Reportage en territoire Karenni : « Le risque de l’implosion du pays après la guerre est réel »
Assis sur une planche, dans un camp de réfugiés de la région de Panti Sakan, John et Antonia Soe, agriculteurs, s’inquiètent des bombardements incessants et du manque d’eau potable dans le camp. © Claire LapierreLe 06/02/2024
Trois ans après le coup d’État, les forces rebelles gagnent du terrain et la junte birmane n’a jamais été aussi affaiblie. Mais la question d’un modèle de gouvernance fédérale, qui pourrait convenir aux plus de 140 groupes ethniques du pays, est loin d’être résolue. Au-delà de l’utopie fédérale, la multiplication de groupes et groupuscules armés dans tout le pays fait craindre une explosion de la situation. « Le problème avec les Birmans, c’est qu’avec deux personnes, on est capable de faire trois groupes », plaisante un lieutenant d’un groupe insurgé. Reportage en territoire Karenni, près de la frontière thaïlandaise.
À une cinquantaine de kilomètres après la frontière thaïlandaise, dans la région de Mese, les traces de la guerre entre l’armée birmane et les groupes armés ethniques du territoire Karenni sont omniprésentes : maisons détruites, champs à l’abandon, dénuement total des villageois qui n’osent plus passer du temps à découvert pour planter le riz, de peur de se faire bombarder.
Dans le petit centre-ville, le commissariat est complètement démoli ; les jeunes soldats rebelles l’ont pris d’assaut au mois de juin : « Les échanges de tirs ont duré plus de trois heures, se souvient Aung N., vingt-deux ans, en marchant au milieu des débris. Les soldats et les policiers s’étaient barricadés aux étages. On leur a balancé deux grosses bombes qu’on avait fabriquées nous-mêmes, avec 20 litres de carburant chacune, puis on est entré. Les combats dans la ville ont duré un mois, puis les soldats birmans sont partis, mais on sait qu’on doit continuer à se battre. »
La Karenni Nationnalities Defence Force (KNDF), le principal groupe armé de cette zone multiethnique, joue un rôle de plus en plus crucial dans la résistance à la junte. Depuis un an, ses soldats ont saisi une vingtaine de bases militaires birmanes et pris le contrôle de la majeure partie du territoire. « Les soldats ne contrôlent plus que trois villes dans notre état, affirme Khun Bedu, fondateur de la KNDF. Ils ne peuvent plus se déplacer dans les zones rurales. »
Depuis le 30 janvier la ville minière de Mawchi a été officiellement reprise aux Birmans. Au cours de l’opération 1111 en novembre, les soldats Karennis se sont emparés de la capitale, Loikaw. Partout dans les zones frontières, des alliances de milices ethniques sont désormais aux commandes : composée de groupes Shans, Ta’ang et Rakhine, l’Alliance des Trois Fraternités (Three Brotherhood Alliance) a mené avec succès des opérations de grande envergure à la frontière chinoise, avec l’accord tacite du puissant voisin. Au Nord-Ouest, à la frontière avec l’Inde et le Bangladesh, l’Arakan Army gagne du terrain.
L’une des spécificités de la KNDF réside dans le fait que ses dirigeants ont su, dès le début du conflit, intégrer efficacement les jeunes combattants venus des villes à des bataillons ethniques. Sous sa bannière se battent ensemble Karens, Shans, ou Bamars (l’ethnie majoritaire). Elle fait donc figure de modèle de diversité parmi les groupes rebelles souvent très ethnocentrés et affirme se tenir sous les ordres d’une administration civile, l’IEC (Interim Executive Council), basée entre la Thaïlande et la Birmanie. Pour U Htay Aung, membre de l’IEC, « la gouvernance dans l’État Karenni peut servir de modèle pour la Birmanie fédérale démocratique de demain que nous voulons construire ».
