Divers horizons Inde

Yankee India

Temple de Ganesh à Flushing (New York), USA, septembre 2024. © Y. Vagneux
Lecture 25 min

Installé à Bénarès, en Inde, depuis 2012, le père Yann Vagneux s’est rendu plusieurs fois aux États-Unis. Il retrace ici ce qu’il a découvert de l’hindouisme bien loin de l’Inde.

Deux mois après mon ordination sacerdotale le 5 juillet 2008, j’ai posé mes valises à la paroisse de Holy Trinity en plein cœur de Manhattan. C’était à la veille de la Convention de Denver qui fit de Barack Obama le candidat des Démocrates. Quelques jours plus tard, les fameuses banques Lehman Brothers et Goldman Sachs s’effondrèrent en plongeant le monde dans une rude crise financière. Dans l’Inde que j’allais bientôt rejoindre, les chrétiens de l’Orissa étaient victimes d’un terrible pogrom et, au début novembre, Mumbai fut ensanglantée par une série d’attentats meurtriers. L’époque était intense en actualités et New York me procurait un singulier point de vue sur tout ce qui agitait alors la planète.

Au même moment, j’accomplissais mes premiers pas de prêtre dans une ville immense qui me séduisit immédiatement par tout ce qu’elle m’offrait en rencontres et culture. Au terme d’un semestre qui avait pour but de m’aider à exercer mon nouveau ministère en langue anglaise, j’étais triste de devoir prendre si vite le chemin du retour. Cependant, j’avais l’intime conviction que je retrouverai un jour l’effervescence des États-Unis. Cela advint trois ans plus tard au terme de mon doctorat. Je revins pour trois mois à Holy Trinity où m’attendait son inoubliable pasteur, Mgr Thomas P. Leonard. Puis, après mon installation définitive à Bénarès en août 2012, j’eus l’occasion de repasser par New York lors de brefs retours en Occident. À chaque fois, je découvrais des gratte-ciel qui, entre-temps, avaient surgi de terre, modifiant le paysage que j’avais connu quelques années auparavant. Mes amis me signalaient la récente ouverture de nouveaux musées qui me permettaient de me replonger dans la tradition occidentale. Pourtant, m’enracinant de plus en plus sur les bords du Gange, les rives de l’Hudson River semblaient irrémédiablement s’éloigner de moi. Aussi, lors d’un autre séjour en 2018, je décidais de ne revenir aux États-Unis que pour une raison importante en lien avec ma vie indienne.

Cet appel s’imposa après l’épidémie du Covid quand, en l’espace de quatre mois, je reçus à Bénarès la visite des théologiens américains catholiques Francis Xavier Clooney, Enrico Beltramini et Ted Ulrich ainsi que celle du théologien hindou Anantanand Rambachan. À travers eux, l’Amérique entra d’une nouvelle façon dans ma vie et de nouveaux liens se tissèrent, suscitant un bel échange intellectuel et spirituel. Comme la politesse veut que l’on rende les visites afin de faire vivre l’amitié, je décidais au début septembre 2024 de repartir aux États-Unis pour trois semaines avec comme fil rouge la découverte de la façon dont le peuple indien s’est enraciné dans le Nouveau Monde. Pour me préparer à ce retour, je choisis de lire durant le voyage en avion A New Religious America, l’ouvrage que Diana Eck publia en 2001 au lendemain de l’effondrement des Twin Towers – un livre qui fit date car il dévoila la façon irréversible dont l’Amérique s’était transformée avec l’arrivée de différentes populations – surtout asiatiques – à la suite de l’Immigration and Nationality Act de 1965. Pour écrire ce livre, la célèbre professeur de Harvard avait monté un groupe de recherche et, pendant plusieurs années, elle avait sillonné le pays pour recenser les temples hindous et jains, les monastères bouddhistes, les gurudwaras sikhs et les mosquées musulmanes. À sa sortie, le livre horrifia plus d’un blanc de vieille souche protestante… mais, comme l’écrivait Diana Eck il y a 25 ans, le changement était irrémédiable…

