Inde : la diplomatie à géométrie variable de Modi, entre Paris, Washington, Kaboul et Tel Aviv

Rédigé par Olivier Guillard, le 19/02/2025
De Paris à Washington en passant par Marseille, Kaboul ou Tel Aviv, le géopolitologue Olivier Guillard décrypte l’actualité diplomatique du Premier ministre indien Narendra Modi, à géométrie variable entre les différentes puissances mondiales et régionales. Alors que Modi vient de se rendre en France puis aux États-Unis, le 16e Premier ministre de l’Union indienne débute 2025 avec l’énergie et le style qui le caractérisent. Ce tribun amateur de slogans imagés n’a pas hésité à lancer la semaine dernière « Make India Great Again » en écho à la formule de son hôte.
À la tête de la 1ère démographie mondiale et de la 5e économie mondiale, Narendra Modi préside aux affaires de la plus grande démocratie du monde depuis bientôt 11 ans. Un mandat à la durée impressionnante. En Inde, seuls Jawaharlal Nehru et Indira Gandhi sont restés plus longtemps au pouvoir. Le 16e premier ministre de l’Union indienne s’est déjà montré particulièrement actif au niveau des déplacements à l’étranger et des rendez-vous diplomatiques d’importance en ce début d’année 2025, avec l’énergie et le style qui le caractérisent.
Modi est connu comme un tribun amateur de formules et slogans imagés. La semaine dernière aux États-Unis, il n’a pas hésité à lancer Make India Great Again (MIGA) en écho au Make America Great Again (MAGA) de son hôte américain Donald Trump. En ce mois de février, l’ancien ministre en chef du Gujarat et chantre assumé de l’hindouisme en Inde s’est en effet démené sans compter des deux côtés de l’Atlantique. Il s’est tout d’abord rendu en France du 10 au 12 février, à Paris puis à Marseille, soit un an et demi après la venue du Saint-Père dans la cité phocéenne.
Rappelons que Modi est un visiteur régulier de l’Hexagone : il s’agit de sa 7e visite depuis 2014. On peut noter son alchimie affichée avec le président Emmanuel Macron, entre sa venue comme invité d’honneur aux célébrations du 14 juillet 2023 ou encore un dîner dans un restaurant gastronomique de Cassis dans la soirée du 11 février dernier. Venu pour coprésider, lundi 10 février, un sommet parisien sur l’Intelligence Artificielle (IA), il a filé dès le lendemain vers les rivages méditerranéens pour inaugurer un 2e consulat général de l’Inde en France. Au cimetière de Mazargues, il a également honoré la mémoire des soldats indiens tombés en Europe lors de la Première Guerre mondiale. Enfin, cette riche escale française était bien entendu destinée à renforcer les liens bilatéraux en matière de défense, d’énergie, d’éducation ou encore de culture.
Une approche multipolaire des affaires internationales
C’est sans pause qu’il a pris la route de l’Amérique après une étape diplomatique française sans fausse note – tant New Delhi et Paris, partenaires stratégiques depuis 1998 et alliés de longue date, partagent majoritairement des valeurs, visions et principes communs, avec notamment une approche multipolaire des affaires internationales et une politique internationale plus collaborative et consensuelle qu’agressive ou hégémonique, pour ne citer que quelques traits d’un terreau commun franco-indien.
Une telle approche multipolaire est plus pertinente que jamais en ces temps de grande incertitude, alors qu’en ce début 2025, le concert des nations est atterré dans sa majorité par le fléau des conflits et hégémonies balafrant les marges orientales de l’Europe, le Moyen-Orient ou encore la mer de Chine du Sud. En ces temps également de remise en cause brutale de l’ordre international par le nouveau locataire de la Maison Blanche à Washington.
En quittant l’Hexagone pour la capitale nord-américaine, Modi avait de multiples sujets de préoccupation en tête. Ce séjour hivernal outre-Atlantique était infiniment plus chargé d’appréhension, car ce sont avant tout des « assurances » diverses et quelques certitudes que Modi venait quérir auprès du président américain, à défaut de pouvoir les négocier ou de les imposer. Cependant, il avait soigneusement et habilement balisé le terrain depuis New Delhi en amont de ce déplacement, en assurant son hôte américain de sa capacité (politique, tarifaire, commerciale et administrative) à orienter sans tarder le curseur vers les desiderata exigés par Washington.
L’Inde, puissance régionale océanique et relais de croissance de l’économie mondiale
Yes we can, la formule chère en son temps de l’ancien président américain démocrate Barack Obama (2009-2017), a été reprise à son compte par le visiteur indien. La 3e économie d’Asie va donc devoir démontrer son attachement à maintenir coûte que coûte la relation indo-américaine sur les standards du moment. Que ce soit en achetant plus de pétrole et d’armement, en s’accommodant de la nouvelle politique migratoire de Washington (les Indiens constituent le 3e groupe d’immigrés sans papiers aux États-Unis), en multipliant les promesses de partenariat indo-américain à haute valeur ajoutée et les investissements dans les niches US plébiscitées par la Maison Blanche, ou encore en assumant plus haut et fort son quasi-alignement sur les desseins stratégiques du QUAD (alliance sécuritaire sino-sceptique regroupant les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie) dans la zone Indo-Pacifique.
Par ailleurs, il n’aura pas échappé à la nouvelle administration américaine que dans le contexte critique du moment sur les différents théâtres de crise (Ukraine, Moyen-Orient, Afghanistan, Birmanie, mer de Chine du Sud, détroit de Taiwan, péninsule coréenne…), la diplomatie indienne dispose de quelques cartes dans son jeu. New Delhi est ainsi en bons termes avec Moscou et Tel Aviv, et discute peu à peu avec le gouvernement taliban à Kaboul ainsi qu’avec la junte birmane. Cet acteur majeur d’Asie du Sud, puissance régionale océanique ambitieuse (notamment dans l’océan Indien) et relai de croissance incontournable de l’économie mondiale, ne peut donc plus apparaître en 2025 comme une simple puissance régionale de plus, tenue à l’écart des grands enjeux de son temps.
C’est du reste fort de ces divers arguments tangibles que le Premier ministre Narendra Modi accueillera fin février à New Delhi Mme Ursula Van der Leyen, la présidente de la Commission européenne, laquelle réserve à dessein à la patrie de Nehru et Gandhi le premier déplacement à l’étranger de son second mandat afin de « forger un nouveau partenariat stratégique » Inde-UE (The Hindu, 25 janvier 2025).
(Ad Extra, Olivier Guillard)