Parce qu’ils voient bien que le climat est défavorable et que cela peut se rompre un jour ou l’autre. Il y a beaucoup de prières organisées, avec des marches pour la paix, par exemple dans le nouveau diocèse de Uijeongbu (province du Gyeonggi, au nord de Séoul, dans le nord de la Corée du Sud).
La semaine dernière, Mgr Pierre Chung Soon-taick, archevêque de Séoul, s’inquiétait de voir de moins en moins de Coréens désirer la réunification…
Personnellement, je désire cette réunification avant tout pour les Nord-Coréens, afin de libérer ce peuple qui vit un véritable enfer à ciel ouvert. Je me suis occupé pendant plusieurs années de réfugiés nord-coréens. J’allais même en Chine ; j’ai des histoires innombrables sur ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils vivent encore là-bas.
Concernant ce que désirent les Sud-Coréens, cela dépend de l’âge, il y a différents échos. Je rencontre beaucoup de jeunes pour qui ce n’est pas la priorité. Ils ne parlent pas de réunification, ils parlent plutôt de laisser les choses comme elles sont. Surtout, ils ne veulent pas de guerre. Mais connaissant le tempérament des Coréens, est-ce qu’ils vont pouvoir se réunir dans la paix, comme cela s’est fait en Allemagne ?
J’en doute un peu personnellement, d’autant plus qu’ils sont poussés par les nations extérieures. Il faut aussi se souvenir qu’ils se sont séparés dans le sang, contrairement à l’Allemagne, et je crains qu’ils ne se réunissent pas sans une guerre. Je ne pense pas que ce sera le fait ni du Nord, ni du Sud : aucun des deux ne désire la guerre. Mais derrière, il y a la Russie, la Chine, les États-Unis, l’Europe… Malheureusement, le destin n’est pas entre leurs mains, et ils le savent. Cela a toujours été plus ou moins le cas. C’est le principal point d’interrogation.
La Corée du Nord vient d’annoncer la fermeture de toutes les voies de communication entre les deux pays. Pyongyang a aussi désigné explicitement le Sud comme un ennemi dans sa Constitution. Comment les gens vivent-ils cela ?
Cela n’émeut pas beaucoup les gens à vrai dire. Cela fait 70 ans que cette situation se poursuit en dents de scie, avec des hauts et des bas, souvent selon les dirigeants à la tête de la Corée du Sud. Avant le président actuel, sous le gouvernement de Moon Jae-in (de tradition de gauche), le président américain Donald Trump avait poussé à organiser des entrevues qui ont eu lieu à Séoul et à Hanoï. Mais en fait, c’était de la poudre aux yeux, même si je crois que Moon Jae-in souhaitait sincèrement le rapprochement.
En revanche, le président actuel a choisi la politique inverse, avec une position assez ferme. Personnellement, je serais plutôt favorable à une position ferme quand je vois ce que les communistes ont fait pendant 70 ans… Ils ont commencé à envahir le sud de la Corée, ce qui a entraîné le partage du pays. Au Sud, à l’époque, il y a eu des massacres terribles. Je rencontre souvent des personnes âgées qui ont connu cette période.
La question d’un dialogue avec Pyongyang n’est donc pas toujours bien vue… ?
D’un côté, le dialogue est très important, il faut le poursuivre pour apaiser les tensions. Mais de l’autre, il faut une certaine fermeté avec les communistes. Malgré les tentatives de dialogue, il faut garder une main ferme. Parce que si vous tendez la main, ils prennent tout le bras : c’est du stalinisme, pas du communisme à l’eau de rose ! C’est très dur, c’est un pays complètement fermé.
Actuellement la situation se durcit encore : ils sont en train de couper toutes les voies de communication qui ont été malheureusement financées par la Corée du Sud. Pire encore, depuis plusieurs mois, Pyongyang envoie des ballons de déchets au Sud. Côté sud-coréen, des militants protestants ont aussi envoyé au Nord des slogans, des dollars, des tracts, afin de susciter un peu de révolte au Nord. Ce qui bien sûr n’a pas plu au régime de Pyongyang.
Cela dit, même si la situation se détériore, les prêtres sud-coréens autour de moi ne sont pas du tout paniqués. Il y aura bientôt l’élection d’un nouveau président, et ils disent que cela va certainement apporter un nouveau changement de politique.
Qu’est-ce qui peut faire basculer les choses, au-delà de ce côté cyclique depuis 70 ans ?
Il faut remettre cela dans le contexte international. Aujourd’hui, il y a tout de même la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient. Ce contexte politique ne favorise pas la situation, cela va certainement entraîner le durcissement des deux Corées, peut-être contre leur gré, car derrière il y a les grandes puissances.
