Conditions de la pertinence du christianisme

Le père Jean L’Hour, Mep, le 29 septembre au Collège Général de Penang, Malaisie.
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Résumé : Le message chrétien aura toujours pour mission spécifique de passer au crible les valeurs et les actes du monde dans ses institutions collectives comme en chaque individu. L’avenir du christianisme dans le monde ne saurait donc en aucun cas consister en un suivisme des valeurs et des modes du moment. Pour que ce message de critique fondamentale soit annoncé et entendu de manière efficace encore faut-il qu’il soit audible. Ceci requiert que soient respectées certaines conditions de crédibilité dans la parole aussi bien que dans l’agir des porteurs du message chrétien. Outre les réformes souhaitables dans l’organisation de l’Église et dans son discours, le christianisme est appelé à s’insérer profondément par le dialogue dans la polyphonie des religions et des cultures en reconnaissant sa propre historicité et en renonçant au monopole de la Vérité.
Ce texte, il va de soi, est une invitation à réagir, éventuellement à critiquer.

« Je vais vers l’est : personne ! Vers l’ouest : je ne l’aperçois pas ! Il œuvre au nord : je l’ai manqué ! Il vire au sud : Je ne vois rien ! « 
(Job 23,8-9)

« Yahvé notre Dieu a conclu avec nous une alliance à l’Horeb. Ce n’est pas avec nos pères que Yahvé a conclu cette alliance mais avec nous, nous-mêmes qui sommes ici aujourd’hui tous vivants. »
(Deutéronome 5,2-3)

Les constats : des hommes nus, des sociétés vides[1]

Ballottés dans une époque et un espace sans repères, dépouillés de leurs identités nationales, religieuses, parfois aussi culturelles et même familiales, les individus se réduisent progressivement au statut d’êtres indifférenciés, interchangeables, irresponsables, réduits au statut de simples consommateurs de biens matériels et culturels. Avec la mondialisation de la communication et des échanges, les humains, dans leur grande majorité, sentent le sol s’échapper sous leurs pieds et ils ne savent plus dans quels chemins mettre leurs pas. Les voilà, pour la plupart, déracinés, sans cité, sans foi, sans raison de vivre et de lutter. N’étant que des pions éminemment dispensables dans le jeu mondial de communication et d’échanges qui se joue sous leurs yeux sans qu’ils puissent en être acteurs, ils n’ont d’autre ressource que le repli individualiste dans quelque jardin secret ou la quête d’alternatives qui leur offrent de nouvelles perspectives d’exister et de vivre avec d’autres. L’abstraction croissante des lieux de décision, à savoir les ‘institutionnels’ qui manipulent la bourse et, à travers elle, l’économie mondiale sans jamais montrer leurs visages ni encore moins dévoiler leurs stratégies, rend de plus en plus illusoire le jeu démocratique et de plus en plus inopérante l’action même des états. Ceux-ci ne sont plus que des paravents masquant les vrais pouvoirs, quand ils ne sont pas à leur service. Les idéologies sont mortes, les états sont moribonds, et les églises[2] ne se font plus entendre. Ne restent plus que des chapelles et une humanité éparpillée. Le constat est apparemment désespérant et beaucoup se désespèrent.[3]

Le succès des sectes et de tous les mouvements identitaires[4], qu’ils soient religieux ou politiques, est la rançon normale de l’incapacité des sociétés à offrir à leurs citoyens des visions mobilisatrices de leurs destinées et des moyens démocratiques de s’approprier et de maîtriser leurs économies. Ce vide général, engendré plus que voulu par les techniques anonymes de gouvernement, rendu possible aussi par la déliquescence des institutions idéologiques (religieuses et politiques), laisse le champ libre aux gourous de tout poil. En l’absence de systèmes crédibles face à l’offensive des sectes et de tous les mouvements de repli, les imprécations, les lois et les procès sont condamnés à l’inefficacité. Les réactions incantatoires et les parades judiciaires ne font même que souligner l’impuissance des institutions. En effet, en dépit de leur nocivité mortelle et de leur inanité foncière, ces mouvements identitaires nourris de populisme et de complotisme sont en réalité les seuls à offrir aux hommes de ce temps ce que la plupart désirent :

– des promesses d’avenir qui leur offrent un semblant d’espoir ;

– une vision globale[5] du monde dont ils soient le centre ;

– une cible à attaquer, un os à ronger, un adversaire à détruire, un ennemi à diaboliser : autant d’objectifs pour des luttes dont ils sont les héros ;

– la croyance pour chacun d’être acteur de son histoire et de L’Histoire. Apocalyptique, eschatologie et universalisme ne font-ils pas partie intégrante du message de toutes les sectes ?

– une ‘foi’ qui rend l’adhérent invulnérable aux coups, imperméable à toute différence, inconditionnel dans son adhésion. Le « croyant » devient de ce fait un martyr potentiel de ‘la Cause’ ;

– une communauté affective dans laquelle chacun peut réaliser son besoin de proximité et de solidarité, suivre un ‘messie’ sauveur à qui remettre toute sa raison et toute sa liberté. Un gourou, en somme, en politique un dictateur qui, en échange d’un abandon total à sa personne (éventuellement sous toutes les formes), prend sur lui-même la responsabilité et la destinée de ses suiveurs.

Mais il est aussi, partout dans le monde, des femmes et des hommes qui ne veulent pas mourir, qui ne veulent pas se résigner face à des évolutions soi-disant inéluctables, qui ne veulent pas renoncer au débat démocratique dans la société, qui refusent surtout de se défaire de leurs responsabilités d’hommes et de citoyens. Leur caractéristique commune est de rejeter la logique de la pensée unique, de la loi de la majorité au mépris des minorités. Leur liberté de parole et d’action est riche d’expériences mais, sans repères idéologiques et sans relais institutionnels, ces groupes et ces individus sont-ils autre chose que les ‘bouffons du roi’? Tolérés tant qu’ils ne représentent pas un danger, parfois même utilisés comme soupapes de sûreté ou épouvantails à moineaux, ils restent nécessairement des marginaux sans impact apparent sur le fonctionnement de la société moderne. Sont-ils condamnés et, avec eux, la liberté et les valeurs qu’ils défendent voués à disparaître sous le rouleau compresseur des impératifs économiques et politiques ? Sont-ils des rêveurs impénitents aspirant encore à quelque paradis sur terre, des croyants de ‘la révolution’, ou bien, au contraire, des nostalgiques, des ‘rousseauistes’ après l’heure ? Ou bien, tout simplement, des hommes qui ne renoncent pas à leur devoir de liberté et qui s’acharnent à la défendre sans autre souci que leur propre dignité d’êtres humains ?

Le constat ne serait pas complet ou, plutôt, il serait trompeur, s’il donnait du monde nouveau une image stabilisée. Ce monde, en réalité, est en pleine mutation et c’est bien là sa caractéristique première. Il est plus déstructuré qu’il n’est structuré, et nul n’est en mesure d’en prévoir les évolutions. Une seule chose est certaine : les outils dont il dispose lui interdisent désormais un retour vers les structures et les frontières anciennes. La ‘mondialité’ de la communication et des échanges, les technologies, les algorithmes sont là pour rester et même s’amplifier. Mais selon quelles règles ? Par quel système de réseaux ? Comment les états évolueront-ils ? Comment les citoyens participeront-ils à l’élaboration de leurs modes de fonctionnement à tous les niveaux de leur existence individuelle et collective ? Les scientistes et leurs épigones que sont aujourd’hui les idéologues de la technologie ont voulu croire et faire croire, les uns dans un progrès linéaire, les autres dans une évolution [6] tout aussi linéaire. Ils se sont, eux aussi, tellement trompés, que plus personne ne leur accorde crédit en dehors de leurs laboratoires. L’avenir n’est écrit ni dans les astres, ni dans aucun millénarisme ou apocalypse, dans aucune technique non plus. C’est bien déjà là notre première raison d’espérer au moins en nous-mêmes.