Jackson Heights

Après une nuit pour récupérer un peu du décalage horaire, je ne mis pas longtemps, le lendemain de mon arrivée, à observer ce à quoi la lecture de A New Religious America m’avait rendu attentif. Contrairement à mes précédents séjours new-yorkais, je n’avais pas posé ma valise à côté des brownstones de l’Upper West Side à quelques encablures de Central Park mais dans les rues de Jackson Heights en plein cœur du Queens – cette partie de New York qui contient la plus grande diversité ethnique au monde. Je ne fus pas déçu ! Et en même temps, il me semblait être de retour en Inde et au Népal… Dans le supermarché du coin, je n’en revenais pas de trouver les mêmes légumes que ceux que j’achète chaque matin à Bénarès et dont je doute qu’ils possèdent un nom en français. Regardant les devantures de restaurants, il me semblait faire une visite complète des pays où sont implantés les prêtres des Missions Étrangères… Surtout ce qui m’intéressait au plus haut point était de visiter les temples hindous, les temples jaïns et les anciennes églises converties en gompas tibétains pour comprendre comment ces antiques religions nées en Asie se sont enracinées et inculturées chez les Yankees.

Mère Teresa et Gandhi, Manhattan (New York), USA, septembre 2024
© Y. Vagneux

Je pris alors la direction de Flushing avec Prithi, l’époux sikh de ma cousine Anne, pour nous rendre au Sri Maha Vallabha Ganapati Devasthanam, le premier temple hindou de New York construit en 1977 par la Hindu Temple Society of North America. Avec son gopuram (tour) en style dravidien, il s’inscrit dans la pure lignée architecturale des temples du Pays Tamoul. S’il est dédié principalement à Ganesh, il contient aussi des représentations de Shiva et de Vishnou – un œcuménisme des deux traditions religieuses hindoues qui se mélangent rarement en Inde. Frappé par ce détail, Prithi me fit remarquer que nous étions au États-Unis et qu’un critère pragmatique s’imposait avant tout. Ceci apparaissait de façon éclatante dans la cafétaria construite dans le sous-sol du sanctuaire où nous pûmes déguster des idlis qui semblaient avoir été confectionnés dans les ruelles de Madras. Mon regard s’arrêta sur le tableau d’affichage pour découvrir les activités que le temple proposait : classe d’éducation religieuse, cours sur le Nalayira Divya Prabandam – célèbre recueil d’hymnes sacrés vishnouites que les Tamouls considèrent comme le cinquième Véda – et aussi rencontres ludiques pour les seniors et groupes d’amitiés pour les jeunes professionnels… Dans un hindouisme qui, en Inde, ne connaît aucune de ces activités, à commencer par le catéchisme, je me demandais si je ne me trouvais pas plutôt devant le panneau d’informations au fond d’une église catholique… Étonnante adaptation de l’hindouisme à une culture étrangère dont les racines sont chrétiennes. Étonnante créativité qui permet aux immigrés et surtout à leurs enfants nés en Amérique d’appartenir à une communauté vivante dans laquelle ils seront à même de se réapproprier une culture qui pourrait facilement disparaître de leur quotidien. Comme l’écrivait B. N. Somayaji, un des fondateurs du Hindu Cultural Center of Tennessee, « en grandissant en Inde, nous avons considéré l’hindouisme comme allant de soi. La tradition et les temples étaient omniprésents. Mais ici, ceux d’entre nous qui appartenaient à la première génération avaient la responsabilité de veiller à ce que leurs enfants soient initiés à notre tradition. La construction d’un temple est devenue une priorité pour nous ».

