La Mer de Chine du Sud, épicentre privilégié des tensions sino-philippines ?


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Alors que d’autres conflits menacent l’Asie-Pacifique, en particulier au Cachemire à la frontière indo-pakistanaise, le géopolitologue Olivier Guillard évoque l’évolution des tensions en mer de Chine du Sud, mer côtière aux dimensions considérables (3,5 millions de km²), qui alimente de plus en plus les velléités territoriales. Notamment entre les Philippines et la Chine qui se disputent cet immense périmètre maritime de première importance (selon les angles halieutique, stratégique, économique, commercial et militaire).

Dans cette Asie-Pacifique diverse, ambitieuse et fébrile, les contentieux interétatiques abondent trop souvent, entre les tensions indo-pakistanaises de ces derniers jours au Cachemire, les crispations sino-taiwanaises dans le détroit de Taiwan et les provocations récurrentes de Pyongyang vis-à-vis de Séoul. Sans compter les contentieux régionaux tels que la course à l’influence dans le Pacifique-Sud et les rivalités sino-indiennes dans l’océan Indien.

Dans ce contexte, en Asie du Sud-Est, se trouve un immense périmètre maritime de toute première importance (selon les angles halieutique, stratégique, économique, commercial et militaire).

La mer de Chine du Sud ou mer de Chine méridionale, mer côtière aux dimensions considérables (3,5 millions de km²), alimente fréquemment, et de plus en plus ces dernières années, les velléités territoriales de diverses nations riveraines aux desseins pas toujours compatibles. Cette mer riche en ressources (halieutiques et hydrocarbures) et stratégique (point de passage majeur du commerce maritime mondial) est donc disputée entre six pays bordiers (Brunei, Chine, Malaisie, Philippines, Taïwan, Vietnam) qui font l’objet d’interprétations divergentes, voire antinomiques, en termes de souveraineté nationale.

Le 12 juillet 2016, le tribunal arbitral chargé de statuer sur le litige opposant les Philippines à la Chine en mer de Chine du Sud s’est prononcé en faveur de Manille, jugeant illégaux les principaux éléments de la revendication chinoise (la fameuse ligne en 9 traits chère à Pékin), les activités de remblayage et autres activités menées dans les eaux philippines ; une décision depuis lors jugée « nulle et non avenue » par les autorités chinoises.

Il y a une dizaine d’années, une cinglante décision rendue par un tribunal arbitral[1] réfutait sans détour les arguments exorbitants de Pékin vis-à-vis de la mer de… Chine du Sud – Pékin revendiquant rien de moins que les 9/10e de la zone, sans égard pour les autres pays riverains ni une quelconque autorité définitive au droit de la mer… tout en en ayant ratifié le texte en 1982[2]. Depuis, il ne se passe guère plus de quelques jours entre deux nouveaux incidents, heureusement jusqu’alors sans victime.

Ceux-ci ont tout d’abord mis aux prises les bâtiments (garde-côtes, milice maritime, navires de guerre, etc.) de certaines nations riveraines (essentiellement la Chine et les Philippines en 2024-2025). Puis les porte-parole de la diplomatie ont bruyamment pris le relais et porté le différend sur la place publique internationale, en claironnant le front plissé des déclarations exhalant un immanquable nationalisme.

Google Maps change le nom de certaines parties de la mer de Chine du Sud

C’était encore une fois le cas ces derniers jours, à deux reprises. Le 28 avril, les Philippines dépêchaient sur zone un navire des garde-côtes et un appareil pour intercepter et escorter un navire de recherche scientifique marine chinois croisant dans leur zone économique exclusive (ZEE), quelque 170 km au large de la côte nord des Ilocos. Au cours de l’opération, les garde-côtes ont signalé avoir repéré un submersible habité – le Shenhai Yongshi ou Deep-Sea Warrior (capable de plonger à 4 500 m de profondeur)…

Une quinzaine plus tôt (mi-avril), l’armée chinoise exhortait Manille à « cesser toute violation et provocation en mer de Chine du Sud », faisant ainsi référence à un nouvel incident sino-philippin – interception/blocage d’un navire philippin par un bâtiment des garde-côtes chinois – survenu au large du très disputé récif de Scarborough (230 km à l’ouest de l’île philippine de Luzon). Situé dans la ZEE philippine, Manille le revendique comme sien. Cependant, depuis une douzaine d’années (2012), ce récif inhabité est contrôlé de facto par Pékin, qui y maintient une présence constante de garde-côtes pléthoriques, constamment prêts aux postures agressives sinon à en découdre.