Pour J. Moltmann [7] le christianisme doit faire face au défi de cinq cercles infernaux de la mort : le cercle infernal de la pauvreté entre individus, sociétés et régions du globe, le cercle infernal de la violence entre sociétés et nations, le cercle infernal de l’aliénation raciste et culturelle, le cercle infernal de la destruction de la nature par l’industrie et le cercle infernal de l’absurdité et de la déréliction par Dieu qui, fermant la porte au sens de la vie, mène à la désespérance.

Questions au christianisme

Face à cette situation, où en est le christianisme ? A-t-il encore une quelconque pertinence ? La même question est d’ailleurs posée à toutes les religions. La réponse à la question ne peut être valable que si le questionnement est réel. En clair, cela veut dire que la non-pertinence du christianisme et des religions en général ne saurait être éliminée a priori.

La communauté des disciples de Jésus de Nazareth est, à divers titres, en exil dans le monde du XXIe siècle caractérisé par l’autonomie tranquillement revendiquée des hommes de notre temps. Face à l’homme nouveau l’insignifiance du christianisme, mais aussi de toutes les religions, est multiple et paraît insurmontable. La mort de Dieu proclamée solennellement par Nietzsche il y a plus de deux cents ans apparaît désormais à beaucoup comme une évidence qui n’a même plus besoin de l’appui d’un athéisme militant. Nous en tenant au christianisme, qu’il suffise de mentionner quelques sujets qui paraissent en effet lui dénier toute pertinence dans le monde qui se construit sous nos yeux. C’est d’abord son histoire même, celle du temps de la Chrétienté où la religion chrétienne a été l’arme idéologique de tous les empires d’Occident et de leurs entreprises de conquêtes coloniales. Cette histoire, jadis célébrée comme un temps de gloire, est aujourd’hui un fardeau qui risque de disqualifier pour longtemps encore le christianisme dans le concert mondial. Les génocides perpétrés dans le monde chrétien du XXe siècle (Shoah, Rwanda) et la révélation récente des crimes perpétrés au sein de l’Église ont gravement porté atteinte à l’autorité morale des porte-parole de la religion chrétienne. Celle-ci est d’autant plus mise à mal que, prisonnière d’une conception figée de la ‘nature’, l’Église demeure sourde aux nouvelles questions anthropologiques et sociétales, en particulier dans les domaines de la sexualité et de la vie. En outre, le mode hiérarchique de gouvernance de l’Église s’avère être en décalage complet avec l’idéal démocratique revendiqué par la société moderne. Ainsi dans l’Église, en dépit de toutes les dénégations, les laïcs sont des ‘sujets’ (l’Église enseignée disait-on naguère) alors que dans la cité tous sont, du moins en principe, des ‘citoyens’. Particulièrement révélatrice de l’inadéquation et de la non-pertinence du christianisme, et tout spécialement dans sa forme catholique, est la condition des femmes. Malgré de très timides avancées, les femmes dans l’Église – mais ceci vaut aussi tout autant pour le judaïsme, l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme – ne sont pas les égales des hommes. C’est là une faille très grave qui, ajoutée aux autres déficiences évoquées précédemment, semble bien, aux yeux de beaucoup, dénier au christianisme toute pertinence pour l’humanité d’aujourd’hui.

La pertinence du christianisme et de toutes les religions dans le monde d’aujourd’hui et à venir est, plus radicalement encore, mise en cause par l’athéisme non pas seulement au nom des faillites des religions, mais au nom de la science. L’Homo Religiosusne serait qu’un avatar de l’Homo Sapiens dans l’histoire de l’évolution cosmique. Né il y a 10 000 ans au Néolithique avec l’agriculture, la sédentarisation et l’apparition des cités, il serait désormais devenu obsolète, remplacé par l’Homo Deus ou l’homme augmenté. Telle est la thèse défendue par Y.N.Harari [8], thèse très controversée certes chez les scientifiques eux-mêmes, mais diffusée à grand succès[9]. Laissant aux gens compétents le soin de la critique scientifique, qu’il nous suffise ici de relever, non sans un certain amusement, la parenté de l’Homo Deus de Harari avec le serpent de la Genèse (3,5) : Dieu sait que le jour où vous mangerez [du fruit des arbres du jardin], vous serez comme des dieux possédant la connaissance du bien et du mal. Harari n’a rien inventé ! L’écrivain biblique n’était pas un scientifique mais il savait déjà que la reconnaissance d’un Dieu transcendant ou, plus largement, d’une transcendance n’allait pas de soi [10] et que la possibilité de son rejet était inscrite dans la nature de l’homme.

La crise que traverse notre monde n’est pas seulement de conjoncture et, pour cette raison, il ne suffit pas pour le christianisme d’adapter ses structures et son discours. Il s’agit d’une remise en question de la religion chrétienne et, entre autres, de l’Église qui la porte, dans son fonctionnement même face à l’individu et au sein de la société. Le christianisme ne joue plus le rôle d’idéologie englobante[11] et, quels que soient les regrets ou les souhaits de certains, il ne sera sans doute jamais plus en mesure de remplir cette fonction. Le christianisme sociologique a certes encore de beaux restes, comme en témoignent les voyages des papes et les JMJ, mais ce sont là des manifestations à contenus ambigus et de saveur quelque peu nostalgique, des mises en scène dont le message est brouillé. Dans un nombre croissant de pays occidentaux la séparation du christianisme et de la société civile est consommée ou sur le point de l’être. Ce n’est sans doute pas encore le cas dans quelques pays d’Amérique Latine et d’Afrique où l’Église chrétienne assume toujours – mais pour combien de temps ? – cette fonction de suppléance[12].

Au moins autant et sans doute plus profondément que son emprise sur la société, le christianisme est aujourd’hui contesté dans sa relation à ‘la vérité’. À titre de symbole, le titre même de la récente encyclique Splendor Veritatis [13] de Jean Paul II illustre précisément ce que le monde moderne, athée ou non chrétien, conteste à l’Église. Il est vrai que depuis ses origines et, plus systématiquement encore, depuis la Contre-Réforme, l’Église catholique [14] s’est perçue comme détentrice unique de l’accès à La Vérité, à toute la vérité divine et humaine. Battue en brèche depuis la Renaissance et le Siècle des Lumières par les avancées de la science et de la raison, cette prétention a survécu et demeure profondément ancrée dans l’inconscient chrétien comme dans les textes officiels du magistère [15]. Or, c’est cette prétention-là qui est aujourd’hui mise à mal comme elle ne l’a jamais été dans le passé. Sans polémique ni agressivité, mais de manière quasi banale comme une donnée nouvelle allant de soi. La présence d’autres religions et d’autres cultures, la sécularisation croissante de nos sociétés, la faillite des valeurs de l’Occident chrétien dans la tragédie des deux guerres mondiales et la fin de son empire sur le monde, la relativité reconnue de toutes les connaissances, mais aussi l’incapacité de l’Église à prendre en compte les grandes questions de ce siècle ont, aux yeux des incroyants, dépouillé le christianisme de son image d’universalité et de sa prétention à connaître et à dire le tout de l’homme, du monde et de ‘Dieu’. En dépit d’affirmations encore très assurées nombre de chrétiens entrevoient désormais que le christianisme est une réalité historique parmi d’autres, un des chemins que l’humanité s’est tracé pour tenter de comprendre son aventure dans l’univers et de la maîtriser. Parmi eux, plusieurs ont décidé de prendre d’autres voies : certains se font une religion à la carte, d’autres explorent la voie, plus nouvelle et plus difficile, d’une fidélité à Jésus Christ qui soit à la fois sans réticence et sans prétention à la possession et, encore moins, à une possession exclusive de La Vérité.