Les jours suivants, je continuais mon étrange visite new-yorkaise hors des sentiers battus. Un matin, ce furent les prières du Paryushana, les dix jours d’ascèse communautaire qu’accomplissent les jaïns généralement en septembre. Dans le magnifique Jain Center of America où se déroulaient dans une grande ferveur ces célébrations, je contemplais l’étonnante rencontre entre une statue d’un maître spirituel jain et la silhouette d’une église catholique qui apparaissait à travers la fenêtre voisine… Un autre jour, pour profiter une dernière fois de ses magnifiques collections d’art tibétain, je me rendis au Rubin Museum qui allait fermer définitivement ses portes à la fin du mois. Enfin, au terme de ma première semaine à New York, mes cousins me conduisirent chez des amis indiens dans le New Jersey pour célébrer le Ganesha Chaturthi – la grande fête annuelle de Ganesh. Tous les convives, établis depuis des décennies en Amérique avec de très grosses situations professionnelles, avaient revêtu leurs habits traditionnels indiens pour la puja. Nous nous serions crus à Mumbai mais nous étions en fait au bord de l’Atlantique dans l’une des communautés ethniques les plus influentes du pays. Évidemment, les conversations prirent un tour politique et je remarquais que j’étais entouré davantage par des supporters de Donald Trump que par ceux de Kamala Harris dont la mère était pourtant une brahmane tamoule qui avait jadis émigré aux États-Unis…

J’ai aimé le Queens – ce quartier de New York que je connaissais à peine. Au milieu de tous ces visages qui parlent du monde entier, je me suis senti à la maison. Le temps était superbe avec la lumière translucide d’un automne qui commençait à peine. J’avais plaisir à marcher des heures durant entre Jackson Heights et Flushing. L’étonnante diversité religieuse qui se déployait dans ces quartiers me ramenait à Bénarès où nous vivons au quotidien parmi huit religions. Je repensais à Maitri Bhavan, le centre de dialogue interreligieux que j’anime sur les bords du Gange. Je me disais qu’il faudrait en fonder une annexe dans le Queens… Je me le disais avec d’autant plus de tristesse que l’Église catholique semble si en retard à New York pour développer sérieusement un ambitieux dialogue interreligieux alors que toute l’humanité est présente en ce coin de la planète et que si puissamment cette réalité unique nous appelle à devenir davantage catholiques

Minneapolis

Le lundi suivant, mon cousin Prithi me déposa à l’aéroport de La Guardia où je devais prendre un vol pour Minneapolis. Jamais, je n’aurais imaginé mettre le cap sur le Midwest, surtout depuis que je vis au long-cours en Inde ! Mais ce sont justement les bords du Gange qui m’ont conduit au Minnesota. En effet, dix mois auparavant, en novembre 2024, j’assistais aux prières du soir à Bénarès en compagnie d’Anantanand Rambachan et de sa femme Gita. Ému par la ferveur des lieux, ce théologien hindou établi aux États-Unis me confia qu’il pensait à ses ancêtres qui, au milieu du XIXe siècle, avaient sûrement dû venir une dernière fois à Bénarès avant de rejoindre Calcutta où les attendait un bateau à destination de Trinidad et Tobago dans les lointaines Antilles. Ils appartenaient aux groupes si nombreux d’Indiens qui, après l’abolition de l’esclavage, avaient été recrutés par les Anglais pour travailler dans les plantations où ils menaient une vie aussi rude que celle des esclaves africains. La plupart d’entre eux ne revinrent jamais au pays et ils s’établirent définitivement dans les îles, propageant outremer l’hindouisme dans lequel ils avaient grandi. Anantanand, comme son épouse Gita, est né à Trinidad mais, fort d’un doctorat au Royaume-Uni sur Shankara le grand réformateur de l’hindouisme au VIIIe siècle, il a été embauché ensuite au St. Olaf College de Minneapolis, une institution luthérienne dont il fut le premier directeur hindou du département de théologie.

