Taïwan

Taipei, le Saint-Siège et l’ombre envahissante de Pékin

L’ex-premier ministre et vice-président Chen Chien-jen, catholique, ici en 2016 avec son épouse et une délégation taïwanaise devant l’ambassade près le Saint-Siège. L’ex-premier ministre et vice-président Chen Chien-jen, catholique, ici en 2016 avec son épouse et une délégation taïwanaise devant l’ambassade près le Saint-Siège. © presidential office / CC BY 2.0
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Alors que le détroit de Taïwan est plus tendu que jamais, le chercheur Olivier Guillard, géopolitologue et spécialiste de l’Asie, se demande si l’île considérée comme « rebelle » par Pékin risque un jour prochain de subir l’évolution des rapports entre la République populaire de Chine et le Saint-Siège. S’il estime que Taipei se veut relativement serein à ce propos, il perçoit malgré tout quelques nouvelles inquiétudes et cite une remarque de la présidente sortante taïwanaise : « Nous espérons que vous continuerez à nous soutenir. »

Le détroit de Taïwan est particulièrement tendu en cet été 2024, comme de nombreuses autres régions du globe, à commencer par l’Europe de l’Est et le Moyen-Orient. Jusqu’en Asie-Pacifique, où l’étendard de la République populaire de Chine est brandi fermement par Pékin dans une série de conflits territoriaux qui impliquent plusieurs États, des mers de Chine du Sud et de l’Est aux crêtes himalayennes.

Alors que les questions sensibles que sont le Tibet, le Xinjiang et la sinisation de Hong-Kong ne semblent plus émouvoir grand monde en Occident, du côté de « l’île rebelle » de Taïwan, une autre problématique risque de préoccuper les autorités démocratiques de Taipei (parmi une noria de dossiers plus sensibles les uns que les autres).

Taïwan finira-t-elle par faire les frais du lent dégel des rapports entre Pékin et le Saint-Siège, entamé durant la dernière décennie et auquel le pape actuel semble tenir ? Dans la capitale taïwanaise, semble-t-il, on se veut relativement serein à ce propos, à l’exemple des célébrations en 2022 du 80e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre le Vatican et la République de Chine (Taiwan). À Taipei, on se garde bien reprocher ouvertement à la diplomatie du Saint-Siège de chercher à pérenniser et étendre ses interactions avec les autorités pékinoises en charge des questions religieuses.

Un capital sympathie extérieur élevé

Pourtant, on perçoit depuis peu une certaine inquiétude arriver dans l’ancienne Formose, mal à l’aise avec le sentiment d’un possible rapprochement inéluctable à moyen terme entre le régime communiste chinois et le Vatican.

William Lai Ching-te (ici en 2017), pro-autonomie, a remporté les dernières élections présidentielles du 13 janvier.
William Lai Ching-te (ici en 2017), pro-autonomie, a remporté les dernières élections présidentielles du 13 janvier. Crédit : Presidential Office Building, Taiwan / CC BY 2.0 DEED

Il est utile de rappeler qu’à l’été 2024, Taïwan n’a officiellement de relations diplomatiques qu’avec une douzaine d’États, dont un seul se trouve sur le Vieux continent, le Vatican. Et ce malgré la nouvelle administration pro-autonomie du président Lai Ching-te (du parti DPP, intronisé le 20 mai dernier), et aussi malgré les soutiens et les « acclamations » de l’opinion publique en général en Occident.

L’île de 36 20 km², qui compte près de 23 millions d’habitants, détient à l’évidence un capital sympathie extérieur élevé, d’autant plus ces derniers temps avec l’analogie (avisée ou non) entre la situation de Taïwan face aux intimations de Pékin et celle de l’Ukraine face à l’envahisseur russe. Entre le 1er et le 19 juillet 2024, le ministère taïwanais de la Défense nationale a comptabilisé 425 incursions d’appareils chinois et la présence de 135 navires de divers types à proximité de l’île – préludes à une possible épreuve de force redoutée dans l’île rebelle.