Dessaisi de son pouvoir idéologique, privé de son monopole de La Vérité, il reste au christianisme à trouver de nouveaux moyens d’expression et de présence au monde. Il doit d’abord s’interroger sur ses raisons même d’exister, sur son utilité pour les hommes d’aujourd’hui. Son histoire et ses institutions doctrinales, ecclésiastiques, disciplinaires ne recèlent pas toutes les réponses aux questions nouvelles. Elles en recèlent même qui ont failli et d’autres qui mènent aujourd’hui à des impasses. Même si son Évangile n’est pas un livre à remplacer, même si l’histoire de l’Église n’est pas, il s’en faut, une référence à jeter aux oubliettes, le christianisme ne peut éviter l’obligation d’inventer, de redécouvrir sa vocation. Cela ne peut aller sans une nouvelle conversion à La Vérité qu’elle est appelée à chercher et à servir et non à posséder ni asséner. La praxis, heureusement, est en avance sur la théorie, ce qui est d’ailleurs normal. L’Église, en effet, – j’entends par là tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se réclament de Jésus Christ et de la Bible – effectue, de manière souterraine, invisible et parfois inconsciente, sa lente révolution dans sa pratique même de l’Évangile. Individuellement et en communautés, des chrétiens inventent de nouvelles règles de vie, de nouvelles expressions de foi, délaissant des héritages encombrants parce que devenus inutiles ou même néfastes. Ces avancées sur le terrain ne sont généralement pas reconnues ‘officiellement’, parfois elles ne sont que tolérées, et il arrive qu’elles soient tout bonnement condamnées. Peu importe. L’essentiel est que ces initiatives aient lieu et, avec le temps, elles seront jugées à leurs fruits. Si les reconnaissances officielles prématurées ne sont pas souhaitables, le magistère de l’Église, responsable de la continuité évangélique du Peuple de Dieu mais responsable aussi de la liberté de ce même Peuple, se doit d’y préserver des espaces de création, s’interdisant de risquer de tuer le bon grain par une moisson précipitée sous prétexte de tuer l’ivraie. Ce travail de terrain est nécessaire et même primordial. Mais il ne suffit pas, sous peine de perdre bientôt tout repère et jusqu’à sa raison d’être. La pensée doit l’accompagner pour en découvrir et en dire le sens [16].

Homme en mutation, monde en mutation, christianisme en mutation. Le défi lancé au christianisme par la modernité et, plus encore peut-être, par la post-modernité [17] est une réalité incontournable, et cela d’abord devrait suffire à l’accepter. Mais il est surtout une chance formidable, on pourrait même dire une ‘grâce’, celle de contribuer précisément à la ‘création’ du nouvel homme et de la nouvelle société sur des bases renouvelées. Pour la première fois sans doute de son histoire depuis Descartes, avec l’avènement de la raison et du sujet, le christianisme est confronté à ses propres racines et doit subir l’épreuve de sa pertinence. Certes, le risque n’est jamais exclu de la découverte de sa non-pertinence. Relativisé par les autres cultures et religions qui l’entourent, et plus encore par l’athéisme ambiant, le christianisme, s’il présente quelque pertinence, doit trouver sa place dans le monde qui se fait tout en renonçant à sa vision autocentrée de l’univers, et surtout à toute prétention hégémonique de posséder La Vérité. Pour cela il lui faut quitter son entre-soi, sortir sur le parvis et repartir à la découverte du monde, à l’écoute de ses questions et de ses chemins de vie. Il lui faut partir ad extra, au-delà de ses habitudes de son discours institutionnel à la recherche de l’Esprit à l’œuvre dans ce monde. Annoncer l’Évangile de Jésus Christ, c’est aussi aller à sa découverte dans le monde d’aujourd’hui, c’est donc aussi se laisser évangéliser. Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici les Instructions quasi prophétiques adressées par le pape Alexandre VII en 1659 aux premiers missionnaires des Missions Étrangères de Paris au moment de leur envoi en Asie :

Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe. N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d’aucun peuple, pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais, bien au contraire, veut qu’on les garde et les protège. Ne comparez donc jamais les usages de ces peuples avec ceux d’Europe ; bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer.

En d’autres termes, il s’agit pour le christianisme, non seulement de partager avec d’autres cultures et d’autres religions sa propre vision du Royaume, mais aussi de confesser sa propre historicité, de redécouvrir et d’accueillir sa spécificité, de se reconnaître comme l’une des voies en marche vers La Vérité, dans cette grande aventure polyphonique de l’humanité. Dans l’inconscient chrétien, ce n’est rien moins qu’une révolution copernicienne.

Faut-il en rester là et rejoindre ceux qui, en raison des déficiences des religions et, singulièrement, du christianisme et au nom de l’Homo Deus dernier fruitde l’évolution, déclarent toute référence à un ‘Dieu’ et donc toute religion comme de simples avatars désormais obsolètes dans l’histoire de l’évolution cosmique ? C’est une conclusion à laquelle, pour notre part et tout en considérant justifiés les procès faits au christianisme et particulièrement à l’Église catholique, nous ne souscrivons pas.

La tâche des théologiens et des exégètes

En accompagnement du lent travail souterrain du peuple chrétien, théologiens, historiens et exégètes se doivent d’apporter leur contribution. Aux théologiens, dont la tâche est de signifier

leur objet (‘Dieu’) et non de le définir, il est particulièrement demandé de prendre leurs distances avec la philosophie essentialiste [18] de la scolastique et aussi de dépasser le rôle, qui leur est habituellement et officiellement dévolu, de service des institutions, c’est-à-dire de l’organisation de la religion chrétienne [19]. Leur tâche est de se mettre à l’écoute de ce monde en évolution, d’exprimer leur foi dans le langage des hommes de ce temps et d’en montrer la continuité fondamentale avec la foi de l’Église au cours des âges. Ce faisant, il leur revient d’aider tous les membres de la communauté chrétienne, selon leurs fonctions et leurs charismes, à poser clairement dans le monde réel le message révolutionnaire du Christ mort et ressuscité. Non pas pour s’adapter au monde tel qu’il est et qu’il évolue, encore moins pour se fondre en lui et lui fournir une nouvelle idéologie soi-disant mieux adaptée, mais pour l’interpeller au plus profond de lui-même. Aux historiens il appartient de nous restituer une image en relief de l’histoire de l’Église, c’est-à-dire une vision dégagée de toutes les pesanteurs institutionnelles dont la tendance a souvent été de gommer les aspérités[20]. Quant aux exégètes, en dialogue avec les théologiens, ils doivent d’une part poursuivre leur étude de tout ce qui touche le texte biblique et, plus largement sans doute, s’interroger sur le statut même de la Bible.