Danger de l’implosion du pays
Mais au-delà de l’utopie fédérale, la multiplication de groupes et groupuscules armés dans tout le pays fait craindre une explosion de la situation. À Mese et le long de la route vers Hpasaung, où les combats font rage, des jeunes appartenant à divers groupes se promènent dans les villages, large sourire et armes automatiques à l’épaule. La KNDF essaie de former des alliances stratégiques avec certains de ces groupes. D’abord avec les anciens de la Karenni Army, le groupe ethnique historique de la zone, puis avec le KNPLF, (Karenni National People’s Liberation Front) un groupe anciennement communiste qui travaillait jusqu’ici avec la junte militaire. « En fait, depuis le début, on aidait les soldats de la résistance sur le terrain », assure Kyaw Oo, un lieutenant du KNPLF. Le changement de camp officiel de ce groupe historique, annoncé au mois de juin, illustre à quel point le conflit actuel redistribue les cartes des alliances militaires et politiques dans tout le pays.
« Le problème avec les Birmans, c’est qu’avec deux personnes, on est capable de faire trois groupes, plaisante Kyaw Oo. Pour l’instant, il n’y a pas trop de problèmes, tout le monde est uni et se bat ensemble parce que tout le monde hait Min Aung Hlaing et veut le voir tomber. Mais après, les alliances seront peut-être plus fragiles. » Assis sur un siège en teck devant sa maison, son supérieur, le général Thet Naing, fume des gros cigares Cheeroots roulés à la main, un bob noir enfoncé sur la tête et les bras couverts de tatouages rituels. Il renchérit : « Si la démocratie fédérale ça veut dire payer pour les groupes qui viennent d’arriver, moi je n’en veux pas. »
Alors que Min Aung Hlaing, le putschiste en chef, est de plus en plus contesté au sein des rangs de l’armée, et même chez les moines radicaux bouddhistes qui constituaient sa principale base de soutien, la question de l’identité et de la forme que pourrait prendre un fédéralisme birman se pose. Si des collaborations existent déjà entre des ethnies voisines le long de la frontière thaïlandaise, comme les Karens, Kayah et Shans, au nord du pays, les Rakhines et leur puissante Arakan Army ou les Kachins et leur KIA menacent parfois entre les lignes de faire sécession. « Le risque de l’implosion du pays après la guerre est réel », concède U Htay Aung.
« On ne peut pas envisager de calquer un modèle de démocratie à l’occidentale »
Pour éviter cette implosion, une expression circule dans les cercles académiques birmans : le « modèle du mandala », une structure de gouvernance propre à l’Asie du Sud, composée à l’image du symbole bouddhique d’une multitude de points et de cercles, où le pouvoir repose avant tout sur des structures ultra-locales et un jeu constant d’une multitude d’alliances pour créer un équilibre. « C’est un modèle qui fonctionne dans toute l’Asie du Sud mais peut-être particulièrement en Birmanie, où on a besoin de faire une large place aux pouvoirs locaux, estime U Thay Aung. Pour notre avenir, on ne peut pas envisager de calquer un modèle de démocratie à l’occidentale conçue pour des pays très homogènes au niveau ethnique et culturel. »
Assis sur une planche, dans un camp de réfugiés de la région de Panti Sakan, John et Antonia Soe, agriculteurs, s’inquiètent des bombardements incessants et du manque d’eau potable dans le camp. Ils viennent du district de Hpruso où le soir de Noël 2021, les soldats de la junte ont brûlé vifs, après leur avoir attaché les mains dans le dos, une quarantaine de personnes, dont quatre enfants. Mais ce qui inquiète le plus ces parents de trois enfants entre huit et quatorze ans, c’est l’arrêt de tout système éducatif dans le pays depuis près de cinq ans.
« On avait déjà perdu deux ans avec le Covid, puis la guerre a éclaté, aujourd’hui on se retrouve avec des enfants de dix ans qui ne savent pas lire, comme il y a plusieurs générations en arrière », déplore Antonia. En l’absence de professeurs, qui sont partis grossir les rangs du Mouvement de Désobéissance Civile, des générations d’enfants et d’adolescents n’ont d’autre voie d’apprentissage que celle des réseaux sociaux. « Tout ce qu’ils voient maintenant, ce sont les vidéos sur les réseaux sociaux, constate John. Du sexe, de la violence, des jeunes de leur âge qui paradent avec des armes. Ils n’ont pas de culture, aucun repère moral. Sans l’école, nous sommes démunis, c’est ce qui m’inquiète le plus. » En l’absence d’alternative pour les jeunes garçons, les parents craignent surtout de voir leurs aînés s’enrôler dans les armées ethniques et de ne plus jamais les revoir.
(EDA / Claire Lapierre)