La Guerre de Corée s’est passée au moment de la Guerre froide, et a été entraînée en grande partie par les grandes puissances : l’URSS, les États-Unis et la Chine. Cette fois-ci, cela peut recommencer. Quand on échange avec les Sud-Coréens, on sent que l’avenir leur échappe : ils savent très bien qu’ils sont le « jouet » des jeux internationaux. Le contexte géopolitique est donc un peu dangereux.
Même si les gens disent que c’est comme ça depuis 70 ans, ils savent pourtant que la situation peut se détériorer du jour au lendemain. Car il faut rappeler qu’il n’y a toujours pas de traité de paix, les deux pays sont toujours dans une situation d’armistice. La situation tient sur un fil – qui reste assez solide -, donc les choses vont peut-être se détendre à nouveau, comme cela s’est déjà fait. Est-ce que cela va suffire ?
Quels sont les autres obstacles à la réunification ? Il y a par exemple une barrière culturelle et linguistique qui s’est développée…
Oui, c’est vrai, d’ailleurs les réfugiés nord-coréens doivent passer par différents sas. Il y a une formation de trois à six mois, pour apprendre à vivre dans un pays démocratique, à savoir choisir… Ils apprennent à ne pas être épiés, à ne pas épier les autres, parce qu’en fin de compte, ils s’épient les uns les autres continuellement. Il y a tout une démarche psychologique et éducative à changer, mais c’est rattrapable. Ce n’est pas l’obstacle le plus important.
Bien sûr, au début, cela peut être déroutant pour eux d’apprendre à vivre dans la liberté et à choisir. Ils ont toujours appris à vivre sous « l’adoration » du dictateur, qui est un peu leur père spirituel. Le communisme, c’est un peu comme une religion athée. Quand ils arrivent au Sud, ils mettent du temps pour apprendre, mais au fur et à mesure, la chape de plomb disparaît. Il y a aussi la question de la langue, parce que le nouveau langage coréen adopte certains mots anglophones, la langue a évolué. Mais là encore, cela se rattrape.
Donc la Corée est toujours un seul peuple ?
C’est un même peuple, c’est ce que je leur redis à chaque fois. Dans notre maison, depuis dix ans, tous les troisièmes samedis du mois, il y a une messe pour la réunification, la paix et la réconciliation. Des gens de tous les âges viennent, y compris des jeunes, et il faut leur rappeler cela à chaque fois.
Je vois bien que les jeunes Coréens commencent à parler de la Corée du Nord comme un autre pays. Ils ne se rendent plus compte que c’était le même pays. Ils l’apprennent à l’école, mais ils ont toujours connu leur pays divisé, et comme ils ne peuvent pas aller en Corée du Nord faire du tourisme, notamment pour voir l’historique mont Paektu (ndr : le point culminant de la Corée du Nord, qui était un mont sacré pour les Coréens), c’est vrai que pour eux, ce sont deux pays.
C’est un mal : Dieu est là pour réunir les gens, et ce sont les hommes qui ont divisé ce peuple. Cela s’est fait en Allemagne, au Timor, au Soudan… Et ce n’est pas normal. Même au Soudan ou au Timor, il y a des ethnies qui sont différentes, tandis qu’en Corée, c’est vraiment un seul peuple ! Quand je suis allé en Corée du Nord, en mangeant avec les gens et en buvant avec eux un peu de soju (un spiritueux coréen à base de riz), on voyait qu’ils avaient exactement les mêmes réactions que les Coréens du Sud. C’est la même culture ! Avant 1954, c’était un même pays. Ils avaient la même histoire, les mêmes racines.
Y a-t-il encore des « chrétiens cachés » en Corée du Nord ?
C’est très contrôlé, donc la foi a presque été réduite à néant. Les gens n’ont pas le droit d’avoir de Bible, de se réunir en prière ; il y en a qui sont enfermés dans des camps. Donc Dieu a été mis dehors en Corée du Nord. Il n’est presque pas revenu. Pourtant, il y a toujours des chrétiens qui sont persécutés au Nord, mais je pense qu’il y a seulement des chrétiens cachés.
Cela s’est souvent fait dans l’histoire, comme au Japon où des chrétiens ont vécu comme cela durant deux cents ans. Grâce au Seigneur, la foi ne meurt pas complètement. Mais en Corée du Nord, on ne saura vraiment cela que quand la réunification sera faite, quand le communisme tombera. Je crois que c’est lié : il faut que le communisme tombe pour que la réunification se fasse.
(Propos recueillis par Ad Extra)