Depuis quelques décennies, nombre d’exégètes n’ont pas hésité à renouveler leur approche de la Bible sous l’influence d’une demande de plus en plus pressante des communautés chrétiennes [21]. Cette évolution a été particulièrement forte aux États Unis, en Amérique latine et en Extrême Orient [22]. L’exégèse historico-critique nous avait bien appris à situer les livres bibliques dans le contexte culturel multiforme de l’Ancien Orient, et ce dialogue entre la religion d’Israël et les traditions environnantes au stade de l’élaboration des traditions et de leur écriture nous était devenu familier [23]. Elle aurait pu nous préparer à accueillir le multi-culturalisme de notre époque. Il ne semble pas que ce soit le cas. Ainsi les études plus récentes, mais fort nombreuses, sur le judaïsme intertestamentaire et, entre autres, sur les écrits de Qumran, s’avéraient déjà plus délicates et nourrissent aujourd’hui encore bien des polémiques [24]. On observe que plus on avance dans le cœur du christianisme et dans l’élaboration de la charte chrétienne, avec ses dogmes et sa discipline, plus l’exclusivité est perçue comme marque d’authenticité. En caricaturant à peine, la vision idéale encore largement répandue serait que le Nouveau Testament et Jésus lui-même ne doivent rien d’essentiel à personne pour qu’éclate au maximum leur unique splendeur. Sur le plan de la lecture, les obstacles sont plus grands encore. Pour l’immense majorité des chrétiens, la Bible se lit en lieu clos, à l’intérieur du cercle herméneutique du christianisme et de l’Église tel qu’il a été forgé au cours des siècles et tel qu’il se traduit dans le dogme, la morale, la discipline, les institutions ecclésiastiques. La théorie de la lecture, telle qu’on la trouve développée dans les textes catholiques officiels [25] reste marquée, malgré des ouvertures certaines [26], par la monoculture et l’entre soi de l’Église institutionnelle [27].

On ne peut évidemment dénier à l’Église le droit de s’estimer lectrice légitime et particulièrement qualifiée pour faire parler la Bible [28] puisqu’elle en est née, tout comme la communauté musulmane est en droit de revendiquer le Coran comme sien. Pour autant il convient de qualifier cette autorité de l’Église, et particulièrement du magistère, sur son Livre. Tout d’abord, et c’est l’essentiel, la Bible fait partie du patrimoine universel de l’humanité et ne peut donc être la propriété exclusive d’un groupe. Ouverte à tous les humains, elle s’offre de fait à de multiples lectures que le lecteur chrétien ne peut ignorer ni récuser a priori. La lecture de la Bible se fait aussi désormais en plein vent hors de l’entre-soi confessionnel et théologique dans lequel elle était traditionnellement confinée.

Par ailleurs le lecteur chrétien lui-même n’est plus ce qu’il était et sa lecture ne passe plus seulement par le crible de l’interprétation qui en a été faite depuis des siècles par le magistère ecclésiastique. Pas plus que l’Église n’a le monopole de La Vérité, son magistère n’a pas non plus la propriété exclusive de l’interprétation de la Bible. Sa lecture s’est de fait libérée des cadres dogmatiques et s’effectue désormais de multiples manières. Après des siècles de réception passive d’un sens des Écritures défini exclusivement par le magistère et traduit en dogmes conceptuels aristotéliciens, les nouveaux laïcs parvenus à maturité s’approprient maintenant la Bible et sa lecture. En témoigne la multiplication des groupes bibliques où les laïcs entrent en dialogue avec la Bible au cœur de leurs vies d’hommes et de chrétiens. Ils deviennent ainsi à leur tour acteurs de la Tradition. Les groupes d’Action Catholique, non sans réticences d’ailleurs de la part des responsables ecclésiastiques, avaient été précurseurs en la matière avec leur fameuse grille emblématique ‘Voir – Juger – Agir’.

Il n’étonne personne que les mutations en cours n’aillent pas sans soubresauts. Le nouveau lectorat laïc, en effet, est exposé aussi à d’autres cultures et baigne de plus en plus dans un environnement culturel inédit, majoritairement a-religieux, ce qui le conduit à se poser et à poser des questions nouvelles. De ce fait l’écart va grandissant entre son approche des Écritures et le discours ‘ecclésiastique’ qui demeure pour l’essentiel institutionnel et monoculturel. Comment, dans ces conditions, le magistère ecclésiastique peut-il remplir sa tâche d’accompagnement et de discernement ? En œuvrant à la mise en marche d’une Église synodale, en invitant aussi les théologiens à sortir de leurs cadres traditionnels de référence, le Pape François a bien identifié le problème qui se pose aujourd’hui au christianisme et dessiné une vision d’avenir. C’est là une immense source d’espoir pour beaucoup de chrétiens, mais aussi un redoutable chantier semé d’embûches pour les générations à venir.

Au-delà des insuffisances de la théologie, de l’exégèse et, plus globalement, de l’Église face au défi de la modernité et de la post-modernité, des questions plus fondamentales encore se posent au christianisme dès lors qu’il tente d’évaluer sa propre pertinence. Doit-il, ainsi qu’on le suggère souvent, opérer un retour aux sources afin de retrouver la pureté des origines, son intuition initiale ? N’est-ce pas présupposer déjà que toute l’essence du christianisme réside dans ses textes fondateurs comme en une source inépuisable de sens pour tous les temps et tous les lieux ? Le christianisme – en l’occurrence l’Église catholique plus qu’aucune autre – maintient que ses Écritures sont inséparables de leur Tradition, c’est-à-dire de la manière dont elles ont été lues tout au long de son histoire. N’est-ce pas une autre manière de reconnaître que le canon, s’il est clos dans son écriture avec les derniers écrits apostoliques[29], ne l’est pas dans sa lecture, c’est-à-dire en ce ‘lieu’ même de la rencontre du texte et du lecteur dans la production de sens, là où l’Écriture devient Parole de vie ? L’exégète ne saurait donc approcher les textes bibliques dans l’espoir d’y trouver, bien caché, certes, mais tout fait en quelque sorte, le sens chrétien dans sa pureté originelle. Il n’y a pas de pureté originelle. Un retour aux sources qui ne serait qu’archéologisme serait une illusion. Mais, inversement et selon la même logique, si la dialectique chrétienne Écritures-Tradition est la condition même de la production du sens chrétien, il importe tout autant de ne pas perdre le contact avec les textes fondateurs au profit d’une soi-disant ‘tradition’ qui ne serait en réalité qu’une substitution de nouveaux récits et textes normatifs, ce que l’Église n’a d’ailleurs pas toujours su éviter. Il suffit de constater l’extrême diversité d’interprétations auxquelles la Bible a donné lieu au cours des âges et sous tous les horizons pour penser, sans risque d’erreurs, que sa fécondité n’est pas épuisée. Elle mérite par conséquent d’être encore interrogée, et ce avec d’autant plus d’urgence que son dialogue avec le lecteur moderne, chrétien ou non, semble pour le moins marquer le pas.