J’ai découvert par hasard l’existence d’Anantanand en juin 2023 en visionnant une saisissante conférence qu’il donna au Boston College et qui avait pour titre : « Qu’est-ce que les hindous peuvent apprendre du christianisme ? ». Immédiatement, je me suis senti très proche de sa pensée et je n’ai pas tardé à entrer en contact avec lui. Providentiellement, quelques semaines plus tard une occasion se présenta à Anantanand pour venir à Bénarès. En nous rencontrons pour la première fois, nous avons été saisis de découvrir que nos vies étaient comme en miroir : lui dont la famille indienne partie pour l’Occident et moi l’Européen établi en Inde ; lui l’hindou qui, depuis des décennies chemine avec le christianisme et moi le prêtre chrétien dont le peuple est essentiellement hindou. Nous avons aussi ri à l’évocation des esprits étroits qui, dans nos traditions respectives, questionnent notre orthodoxie. Nous savons aussi que, dans l’autre tradition religieuse que nous voulons embrasser, beaucoup nous soupçonnent d’être, sous notre apparence amicale, de dangereux espions, voire des missionnaires obsédés par les conversions…

Passer une semaine avec Anantanand et Gita a été une célébration de l’amitié. Bien sûr, des conférences et de cours étaient prévus à Saint Thomas University (Minneapolis) et Saint John University (Collegeville) et je n’ai pas chômé durant ces journées. Avec Anantanand, nous avons aussi donné une conversation publique, mariant heureusement nos visions hindoue et chrétienne. Mais le bonheur des journées dans le Midwest fut de nous laisser entraîner dans des conversations sans fin qui, dans une intense écoute mutuelle, nous conduisaient à des niveaux toujours plus essentiels de notre expérience religieuse. Quelques citations glanées dans Pathways to Hindu-Christian Dialogue, le dernier ouvrage d’Anantanand Rambachan, pourraient résumer la teneur de nos riches échanges où nos traditions religieuses respectives se sont laissé interroger par celle de l’autre : « Ceux d’entre nous qui ont cheminé ensemble dans l’amitié ont des raisons d’espérer. Nous avons connu la joie de franchir les frontières, de surmonter la distance, de trouver un terrain d’entente et de découvrir notre humanité commune. Nous savons que nous sommes incomplets les uns sans les autres »[1]. « Apprendre d’une autre tradition est un processus profond et lent qui requiert humilité, ouverture, discernement, confiance et empathie. C’est un engagement à la fois de la tête et du cœur. L’apprentissage interreligieux est un périple exigeant au cours duquel chacun découvre la sagesse d’une autre tradition qui enrichit sa propre vie religieuse »[2]. « Par conséquent, nous ne pouvons professer nos traditions qu’avec humilité et rester toujours ouverts à la possibilité d’apprendre d’autres traditions et d’être enrichis par elles. Cette humilité doit s’étendre au-delà des frontières inter- et intra-religieuses. Connaître les limites de notre théologie devrait ouvrir nos cœurs et nos esprits à la richesse des autres théologies et à leur contribution à l’approfondissement de notre propre compréhension. La diversité religieuse enrichit notre monde sur le plan théologique et nous sommes tous lésés par son absence »[3].

Après une semaine avec Anantanand, j’ai senti très clairement que nous sommes tous les deux appelés à aller plus loin – peut-être écrire ensemble un livre qui reprenne nos conversations entre hindouisme et christianisme… Je n’ai jamais rencontré un hindou qui, comme Anantanand, possède une telle connaissance de la foi chrétienne et de l’Église, tout en étant solidement enraciné intellectuellement et spirituellement dans sa propre tradition. De plus, Anantanand a absorbé l’art du débat et l’amour de la raison – des qualités que l’Occident a portées très haut et que l’Inde aussi a vénérées depuis la nuit des temps avant que les fondamentalistes hindous ne troquent la patience de pensée pour un brutal lavage de cerveau qui malheureusement rend aujourd’hui une partie de l’hindouisme exsangue de rationalité – une tentation et une déviation dont le christianisme lui aussi n’est pas exempt ! Peut-être est-ce aussi cela la chance de l’hindouisme aux États-Unis : se confronter à une rationalité exigeante (au moins dans les mondes académiques car au point de vue politique, c’est une autre histoire !) et surtout vivre en minorité parmi d’autres religions. S’instaure alors une conversation voire une rencontre et un métissage qui sont autant de promesses de nouvelles fécondités.