Ces dernières années, du fait de la récurrence des accrochages entre bâtiments chinois et philippins et du relais dans les médias occidentaux de ces épisodes de tension maritime se déroulant quelque 11 000 km, l’homme de la rue se familiarise peu à peu avec les récifs qui sont tour à tour le théâtre de frictions territoriales sino-philippines allant crescendo, avec les îles Paracel faisant l’objet d’un différend territorial de longue date entre la Chine et le Vietnam, ou encore avec la mer des Philippines occidentales.

Relevons à ce propos que mi-avril, Pékin s’est élevé contre le récent changement de nom par Google Maps de certaines parties de la mer de Chine du Sud, l’entreprise US désignant désormais les zones maritimes proches de l’archipel philippin sous l’appellation de mer des Philippines occidentales, pour le plus grand plaisir de Manille.

Ces tensions finiront-elles par dépasser le stade de l’accrochage ?

Évoqué ci-dessus, le courroux des autorités chinoises a eu ces derniers jours un motif régional supplémentaire de se renforcer : le 21 avril, 14 000 militaires américains et philippins ont entamé leur principal exercice conjoint annuel Balikatan 2025 (épaule contre épaule), qui s’étirait jusqu’au 9 mai et auquel se joignaient également des contingents australiens, japonais, britanniques, français et canadiens.

Des manœuvres interarmées se déroulant principalement à Luzon et Palawan (dans l’archipel philippin), sur divers sites couverts par l’Accord de coopération renforcée en matière de défense (Enhanced Defense Cooperation Agreement) américano-philippin de 2014 ; sous le regard sombre et non dissimulé de Pékin : « Les Philippines organisent fréquemment des patrouilles et des exercices conjoints, invitent et déploient des armes stratégiques et tactiques, portant ainsi gravement atteinte aux intérêts communs des pays de la région », tonnait ainsi le 24 avril, dans une veine familière, le porte-parole du ministère chinois de la Défense nationale.

Terminons notre propos en rappelant que les velléités territoriales concurrentes en mer de Chine du Sud ne sont pas le lot unique des gouvernements chinois et philippin ; à l’occasion, Jakarta (Indonésie) ou Hanoï (Vietnam) donnent également de la voix dès lors que leurs intérêts semblent menacés.

C’est précisément ce que l’on observait le 3 mai dernier, quand le Vietnam a protesté contre les revendications territoriales de Pékin et de Manille à propos du récif Tiexian (ou Sandy Cay ; archipel des Spratleys), au sujet duquel les autorités chinoises et philippines se livraient (pour la énième fois) à une passe d’arme verbale teintée de nationalisme en faisant à tour de rôle débarquer sur ces quelques dizaines de mètres carrés émergés une poignée d’hommes en uniforme, drapeau national bien en vue et clichés postés sur les réseaux sociaux !

Jusqu’alors, ces épisodes de tensions, ces incidents en mer de Chine du Sud où le canon à eau (chinois) est abondamment employé pour refroidir les ardeurs de souveraineté concurrente (philippine le plus souvent), n’ont guère dépassé le stade de l’accrochage, de la provocation et du « simple » dégât matériel, sans faire de victime. Qu’en sera-t-il demain quand, à l’issue d’une énième manœuvre (maritime ou aérienne) osée ou dangereuse des forces chinoises effectuée à proximité d’un périmètre sensible, sera déplorée la première vie ?

(Ad Extra, Olivier Guillard)


[1] Le 12 juillet 2016, le tribunal arbitral chargé de statuer sur le litige opposant les Philippines à la Chine en mer de Chine du Sud s’est prononcé en faveur de Manille, jugeant illégaux les principaux éléments de la revendication chinoise (la fameuse ligne en 9 traits chère à Pékin), les activités de remblayage et autres activités menées dans les eaux philippines ; une décision depuis lors jugée « nulle et non avenue » par les autorités chinoises.

[2] Adoptée en 1982, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer définit un régime de droit global pour les océans et les mers du globe, pose les règles relatives à l’accès aux océans et à leurs ressources. La Chine en est signataire … après avoir toutefois émis une réserve sur la clause d’arbitrage pour tout différend relatif à la détermination des zones maritimes.