Plus radicalement, la question qui se pose aujourd’hui au christianisme et au bibliste concerne le bien-fondé même de son attachement à la Bible. Ce livre n’est-il pas à tout jamais discrédité aux yeux de nos contemporains du fait de son obscurité, de ses contradictions, de son obscurantisme, de sa prétention à raconter les interventions de Dieu dans l’histoire des hommes, de son exclusivisme autour d’un soi-disant ‘peuple élu’, idée qui a causé tant de ravages dans le passé et continue de nourrir des nationalismes d’exclusion, en raison aussi de la violence qu’on y rencontre à chaque page ?… Les raisons ne manquent pas à l’homme moderne pour ranger définitivement ce livre vénérable dans le rayon des antiquités. Un exégète australien a récemment pris à son compte cette interrogation largement diffuse jusque dans le peuple chrétien. Dans un article portant un sous-titre évocateur -« Pourquoi se donner la peine d’étudier la Bible ? » [30] Coleridge fait, après d’autres, le constat que tous les méta-récits[31] à prétention universelle et globalisante [32] ont fait leur temps et ne sont plus opératoires désormais. Chacun serait-il donc inéluctablement renvoyé à sa solitude, charge à lui de se créer son propre méta-récit individuel, son propre mythe en somme ? L’auteur accepte de faire le deuil du méta-récit ‘totalisant’, et cela concerne aussi bien la Bible que tout autre méta-récit, mais, partant du fait, tout aussi évident, du dialogue de la Bible avec une multitude de secteurs du savoir, de l’art et de l’action, il pense, quant à lui, que le méta-récit biblique n’est pas mort et peut encore être fécond, à la condition d’être perçu comme un récit polyphonique et non plus totalisant, un récit fait de dialogue et appelant au dialogue[33].

La Bible elle-même semble donner raison à Coleridge si l’on en croit le fameux récit de la Tour de Babel (Genèse 11, 1-9). [34] Ce récit longtemps compris comme celui de l’hybris des humains voulant s’égaler à Dieu, avec pour conséquence le châtiment de la dispersion, est susceptible d’une autre interprétation, surtout si l’on tient compte du chapitre précédent relatant la dissémination ‘heureuse’ des humains par langues et peuples différents. Ayant hérité d’une vieille histoire qui pouvait en effet être celle d’une faute et d’un châtiment, l’auteur biblique en a fait celle d’une bénédiction voilée. Enfermés dans les mêmes mots et un même discours, les humains désormais disséminés dans le monde sont libérés de leurs ‘soliloques’ et appelés à découvrir les différences, l’altérité et la nécessité du dialogue. Le phénomène des relectures intra-bibliques si bien mis en valeur par M. Fishbane pour l’Ancien Testament[35] va aussi dans le même sens. Et, pour le Nouveau Testament, le quadruple Évangile illustre de manière éclatante la polyphonie biblique comme voie nécessaire vers l’indicible Réel.

La condition d’une approche polyphonique[36] d’une Bible elle-même perçue comme polyphonique est évidemment essentielle sous peine de condamner la Bible au silence dans le monde d’aujourd’hui. Il faut toutefois mesurer l’importance de cette condition aux apparences anodines et presque moralisantes. Cela veut dire en effet qu’il y a plusieurs voix dans la Bible, que la Bible se chante à plusieurs voix, mais aussi que la Bible est une voix et une voie parmi d’autres. Inversement, cela signifie que la Bible ne peut se réduire à un système logique de pensée [37] et que, par conséquent, ni la théologie ni le dogme ne peuvent adéquatement rendre compte de sa cohérence[38]. Cela signifie également qu’aucune interprétation ne peut prétendre dire ‘le’ sens de la Bible[39]. On peut même ajouter que plus l’interprétation est totalisante et plus elle s’éloigne de la Bible. Cela signifie enfin que d’autres Écritures existent en pleine autonomie et ne sauraient tomber sous le jugement de la Bible [40]. Nous avons évoqué plus haut l’image de ‘révolution copernicienne’. Il ne s’agit de rien de moins en effet, tant la conscience chrétienne a été jusqu’à présent auto-centrée, voire égocentrique. L’altérité – culturelle et religieuse – s’impose aujourd’hui à elle et ne peut manquer de la perturber. Mais ‘l’autre’ n’est-il pas, plus encore, la chance du Christianisme et quasiment son salut ? Cet autre qui lui vient du dehors n’est-il pas aussi celui que, sous le poids des constructions dogmatiques, théologiques et institutionnelles, il avait fini par ne plus voir dans sa Bible ?

En prolongeant la pensée de Coleridge j’oserai dire que la chance du christianisme[41], c’est bien l’autre, mais c’est aussi la Bible, livre par excellence de l’altérité, livre d’alliance, donc de dialogue[42]. Qu’un livre apparemment aussi rébarbatif, aussi repoussant même par endroits, aussi loin de nos modes de pensée, aussi apparemment incohérent, aussi rempli d’exclusions et de contradictions, ait pu engendrer tant de cohérence fondamentale, soit au sein du judaïsme soit dans le christianisme, est pour le moins étonnant. L’étonnement provocateur qu’elle suscite ne peut manquer de piquer la curiosité de l’observateur moderne. Si, comme beaucoup le soulignent désormais, Bible et christianisme doivent, pour entrer de plain-pied dans le dialogue entre cultures et religions, sans omettre l’athéisme, et contribuer à le nourrir, ils doivent être plus que jamais fidèles à eux-mêmes. Il s’agit en somme, pour les chrétiens, d’assumer pleinement la particularité de leur Tradition et d’en prolonger le dynamisme, sans réticence, sans restriction, mais sans exclusion. Écouter une voix parmi d’autres, suivre fidèlement une voie parmi d’autres tout en acceptant la particularité et la relativité de notre démarche chrétienne, c’est rejeter avec une égale vigueur les deux écueils mortels du relativisme et de l’impérialisme. Le fait qu’il existe d’autres voix/voies que celles du christianisme ne diminue en rien sa vérité [43] ni sa valeur. Face aux tendances syncrétistes qui tentent aujourd’hui nombre de croyants mais qui seraient l’abolition de l’autre aboutissant à l’inutilité et à l’impossibilité même de tout dialogue, il nous paraît capital de préserver au christianisme, comme à chacune des autres religions, toute sa particularité, condition sine qua non d’un dialogue véritable, fécond, sans confusion ni illusion[44]. Plus que jamais, chaque religion est invitée à redécouvrir l’esprit qui l’anime en profondeur et la projette sans cesse au-delà d’elle-même, vers cette Vérité qu’elle veut servir. S’assumer dans sa particularité, c’est, pour le christianisme, s’interdire bien évidemment toute prétention au monopole de La Vérité. Lire la Bible dans toute sa diversité ce n’est pas emprunter une autoroute, c’est entreprendre une multitude de voyages sur une infinité de routes et de sentiers à la rencontre de tous les autres du monde. Ceci n’est pas sans appeler à une intelligence nouvelle de la mission de l’Église auprès des ‘non chrétiens’ [45], vers tous ces autres dont elle a besoin pour découvrir ses propres richesses cachées [46].

