Tibet : Pékin et l’appréhension du 10 mars

Rédigé par Olivier Guillard, le 07/03/2025
Une semaine après le début du nouvel an tibétain (Losar, du 28 février au 10 mars), et à quelques jours du 66e anniversaire du soulèvement tibétain du 10 mars 1959, le géopolitologue Olivier Guillard évoque la crispation qui gagne chaque année en intensité à l’approche de cette date, entre Pékin et la communauté tibétaine. Il relève aussi les déclarations ces derniers jours du nouveau chef de la diplomatie américaine, le Secrétaire d’Etat Marc Rubio, et du Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme V. Türk, insistant sur la situation de la région autonome du Tibet.
Voilà une semaine que la célébration du nouvel an tibétain (Losar, 28 février au 14 mars) a débuté pour la communauté tibétaine, pour les régions historiques du Pays des neiges comme pour la diaspora ventilée aux quatre coins du monde, avec une ferveur et une gaieté surprenantes. En ce 7 mars, dans la capitale chinoise (où ont débuté, mardi 4 mars, les deux sessions annuelles de l’Assemblée populaire nationale), les dispositions des autorités centrales à l’égard de cet événement annuel tibétain sont, ainsi qu’on l’imagine, beaucoup moins favorables.
Ce jeudi 6 mars, les délégués de la région autonome du Tibet (triés sur le volet par le Parti communiste chinois avant leur élection), participant aux « deux sessions » à Pékin, ont fait l’éloge du régime chinois et salué la « sinisation » du bouddhisme tibétain (TibetanReview, 6 mars 2025), rappelant au passage leur détermination à maintenir une « forte pression » sur les « séparatistes » (tibétains) tandis que la « stabilité » nous dit-on « s’améliore » (mais à quel prix humain ?).
Ce vendredi, la presse tibétaine (Phayul.com, 7 mars 2025) relève que les autorités chinoises ont consolidé les mesures de sécurité dans toute la région autonome du Tibet, à grand renfort de déploiements de personnels supplémentaires, Pékin martelant que « garantir la sécurité et la stabilité en mars est important et crucial ».
66e anniversaire du soulèvement tibétain du 10 mars 1959
À mesure que le calendrier s’approche de la date particulière du 10 mars, la crispation gagne quotidiennement en intensité, la tension se renforçant à chaque heure. La raison de cette appréhension pékinoise, qui se décline « sur le terrain » (dans la Région autonome du Tibet) par une consolidation du dispositif sécuritaire ? Depuis 1959, chaque 10 mars donne quelques sueurs froides aux autorités chinoises et des sentiments plus douloureux encore à la population tibétaine, laquelle se souvient que 66 ans plus tôt, Lhassa se soulevait contre l’occupant chinois en apprenant qu’un complot ourdi par Pékin envisageait l’enlèvement du 14e dalaï-lama (chef spirituel et religieux tibétain).
Dans la capitale tibétaine, une foule éprise de liberté bravait le gouvernement central et se mobilisait en nombre, brandissant le drapeau tibétain pour proclamer le 11 mars l’indépendance du Tibet. Suivra quelques jours plus tard le départ (discret) du dalaï-lama pour un exil indien qui se poursuit jusqu’à ce jour (le gouvernement tibétain en exil à Dharamshala). Un exil opéré au nez des forces chinoises, qui réagiront par un déferlement aveugle de violence à l’encontre de la population tibétaine, responsable de plusieurs milliers de victimes : un chaos gratuit, inutile et impardonnable.
Certes, depuis 2011, le Prix Nobel de la paix a renoncé à son rôle politique pour se concentrer sur ses fonctions spirituelles et religieuses, au service de la cause bouddhiste tibétaine, arc-boutée sur la « voie médiane » et sa foi en un dialogue « possible » avec le gouvernement central chinois. Pour autant, les inquiétudes de ce dernier demeurent quant à un possible renouveau de la révolte populaire tibétaine face au tsunami de sinisation imposée (sans relâche ni ménagement) au toit du monde.
