Inde

Père Lucien Legrand, missionnaire à Bangalore : « L’Inde a des ressources extraordinaires »

Le père Lucien Legrand, 99 ans, au séminaire Saint-Pierre de Bangalore. Le père Lucien Legrand, 99 ans, au séminaire Saint-Pierre de Bangalore. © Ray Kancharla
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Cette interview du père Lucien Pierre Legrand, MEP (Missions Étrangères de Paris), a été réalisée au séminaire Saint-Pierre de Bangalore, au Karnataka (Inde), par le Dr Ray Kancharla et par Reshma Shreya K, jeune indienne de 27 ans engagée dans les domaines de l’éducation, de la lutte contre la traite des personnes et de la formation des enseignants. Le missionnaire, âgé de 99 ans et présent en Inde depuis 1953, répond à quelques questions sur plusieurs décennies de mission, et sur son regard sur l’Inde d’aujourd’hui et de demain.

Le père Lucien Legrand, Mep, a toujours été profondément missionnaire, avec la plus grande simplicité et un vrai dévouement auprès des jeunes étudiants, qu’il a portés en avant comme s’ils étaient ses propres enfants, jusqu’à devenir un « porte-parole infatigable suscitant l’amour des Écritures Saintes et transmettant la Parole vivante à l’humanité » !

Sa contribution la plus innovante a été sa participation active à la création d’une nouvelle langue religieuse en tamoul, jusqu’à traduire la Bible en langue tamoule avec la collaboration d’une équipe.

L’auteur de cet article, qui a été son étudiant durant sept ans, a appris cette valeur unique et essentielle : « La graine vivante de la Bible doit être semée et ses fruits doivent être récoltés dans le contexte et selon le peuple. »

Reshma Shreya K est une jeune professionnelle (27 ans) dans les domaines de l’éducation, de la lutte contre la traite des personnes et de la formation des enseignants. Elle travaille comme Transformation Partner au sein d’une organisation travaillant en faveur de la qualité de l’éducation en Inde.

Reshma : Cher père Legrand ! J’ai quelques questions selon la perspective des jeunes. Comme vous vous apprêtez à devenir centenaire, quelle est selon vous votre contribution à l’Église catholique indienne et la communauté indienne en général ?

Père Legrand : Je peux seulement évoquer ce que j’ai essayé de faire, je ne sais pas si c’était une réussite. Ce n’est pas facile de répondre à une question aussi profonde. En prenant en compte nos capacités d’un côté, et nos limites d’un autre côté, j’aimerais dire que mes premières années en Inde ont été davantage une prise de conscience de mes limites, plutôt que des capacités.

Le P. Legrand avec Reshma Shreya K au séminaire de Bangalore.
Le P. Legrand avec Reshma Shreya K au séminaire de Bangalore.
© Ray Kancharla

Quand on est jeune, on pense qu’on peut tout faire et changer le monde. De manière très heureuse, j’ai réalisé que l’on ne peut changer que très peu de choses, à cause de nos limites. Au début, mes efforts ont été de m’intégrer dans la vie indienne. Avec mon éducation en France, j’ai aspiré à devenir spécialiste en indologie, en culture indienne, etc. Très vite, j’ai réalisé que l’on ne peut pas devenir expert en tout.

Et j’ai reçu ma nomination comme enseignant au séminaire Saint-Pierre de Bangalore. Durant cette période, quelles ont été mes contributions à l’Inde ? Hé bien naturellement, former les internes au séminaire, en faisant de mon mieux. Sous cet angle, je dirais qu’être exigeant, c’était une forme de respect envers les étudiants. Essayer d’obtenir le meilleur de ce qu’ils pouvaient faire. Ensuite, bien sûr, il y avait le fait d’être au séminaire sans être prisonnier de l’institution, en essayant de tendre la main, de s’ouvrir vers l’extérieur.

J’avais un certain niveau d’études, puisqu’on m’a demandé d’obtenir une licence en études bibliques, et j’ai aussi passé un an à Jérusalem à l’école archéologique… Donc que faire de ces connaissances ?