Retrouver les voies de la lecture créatrice, c’est pour l’exégète hériter d’une lourde tâche : restituer à l’Écriture sa liberté [47], ou, en d’autres termes, son statut d’Écriture fondatrice, de semence de parole. À force, en effet, d’avoir été utilisée pour les besoins de dogmatiques et de théologies le plus souvent institutionnelles, la Bible a été réduite au statut de simple texte de référence, texte figé, fini, clos, consommé, circonscrit dans son écriture et, donc, dans sa lecture. Plus encore, elle a changé de nature de par l’usage subalterne qu’on en a fait. Au lieu d’être source jaillissante dans un dialogue incessant et illimité, elle a été mise en servitude [48]. La Bible est devenue texte mort se prêtant sans résistance à toutes les manipulations, devenue aussi objet docile entre les mains des historiens, des exégètes, des archéologues et de tous les idéologues. La dérive est vieille comme le monde biblique et Jésus, précédé et suivi par les prophètes et les mystiques juifs et chrétiens, est sans doute, celui qui, dans l’histoire de la religion biblique, a pleinement reconnu la vie et la fécondité des Écritures. Si le christianisme, comme le judaïsme, a su préserver le texte de la Bible, il a peut-être moins bien su transmettre l’art de ses lectures. L’histoire des religions bibliques présente l’image de plusieurs entonnoirs successifs ou concurrents, chacune des religions ayant mobilisé le même texte pour sa propre justification, puis pour la justification de chaque église, pour la justification ensuite de chaque confession, voire de chaque secte [49]. Après les prophètes, Jésus avait fait sauter les verrous et les frontières, mais le processus d’entonnoirs s’est vite remis en route, bousculé seulement, de loin en loin, par les saints et les mystiques. Point n’est besoin de s’en scandaliser car toutes les institutions sont naturellement soumises à la loi de la gravité, à la loi de la répétition. Il convient seulement de reconnaître le phénomène et, pour l’exégète, d’en tirer les leçons dans l’exercice de son métier.

Le christianisme se trouve aujourd’hui dans une situation analogue à celle du peuple juif à l’heure de l’exil babylonien, à l’heure aussi de la diaspora dans l’empire romain au moment même où la ‘secte des chrétiens’ se séparait de la religion juive. Le christianisme est, à son tour, en diaspora dans le monde, en exil de sa glorieuse et tumultueuse histoire ‘occidentale’ deux fois millénaire. Il faut ajouter à cela que sa Bible même lui échappe en devenant l’héritage culturel de l’humanité à côté d’autres Écritures. Cette épreuve de pauvreté que le christianisme n’avait pu s’imposer à lui-même lui est venue de l’extérieur, de l’évolution des sociétés, là où l’Esprit Saint est à l’œuvre. Je pense – c’est ma conviction la plus intime – que, pour le christianisme, c’est là une grâce immense et la condition même de sa pertinence dans le monde d’aujourd’hui. Obligé de partager ses biens avec l’humanité tout entière, appelé à se découvrir à travers les autres, interdit de toute possession égoïste et hégémonique de La Vérité, le christianisme est invité à une liberté toute neuve qui peut l’ouvrir radicalement à l’Esprit qui le précède et l’attend chez l’autre, et le conduire à une intelligence inédite de lui-même et de sa mission. Le récent Concile du Vatican témoigne de la volonté qu’a l’Église, en dépit de toutes les forces de résistance qui l’alourdissent encore, d’accueillir l’Esprit qui souffle sur le monde et parle en lui [50].

Les appels, apparemment contradictoires, du disciple d’Isaïe aux déportés de Juda revêtent aujourd’hui une actualité vibrante :

Pécheurs, revenez à votre cœur,
Souvenez-vous des choses passées depuis longtemps. (Isaïe. 46,8s)

Ne vous souvenez plus d’autrefois,
Ne songez plus aux choses passées,
Voici que je vais faire du nouveau… (Isaïe. 43,18s)

Et tu bâtiras sur des ruines antiques… (Isaïe. 58,12)

Le monde ancien a disparu…Voici, je fais toutes choses nouvelles … dit aussi la voix de celui qui siège sur le trône, dans l’Apocalypse (21,4s). Éternellement nouvelles, et donc toujours à renouveler sur la base ‘des ruines antiques’, telles sont les Écritures que le monde n’aura jamais achevé de scruter. Tel est aussi pour le christianisme le secret et la condition de sa pertinence aujourd’hui. Le passé, en somme, est salutaire mais à la condition de ne pas vouloir y retourner [51]. En d’autres termes le christianisme, sous ses formes diverses, est toujours en devenir, en voyage.

Jean L’Hour, prêtre des Missions Etrangères de Paris


[1] Le bilan esquissé ici ne concerne directement que les sociétés de nos pays occidentaux. Toutefois, les phénomènes d’urbanisation et de mondialisation des échanges et de la culture engendrent les mêmes phénomènes partout dans le monde. Il est même probable que les évolutions, beaucoup plus brutales dans les pays du tiers-monde, y sont plus traumatisantes encore.

[2] Le mot ‘églises’ est ici symbolique et désigne toutes les religions établies.

[3] Voir Émile Poulat, L’Ère postmoderne, Paris, Flammarion 1994.

[4] L’expression ambiguë ‘mouvements identitaires’ désigne ici, conformément à son usage dans les medias, ceux qui sont exclusifs de « l’autre » ou, en d’autres termes, ceux pour lesquels « l’autre » est à ignorer, à nier ou à conquérir. Le besoin d’identité est en effet inhérent à tout individu et à tout groupe, mais il n’est pas de soi exclusif, bien au contraire, le rapport à « l’autre » étant constitutif de toute personne et de tout groupe.

[5] Les sociologues parlent de vision ‘holiste’. C’est la même chose et ‘global’ est plus simple. On peut aussi qualifier cette vision globale d’idéologie.

[6] Nos technologues contemporains ne croient plus à l’idéologie du progrès. Ils croient seulement que les technologies ont leur logique propre que rien ne saurait arrêter. Que ce soit un progrès ou non n’est pas leur préoccupation. Après l’invention de la bombe atomique l’avènement récent de l’IA montre à quel point l’humanité manque d’âme pour garder la maîtrise de ses avancées technologiques.

[7] J. Moltmann, Le Dieu crucifié, Les Éditions du Cerf, Paris, 2012, pp.370-374.

[8] Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015; Homo Deus, Une brève histoire de l’avenir, Albin Michel, Paris, 2017; 21 Leçons pour le XXIe siècle, Albin Michel, Paris, 2018.

[9] La thèse de Y.N. Harari a été récemment adoptée sans restriction et sans aucun recul critique par le théologien Bruno Mori dans son pamphlet Pour un christianisme sans religion. Retrouver la « Voie » de Jésus de Nazareth, Karthala, Paris,2021.

[10] Je me permets de renvoyer au second volume de mon commentaire de Genèse 1-11: Genèse 2-4b-4,26, Commentaire, Peeters, Leuven, 2018, en particulier, les chapitres 7 à 10 et 15.

[11] Voir : Encyclopedia Universalis, article ‘Idéologie’ et, dans Suppl. II, Les Enjeux, 1985 : F. Bourricaud, « Heurs et malheurs de l’idéologie », 704-709; C. Lefort, « L’ère de l’idéologie », ibid., 761-776.

[12] Dans quelques pays le christianisme tel que pratiqué et diffusé par les églises évangéliques joue partiellement et de manière nouvelle cette fonction idéologique. C’est le cas notamment de plusieurs pays d’Amérique latine, en particulier le Brésil, et aussi de la ‘Bible Belt’ aux États-Unis.