« Les États-Unis restent déterminés à protéger les droits des Tibétains »
C’est du reste d’un fort mauvais œil que les autorités centrales chinoises ont vu les récentes déclarations du nouveau chef de la diplomatie américaine, le Secrétaire d’Etat Marc Rubio, à destination de la communauté tibétaine : « J’adresse mes vœux les plus chaleureux à toutes celles et ceux célébrant Losar, le Nouvel An tibétain. En ce premier jour de l’année du Serpent de bois, nous célébrons la force et la persévérance de la communauté tibétaine dans le monde entier (…). Les États-Unis restent déterminés à protéger les droits universels, fondamentaux et inaliénables des Tibétains et à promouvoir leur patrimoine culturel, linguistique et religieux distinct. Je souhaite aux Tibétains du monde entier paix et prospérité pour la nouvelle année. Losar Tashi Delek et bonne année » (TibetanReview.net, 28 février 2025).
Une main tendue « de circonstance » qui, au niveau du symbolisme et de la date (28 février), n’aura probablement pas échappé à Pékin. Il y a précisément 16 ans, le 27 février 2009, la désespérance de la population tibétaine face à l’autisme de Pékin se manifestait de la manière la plus effroyable possible avec la première immolation d’un moine tibétain (à Amdo Ngaba, du monastère Kirti) – une main tenant une photo du dalaï-lama, l’autre un drapeau tibétain (en réponse « à l’oppression du gouvernement chinois ») ; 156 autres suivront jusqu’à ce jour, sans émouvoir les cercles du pouvoir, ces derniers préférant répondre en criminalisant la pratique désespérée de l’immolation…
Certes, quand le 3 mars, depuis Genève, le Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme V. Türk fait état de ses « sérieuses préoccupations » quant à la situation des droits de l’homme en Chine (au Tibet, au Turkestan oriental-Xinjiang et à Hong Kong), on fronce naturellement les yeux du côté de Pékin. Tout particulièrement quand, à la tribune de la 58e session du Conseil des droits de l’homme, V. Türk fustige – en insistant sur la situation de la région autonome du Tibet – les restrictions à la liberté d’expression, de religion et de croyance, en déplorant les politiques éducatives sinisantes portant délibérément atteinte à la culture et à l’identité tibétaines.
« Si la situation tibétaine reste sans solution, il est logique que je (re)naisse en exil »
Les autorités chinoises, loin d’applaudir une telle salve de critique onusienne, font contre mauvaise fortune bon cœur, en se félicitant que jusqu’alors, aucune (re)mobilisation contestataire tibétaine n’ai été détectée. En particulier en cette année spéciale qui, à compter du 6 juillet 2025 (et pour les douze mois qui suivront), célébrera le 90e anniversaire du 14e dalaï-lama, dans la ferveur que l’on devine au sein de la communauté tibétaine.
Alors même que ce dernier laisse entendre qu’autour de cette date, elle aussi éminemment symbolique, pourrait être annoncée de sa voix le détail relatif à la préparation de sa succession. Une thématique elle aussi des plus sensibles pour les autorités centrales chinoises qui ont d’autres projets fort différents quant à la désignation du futur 15e dalaï-lama, ne ménageant ni leur peine, moins encore de scrupules, pour tenter de s’approprier le processus de sélection de la réincarnation.
Mais l’entreprise pékinoise, certes contestable, ne prend aucunement l’intéressé par surprise : « Si la situation actuelle du Tibet reste inchangée, je (re)naîtrai en dehors du Tibet, loin du contrôle des autorités chinoises. C’est logique. Le but même d’une réincarnation est de poursuivre l’œuvre inachevée de l’incarnation précédente. Ainsi, si la situation tibétaine reste sans solution, il est logique que je (re)naisse en exil pour poursuivre mon œuvre inachevée. Bien sûr, les Chinois choisiront toujours leur propre dalaï-lama et nous, les Tibétains, choisirons le nôtre selon la tradition. Ce sera similaire à la situation actuelle du panchen-lama. Il y a un panchen-lama nommé par les Chinois et il y a le panchen-lama que j’ai choisi. L’un est exhibé pour servir les intérêts de son maître et l’autre est le panchen-lama accepté dans le cœur de tous les Tibétains » (The Indian Express, 5 mars 2025). On ne saurait mieux dire.
(Ad Extra, Olivier Guillard)