Harvard Square

Anantanand et Gita Rambachan, USA, septembre 2024.
© Y. Vagneux

La troisième semaine de mon séjour américain me ramena pour une troisième fois au Harvard Square dont la pureté des lignes géorgiennes des vieux bâtiments enchante toujours mon regard. On ne peut pénétrer dans ce lieu prestigieux qu’avec une certaine révérence envers ce que l’intelligence humaine a pu produire de meilleur. Je souris toujours à me voir au milieu des étudiants brillants venus du monde entier : il me semble faire là un grand saut depuis les bords du Gange mais je sais combien mon expérience indienne les intéresse et combien, en retour, je sortirai enrichi de nos rencontres et conversations, empli d’une nouvelle énergie pour me donner davantage à ma vie indienne.

C’est le jésuite Francis Xavier Clooney qui est à l’origine de mon lien avec Harvard où il enseigne à la Divinity School depuis 2005. Frank, comme nous l’appelons, a développé la comparative theology qui, dans un fécond échange, permet à la théologie chrétienne de se laisser interroger par d’autres traditions – en particulier l’hindouisme dont le jésuite lit depuis cinq décennies les Écritures sacrées. « Apprendre de l’autre n’affaiblit pas nos croyances personnelles mais, au contraire, cela les approfondit », répète-t-il à ses étudiants. Dans cette aventure qui ne cesse d’ouvrir de nouveaux horizons, Frank n’est pas seul. Il y a d’abord sa voisine et amie Diana L. Eck qui a tracé un chemin remarquable à Harvard. Cette fille de Bozeman dans le Montana atterrit au milieu des années soixante à la Banaras Hindu University dans la ville sainte de l’Inde à laquelle elle consacra sa thèse de doctorat qui reste toujours une référence depuis sa publication en 1982 sous le titre de Banaras : City of Light. Après avoir sillonné en long et en large le Sous-Continent indien, Diana porta son attention sur la transformation du paysage religieux américain et elle lança à Harvard The Pluralism Project dont son livre de 2001 A New Religious America est un beau fruit. Dans le cercle des amis de Frank, il faut encore citer Catherine Cornille qui enseigne la comparative theology au Boston College, séparé d’Harvard par la Charles River. C’est Catherine qui me fit connaître Anantanand Rambachan et bien d’autres penseurs américains qui travaillent à la rencontre des religions.

En 2023, Francis Xavier Clooney a fêté le cinquantième anniversaire de son arrivée à Katmandou. Ce fut au départ une histoire de deux années de régence selon le terme jésuite désignant une expérience de service entre les années de formation philosophique et théologique. Cependant, la découverte de l’hindouisme bouleversa la destinée du jeune scolastique et l’entraîna sur des sentiers que bien peu de jésuites américains avaient arpentés avant lui. Dans les décennies suivantes, il apprit le tamoul à Madras afin d’entrer dans la grande tradition mystique des Alvars – les dévots de Vishnou dont les poèmes composent le Nalayira Divya Prabandam. Cette aventure fit de Frank un traducteur chevronné et lui permit de jeter un pont entre les deux traditions chrétienne et hindoue – d’où une quinzaine d’ouvrages remarquables qu’il a composés au fil des années. Le dernier en date est un mémoire, une rétrospective biographique de cinq décennies d’aventures intellectuelles et spirituelles. Il a pour titre : Hindu and Catholic, Priest and Scholar. A Love Story et se termine par un vœu puissant destiné aux nouvelles générations de chercheurs parmi lesquels je m’inscris volontiers : « Puissiez-vous édifier le futur de la foi, une foi vécue et mise en œuvre dans un monde aux multiples croyances. Puissiez-vous le faire non pas en vous accrochant à de grandes affirmations sur les relations entre les religions mais en faisant des choses aussi petites qu’intenses – traduire, enseigner, chanter, servir, aimer – d’une manière qui, sans se cramponner à des certitudes rigides et sans être paralysé par la peur, pourra franchir les frontières religieuses »[4].