[13] § 27: « En particulier, comme l’affirme le Concile, « la charge d’interpréter de façon authentique la parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Eglise dont l’autorité s’exerce au nom de Jésus Christ » ; § 41 : Ainsi l’Église, dans sa vie et dans son enseignement, se présente comme « colonne et support de la vérité » (1 Tm 3, 15), et aussi de la vérité dans l’agir moral. En effet, « il appartient à l’Église d’annoncer en tout temps et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne l’ordre social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la mesure où l’exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes »

[14] Dans la mesure où l’Église catholique est, de toutes les églises chrétiennes, celle qui a poussé le plus loin la logique de son rapport à ‘la vérité’, elle me semble particulièrement représentative de ce christianisme.

[15] Voir L’Hour: « Pour une lecture catholique de la Bible », dans Biblical Interpretation 5,2 (1997), 113-132.

[16] La théologie catholique, en France notamment, reste globalement très institutionnelle et apparemment moins soucieuse de l’urgence d’accompagnement des ‘nouveaux chrétiens’. Certains, pourtant, ont ouvert des voies : de Certeau (surtout par ses intuitions et ses refus de ‘dire’, Geffré, O’Leary (La Vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Cerf, Paris, 1994). Voir : Interpréter, Mélanges offerts à Claude Geffré, Cerf, Paris, 1992. Et aussi, entre autres, Moingt, Sesboüé, Théobald (voir, de ce dernier, Le courage de penser l’avenir, Cerf, Paris, 2021), sans oublier, hors de nos frontières, le grand ‘prophète’ que fut Dietrich Bonhoeffer, en avance sur son temps, et le théologien allemand Jürgen Moltmann récemment décédé.

[17] La post-modernité est un concept qui a d’abord vu le jour dans le monde de l’art et tout particulièrement en architecture. Son emploi dans les sciences dites humaines est plus récent. On pourrait le caractériser par le désenchantement et le scepticisme face à une conception linéaire du progrès nourrie aussi bien par la science que par la raison et la politique. Voir, sur ce sujet : J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Les Éditions de Minuit, Paris 1979 ; Poulat, o.c. ; Marc Augé, « Le Retour du religieux » , EU, Suppl. II, Les Enjeux, 1985, 46-51.

[18] Voir de Certeau, La faiblesse de croire, p.200 : « La théologie semble précisément s’accorder le privilège de se prononcer sur cette réalité que les sciences humaines changent en faux problème ou en problème impossible. Elle annonce un déjà là qui sous-tend et organise tout son discours. Bien plus, en énonçant des vérités, il lui arrive encore d’affirmer des êtres« .

[19] Sur la théologie et la place de la pensée théologique, voir les réflexions très pertinentes de David Jasper : « De la théologie à la pensée théologique », dans Graphè n° 4, 1996, pp.177-194. Ainsi : p.189 : « Besoin irrépressible de penser à Dieu, et de le faire au sein d’une conversation inlassable, une dialectique radicale qui, de même que la déconstruction, n’a pas de niveau d’argumentation qui lui soit propre, mais qui reconnaît ce « lieu » qui nie celui que la théologie persiste à occuper de manière sacrilège par ses prétentions philosophiques ». Par théologie de type ‘essentialiste’ j’entends une démarche qui consiste à figer la réalité divine en concepts clos et à prétendre atteindre ainsi le niveau ontologique. Il n’est pas question de nier la réalité ontologique de Dieu, mais ce lieu ontologique de l’être est toujours singulier et ne saurait donc être assujetti à aucune définition, toute définition supposant une catégorie dans laquelle elle s’inscrit. Le Dieu de Jésus Christ n’entre dans aucune catégorie, contrairement au dieu du théisme comme de l’athéisme. La théologie chrétienne ne peut donc être que fonctionnelle et phénoménologique. Ce faisant elle vise nécessairement, mais sans l’atteindre et encore moins la définir, la réalité ontologique de son ‘objet’.

[20] Voir, du Pape François, sa Lettre sur le renouvellement de l’histoire de l’Église du 21 nov. 2024, et la présentation qu’en fait G. Cuchet dans les Études de mars 2025, pp.67-78: « Le Pape François et les pouvoirs de l’histoire ».

[21] Voir: P.-M. Beaude, Tendances nouvelles de l’exégèse, Paris, Le Centurion, 1979.

[22] Noter en particulier l’apparition il y a une trentaine d’années de la revue Biblical Interpretation(Brill, Leyden) qui a pour spécificité l’étude de la Bible en dialogue avec les autres religions et les autres cultures y compris l’athéisme.

[23] Encore que la tendance générale ait été de montrer la supériorité de la Bible par rapport aux cultures voisines à défaut de son antériorité..

[24] Les polémiques entre l’École Biblique de Jérusalem et Dupont-Sommer au début des années 50 firent beaucoup de bruit. Les polémiques concernant la publication des écrits de Qumran, parfois très vives, ont même été reprises dans les grands medias. Voir les écrits de R. Eisenmann et M. Wise: Les manuscrits de la Mer Morte révélés, Fayard, Paris 1995 (original anglais 1992). Il reste très important, pour beaucoup d’exégètes chrétiens, que le Christ des évangiles ne doive rien d’essentiel aux croyances esséniennes.

[25] Voir la Constitution dogmatique « Dei Verbum » (& 12s) et le texte de la Commission Biblique Pontificale sur l’interprétation de la Bible (1993).

[26] En particulier dans le domaine de l’exégèse critique.

[27] Voir J. L’Hour, Si je savais comment L’atteindre, Le Centurion, Paris, 1978, pp.156-182.

[28] ‘Bible’ entendue au sens chrétien, et comprenant par conséquent ce que nous appelons, très maladroitement, le ‘Nouveau Testament’. Peut-on dénier au judaïsme d’être aussi le lecteur adéquat de la Tanakh (notre ‘Ancien Testament’) ? St Paul et les Pères de l’Eglise l’ont cru. Cette position n’est plus ouvertement revendiquée aujourd’hui mais n’a pas totalement disparu de l’inconscient chrétien. Le face à face, sur le portail sud de la cathédrale de Strasbourg, de la statue de l’Église et de celle, superbe, de la Synagogue au visage voilé illustre éloquemment le droit exclusif des chrétiens à lire et à comprendre pleinement les Écritures. On imagine mal aujourd’hui un sculpteur oser un tel face à face.

[29] Voir, sur cette question de la clôture du canon, les critiques, justes et provocantes, de R.A. Laurin, sur la clôture du canon par le judaïsme et par le christianisme : « Tradition and Canon », dans Tradition and Theology in the Old Testament (ed. D.A.Knight) , Fortress University, Philadelphia, Londres 1977, pp. 261-274.

[30] Mark Coleridge, « Life in the Crypt or Why bother with Biblical Studies ? », dans Biblical Interpretation, vol II, 2, 1993, pp.139-151.

[31] Le ‘méta-récit’ n’est pas sans liaison avec l’idéologie, mais il lui est antérieur et le déborde. Un même méta-récit, qu’on pourrait définir comme mythe fondamental (Lyotard évoque deux archétypes de méta-récits: l’Esprit hégélien et l’émancipation de l’humanité, lesquels supportent les méta-récits secondaires que sont l’état, le prolétariat, le parti, l’Occident et même le Nouvel Ordre Mondial) peut supporter plusieurs idéologies concurrentes et même opposées, mais ne se réduit à aucune d’entre elles. On peut penser également au méta-récit de l’Evolution tel que présenté par Harari.

[32] Il utilise le terme ‘totalisant’.