182 capitales étrangères respectent le principe de la « Chine unique »

À Taïwan, on compte aussi sur un pouvoir économique indéniable en ses qualités de leader mondial de la production des semi-conducteurs et de 7e économie d’Asie (en PIB nominal). Pour autant, tout cela ne saurait suffire au bonheur et aux aspirations des Taïwanais, alors que 182 capitales étrangères respectent le principe de la « Chine unique ». Ce principe, cher à Pékin et dénoncé sans équivoque à Taïwan, implique que l’île est une province chinoise et que tout État souhaitant établir des relations diplomatiques avec la Chine doit le reconnaître… et donc renoncer à des relations diplomatiques officielles avec Taipei.

Bien sûr, les objectifs de Pékin vis-à-vis de Taïwan et de son futur laissent peu de place aux perspectives de paix, surtout si les velléités de prise de contrôle de l’ancienne Ilha formosa (« belle île » en portugais) par les forces chinoises devaient se concrétiser. Selon Washington, le président Xi Jinping aurait enjoint l’Armée populaire de libération (APL) d’être en capacité de « s’emparer » (de gré ou de force) de Taïwan dès 2027 – soit précisément un siècle après la fondation de l’APL en 1927.

Xi Jinping ne paraît pas pressé de rencontrer le pape

Alors qu’une possible alternance politique semble se profiler aux États-Unis dès 2025, avec son lot d’incertitudes géopolitiques en Asie-Pacifique, il semble bien improbable à court terme d’envisager voir le Saint-Siège, ultime allié diplomatique européen de Taïwan, basculer brutalement en faveur de l’ex empire du Milieu.

William Lai Ching-te (ici en 2017), pro-autonomie, a remporté les dernières élections présidentielles du 13 janvier.
Taïwan se veut relativement serein sur les relations avec le Saint-Siège, malgré quelques inquiétudes notées par le chercheur Olivier Guillard (ici une des nombreuses églises chrétiennes à Taipei). Crédit : Isabelle Feng

Du reste, est-on si sûr que le régime communiste chinois, aujourd’hui 2e économie mondiale, soit si pressé d’aller dans ce sens ? Cela reste à démontrer. En effet, Xi Jinping ne paraît pas particulièrement pressé de rencontrer physiquement et officiellement le Saint-Père, malgré quelques ouvertures faites par le Vatican ces dernières années.

Certes, il y a deux mois à peine, Pékin manifestait son intérêt pour « l’amélioration des rapports avec le Vatican » (Swissinfo, 22 mai 2024), dans la foulée des propos du cardinal Pietro Parolin (secrétaire d’État du Saint-Siège) qui se disait favorable à l’ouverture d’un bureau de représentation permanente à Pékin (à Hong-Kong, le Vatican ne dispose que d’une représentation minimaliste).

« Nous espérons que vous continuerez à nous soutenir »

En écho à ces perspectives de détente, depuis Taipei, le chef de la diplomatie taïwanaise commentait cette information tout en mesure : « Nous comprenons que le Saint-Siège souhaite promouvoir la liberté de croyance et les droits des catholiques chinois, et qu’il a publiquement exprimé son désir d’envoyer des représentants en Chine à plusieurs reprises. » (Taipei Times, 23 mai 2024). En parallèle, il appelait les nations à travailler ensemble pour inciter la Chine à mettre fin à ses « violations de la liberté religieuse et des droits fondamentaux ».

Lors des cérémonies qui ont accompagné l’intronisation du président taïwanais Lai Ching-te au printemps, le Saint-Siège a été représenté par son ambassadeur aux Philippines, le nonce apostolique Charles John Brown. Durant un entretien à Taipei avec ce dernier, la présidente taïwanaise sortante Tsai Ing-wen lui a confié le souhait suivant : « Nous espérons que vous continuerez à nous soutenir. » Avec de bonnes chances d’être exaucée ?

(Ad Extra, par Olivier Guillard)