Il aurait fallu rajouter quelques heures supplémentaires aux journées à Harvard tant elles furent remplies de rencontres, conférences et participations aux cours de Frank. De plus, je devais traverser la Charles River pour retrouver au Boston College les enthousiastes doctorants de Catherine Cornille et leur partager durant trois heures sans interruption ce qui fait l’essentiel de ma vie et de ma recherche intellectuelle en Inde. Ce fut bon d’être autant sollicité de part et d’autre et de mesurer l’intérêt suscité par la culture et la pensée indiennes. À n’en pas douter, l’attention portée ici à l’Asie du Sud provient de l’enracinement de plus en plus important de la diaspora indienne, népalaise, pakistanaise et sri-lankaise aux États-Unis. Une rencontre et un métissage se sont opérés et j’en veux pour preuve l’étonnant cours destiné aux futurs aumôniers hindous en hôpitaux et universités dans lequel je fus invité à intervenir à la Harvard Divinity School. Ce cours à deux voix était donné conjointement par Francis Xavier Clooney et le Swami Tyagananda, moine hindou de la Ramakrishna Mission et aumônier des étudiants hindous de Harvard. Il me permit de faire la connaissance du Swami qui, depuis des années, est lié par une belle amitié à son confrère jésuite catholique. Le lendemain, je retrouvais le Swami dans sa belle brownstone de Boston, au siège de la Vedanta Society qui conserve la mémoire de la venue en ces lieux du Swami Vivekananda (1863-1902), fondateur de la Ramakrishna Mission. Invité à Chicago pour le Parlement des Religions qui se tint en septembre 1893, le célèbre moine hindou fit sensation et l’on peut dire que les mois qu’il passa ensuite dans le Nouveau Monde furent à l’origine de l’attention que les États-Unis ont portée depuis à l’hindouisme et plus généralement au bouddhisme et aux religions asiatiques. Les mots de conclusion que Vivekananda adressa au Parlement de Chicago résument à eux-seuls l’étonnante rencontre que les décennies suivantes allaient voir s’opérer sur le sol américain : « La graine est mise en terre et la terre, l’air et l’eau l’enveloppent. La graine devient-elle de la terre, de l’air ou de l’eau ? Non. Elle devient une plante. Elle se développe selon la loi propre de sa croissance, elle assimile l’air, la terre et l’eau, elle les transforme en substance végétale et devient une plante. Il en va de même pour la religion. Le chrétien ne doit pas devenir un hindou ou un bouddhiste, ni l’hindou ou le bouddhiste devenir un chrétien. Chacun doit assimiler le meilleur des autres traditions tout en préservant sa singularité et en se développant selon sa propre loi de croissance ».

De cette rencontre, l’un des plus beaux visages aujourd’hui est le Swami Sarvapriyananda, lui aussi membre de la Ramakrishna Mission, auquel je rendis visite à New York à la veille de mon départ. Profondément enraciné dans sa tradition spirituelle et portant très naturellement la livrée safran des moines hindous dans les allées de Central Park, Sarvapriyananda a étudié à Harvard avec Francis Xavier Clooney et il s’est confronté aux exigences de la rationalité occidentale. Cela a fait de lui un véritable ambassadeur de l’hindouisme aux États-Unis et, à l’image de nombreuses stars religieuses de Youtube tel le Bishop Robert Barron, ses enseignements en ligne sont devenus populaires non seulement à New York mais dans le monde entier et, en particulier, en Inde où de nombreux hindous ayant fait des études supérieures trouvent en lui la réponse qu’ils cherchaient à leurs questions. Étonnant retour en terre indienne d’un hindouisme que le passage par l’Occident a revivifié…