[33] M. Coleridge, a.c. p.148s : « Tout méta-récit totalisant, tout récit-maître qui cherche à être univoque ou prétend l’être, a fait son temps ; et cela vaut aussi pour la Bible dans la mesure où on cherche à en faire un maître-récit totalisant ou univoque. Mais cela permet, peut-être même exige, la découverte de la Bible comme un nouveau type de méta-récit, un méta-récit non pas univoque mais polyphonique au sens de Mikhaïl Bakhtine, non pas monologique mais dialogique. L’Écriture est peut-être la parole de Dieu, mais le Dieu biblique a plusieurs voix et elles parlent toutes en même temps : Dieu parle en polyphonie… Découvrir la Bible comme maître-récit polyphonique… c’est accepter et même lutter pour un pluralisme sain qui résiste à la fois à la totalisation et à la privatisation. » (ma traduction avec l’aide de Deepl)..

[34] Voir mon étude du récit de Babel dans Genèse 5-11. Commentaire, Peeters, Leuven, 2022, pp.345-395.

[35] M. Fishbane, Biblical Interpretation in Ancient Israel, Clarendon Press, Oxford, 1985.

[36] D’autres parlent d’une ‘herméneutique relationnelle’ qui, dans le dialogue inter-culturel et inter-religieux, se refuse à établir une hiérarchie de valeur entre les Ecritures des différentes communautés de foi. Ainsi S.J.Samartha, « Religion, Language and Reality. Towards a relational Hermeneutics », in Biblical Interpretation, Vol. II, 1994, 340-362.

[37] Voir James L. Crenshaw, « The Human Dilemma and Literature of Dissent », in: D.A. Knight (ed) Tradition and Theology in the Old Testament, Fortress Press, Philadelphia, Londres,1977, pp. 235-258;

[38] La question de la cohérence de la Bible ou de son unité est importante et devra être étudiée. Peut-être n’est-elle pas dans le livre seul mais dans l’interprétation de foi, fruit du dialogue dialectique livre-lecteur. Le concept de ‘théologie biblique’ a été l’objet de maintes études et discussions, surtout depuis la publication par G. Von Rad, de sa Théologie de l’Ancien Testament (1957). Dépassant la recherche et l’organisation de concepts théologiques dansl’Ancien Testament, Von Rad est parti de l’histoire des traditions qu’il a perçues comme le témoignage des générations successives d’Israël à sa foi en l’action de Dieu dans son histoire. H. Gese a affiné la théorie de cette pratique de Von Rad, dans « Tradition and Biblical Theology », in Tradition and Theology, Londres 1977, pp. 301-326. En poursuivant cette approche, ne pourrait-on pas dire que la cohésion, l’unité de la Bible est en réalité un processus dont les grandes phases successives et toujours également présentes sont l’élaboration des traditions et leur mise en écriture, la formation du canon et les relectures du texte canonique. L’unité de la Bible, plutôt qu’un donné clos de l’écrit, serait ainsi un processus toujours en devenir et dont tout lecteur est acteur. Voir aussi J. L’Hour,  » Comment envisager aujourd’hui une théologie de l’Ancien Testament. Entre légitimité et réserves », dans Escaffre, Cuvilier (éds), Entre exégètes et théologiens, 24ème Congrès de l’ACFEB Toulouse (2011), Cerf, Paris, pp. 101-120.

[39] Cela veut dire aussi, bien sûr, que l’exégète, pas plus qu’un autre, ne peut se comporter en ‘propriétaire’ ou en seul lecteur légitime de la Bible.

[40] Voir: R.S. Sugirtharajah, « The Bible and Its Asian Readers », Biblical Interpretation, Vol.I, 1, 1993, pp.54-66.

[41] Et, je le crois, la chance aussi de l’humanité.

[42] Voir l’excellent ouvrage d’Anne-Marie Pelletier, Vivre au risque de l’autre. La Bible contre l’identitarisme, DDB, 2025

[43] Je prends ici le mot ‘vérité’ dans son sens pratique de service authentique et efficace de La Vérité laquelle demeure toujours au-delà de toute emprise.

[44] A mon avis le seul œcuménisme efficace entre églises chrétiennes, mais aussi avec d’autres religions, ne réside pas dans des accords doctrinaux ou disciplinaires qui ne seraient que des compromis, mais dans les témoignages que se donnent les unes aux autres les églises et les religions sur leurs marches particulières vers ‘Dieu’, et dans l’accueil bienveillant et sans jugement de cette polyphonie.

[45] Cette qualification de ‘non-chrétiens’ courante encore dans notre littérature chrétienne est révélatrice de notre autocentrisme, les ‘autres’ (Bouddhistes, Juifs, Musulmans, Hindous…) étant définis à nos yeux selon ce qu’ils ne sont pas mais sont appelés à être.

[46] On ne peut que rejoindre la belle définition de la ‘mission’ par M. de Certeau dans La faiblesse de croire, Seuil 1987, p.114: « Pour l’Eglise, être ‘missionnaire’, c’est dire à d’autres générations, à des cultures différentes, à de nouvelles ambitions humaines: « Tu me manques » – non pas comme le propriétaire parle du champ du voisin, mais comme l’amoureux. Quand elle est qualifiée de « catholique », elle est définie par l’alliance entre l’unicité de Dieu et la pluralité des expériences humaines: sans cesse appelée à se convertir à Dieu (qu’elle n’est pas et sans lequel elle n’est rien), elle répond en se tournant vers d’autres régions culturelles, vers d’autres histoires, vers d’autres hommes, qui manquent à la manifestation de Dieu ».

[47] Non qu’il appartienne à l’exégète seul de rendre à l’Evangile sa liberté, son statut de ‘Bonne Nouvelle’. Ceci ne peut être, en effet, que la tâche de toute la communauté croyante dont les ‘saints’ sont les acteurs premiers. Pour sa part, il revient à l’exégète de faire oeuvre critique : dégager la Bible de ses asservissements et en faire ressortir la dynamique interne.

[48] Voir L’Hour, « L’Église et la Bible ou La Parole confisquée », dans Si je savais comment L’atteindre, Le Centurion, Paris,1978, pp.157-182.

[49] Le poète et théologien anglais S.T.Coleridge (1772-1834) écrivait: « He who begins by loving Christianity better than Truth will proceed by loving his own sect or church better than Christianity, and end in loving himself better than all (« Aids to Reflection », 1828, cité par D. Jasper, « Interpreting the Classics », dans Graphè n°2, 1993, p.61.

[50] Telle est, me semble-t-il, sinon l’expression, du moins l’intuition qui sous-tend, entre autres, la Constitution « Gaudium et Spes » sur l’Église dans le monde de ce temps.

[51] Voir Laurin, a.c, pp. 261-274, p..267s : Le fait que les traditions aient été changées, modifiées et élargies par la communauté à diverses époques montre de manière significative que la position fondamentale du peuple de Dieu envers la tradition a toujours été d’être impliquée de manière dynamique, puisque Yahweh était dynamique et développait sa volonté… La simple acceptation du passé a mis fin à la Heilsgeschichte, ou du moins l’a détournée. Chaque génération devait être à l’exode, au Sinaï, dans le désert » (Deut.5 : 2-3)… Cf. Aussi: Jér. 7,1-15 et tout le thème de la ‘Nouvelle Alliance’; Amos, 5,4-6; 9,7-8