Un monde pluriel

Le dernier jour de mon séjour en Amérique correspondait au début de l’Indra Jatra, le grand festival des Newars de Katmandou. Je pensais à mes amis népalais réunis sur la place du palais royal de Basantpur pour voir passer les processions de la Kumari – la jeune déesse vivante qui protège la ville – et aussi de l’éléphant Pulukisi dont la figuration en tissu est portée par un groupe de joyeux dévots. Je me souvenais aussi des danses du Majipa Lakhey, le démon protecteur des Newars et dont on croit que celui qui porte son masque en devient la vivante incarnation. Depuis quelques années, les Newars installés à New York ont promu à leur tour une célébration de l’Indra Jatra. Aussi, avant de m’envoler, je voulus faire découvrir à mes cousins Anne et Prithi cette tradition népalaise, tout curieux de voir à quoi pouvaient ressembler chez les yankees le Pulukisi et le Majipa Lakhey. Alors encore une fois, nous sillonnâmes les rues de Jackson Heights emplies cette fois-ci de la ferveur du Népal.

Dans l’avion qui me ramenait pour quelques jours à Paris, je laissais le silence recouvrir la densité des trois semaines que j’avais vécues en Amérique. Je ne savais pas quand serait mon prochain voyage en ces terres lointaines. Je n’avais aucune idée de qui entre Kamala Harris et Donald Trump gagnerait la présidence au début novembre – je sais trop bien que mon expérience limitée de ce pays se cantonne uniquement aux smart people démocrates de New York et de Boston. Cependant, mon nouveau séjour m’avait permis de comprendre un peu mieux combien l’Inde s’est définitivement ancrée aux États-Unis en faisant jaillir un monde nouveau dont on ne peut encore mesurer tous les contours. Une chose est sûre : qu’on le veuille ou non, ce monde est là que ce soit à New York, à Saint-Denis en France ou à Dubaï ! C’est cette certitude que je lisais sous la plume de Diana Eck dans les dernières lignes de A New Religious America : « Dans Imagined Communities, Benedict Anderson étudie la manière dont les nations s’imaginent elles-mêmes. Même lorsque les citoyens ne se connaissent pas, écrit-il, “dans l’esprit de chacun vit l’image de leur communion”. Pour une nation comme les États-Unis, s’imaginer à nouveau comme une nation multireligieuse est, pour la plupart d’entre nous, le plus grand défi. Cela signifie être capable d’imaginer dans notre esprit, lorsque nous pensons à l’Amérique, la mosquée de Toledo et le temple hindou de Nashville. Cela signifie inclure dans notre conception de “We the people[5] les membres musulmans des forces armées, les hindous du comté de Fairfax, les sikhs de Cleveland et les bouddhistes de Roslindale. Et pour les nouveaux immigrants, cela signifie s’inclure eux-mêmes dans leur propre image mentale de l’Amérique. L’histoire de la nouvelle Amérique religieuse est une histoire inachevée, avec des implications à la fois nationales et mondiales. Les chapitres de cette histoire sont encore en train de s’écrire dans les villes et les bourgades de tout le pays. Le fait que la nouvelle et exubérante diversité religieuse qui est désormais une partie intégrante des États-Unis nous réunisse ou nous déchire dans les années à venir dépend en grande partie de notre capacité à imaginer à nouveau notre communauté nationale. Et le sort d’un pluralisme dynamique aux États-Unis aura un impact important sur le sort du pluralisme religieux dans le monde entier. Le débat en cours sur notre identité – en tant que peuple religieux, en tant que nation et en tant que communauté mondiale – est un débat auquel nous participerons tous, que nous soyons prêts ou non »[6].

P. Yann Vagneux, MEP


[1] A. Rambachan, Pathways to Hindu-Christian Dialogue, Minneapolis, Fortress Press, 2022, p. 6.

[2] A. Rambachan, “What Can Christians Learn from Hinduism”, ibidem, p. 105.

[3] A. Rambachan, “The Political and the Theological. Why Hindu-Christian Dialogue?”, ibidem, p. 138.

[4] F. X. Clooney, Hindu and Catholic, Priest and Scholar. A Love Story, New York, Bloomsbury, 2024, p. 175.

[5] « Nous le peuple », préambule de la Constitution des États-Unis.

[6] D. Eck, A New Religious America, New York, Harper Collins, 2001, p. 384-385.

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