L’idée était d’aider les étudiants à grandir afin qu’ils acquièrent de solides connaissances. Il s’agissait aussi de les amener à ne pas se contenter d’être dans leurs études, mais d’être utiles. Ainsi, nous avons lancé un musée biblique, ainsi qu’un grand projet, une traduction de la Bible en « nouveau tamoul ». Durant les années 1950, les jeunes séminaristes à l’époque se sont engagés pour cette cause. Ce qui m’a amené à développer beaucoup de bonnes relations – avec les protestants notamment. Nous avons uni nos forces et coopéré… Cet état d’esprit a fonctionné pour un certain nombre de choses.

Reshma : Vous aviez quel âge quand vous avez atterri en Inde pour la première fois ?

Lucien Legrand : J’avais 27 ans quand je suis arrivé en Inde.

Reshma : C’est cela, c’est mon âge aujourd’hui. Quel a été votre rêve de l’Inde ?

P. Legrand : Il y a de nombreux aspects. Je m’occupais des séminaristes, qui faisaient partie de la jeunesse de l’Inde. J’ai aussi été en contact avec la jeunesse rurale indienne, dans la paroisse où je travaillais. Je n’ai pas tellement été en lien avec la jeunesse urbaine de l’Inde, cela ne faisait pas partie de mes engagements.

J’ai été beaucoup en contact avec les jeunes Dalits dans le village ; et je pouvais admirer toute l’énergie latente qu’il y avait parmi cette jeunesse rurale. Ils étaient pauvres mais il y avait aussi la pauvreté de l’illettrisme. J’ai donc dû créer un lycée, précisément pour changer cette situation. Puis un internat pour les garçons, un internat pour les filles, à l’extrême nord du Tamil Nadu, à la frontière du Karnataka.

C’était une région classée officiellement comme « arriérée », donc il n’y avait tout simplement pas de lycée pour les locaux dans cette région. Étrangement, il y avait un seul lycée, mais pour les Télougous. C’est pourquoi j’ai dû me battre pour leur éducation.

Une fois j’ai été très honoré de partager la scène avec la Fédération Ambedkar.

Reshma : Vous allez bientôt avoir un siècle. Quel est votre message pour la jeunesse ?

P. Legrand : Il y a beaucoup de préoccupations dans bien des domaines. Comme je suis étranger, je ne suis pas habilité à parler de politique, mais il y a des inquiétudes sur le plan écologique, sur le plan social aussi… Quoi qu’il en soit, j’envoie un message d’espérance, et donc de courage, pour la jeunesse. Je veux inviter les jeunes à ne pas céder à toutes les formes de découragement. Par exemple, en évitant de tout laisser tomber, ou en profitant de la vie autant que l’on peut, ce qui est aussi une forme de découragement.

Une des œuvres majeures du missionnaire a été la traduction de la Bible en langue tamoule.
Une des œuvres majeures du missionnaire a été la traduction de la Bible en langue tamoule.
© Ray Kancharla

Quand je suis arrivé en Inde, en 1953, j’avais lu des livres sur le pays. Et à l’époque en France, un livre écrit par un anthropologue célèbre avait eu beaucoup de succès. Il l’avait écrit en 1950, trois ans après l’indépendance, et intitulé L’Inde face à la tempête. Il expliquait que l’Inde ne pourrait pas tenir, que ce pays nouvellement créé était voué à l’effondrement. Qu’il ne pourrait pas nourrir ses 400 millions d’habitants, ni rester uni avec autant de langues… J’ai été très impressionné.

Mais ce que j’ai vu en Inde était différent. Quand je suis entré en contact avec les gens, j’ai compris que l’Inde n’était pas comme cela. Au contraire. Aujourd’hui, l’Inde a bien plus que 400 millions d’habitants, et l’Inde, globalement, parvient à nourrir la population du pays. L’Inde a beaucoup de problèmes internes, mais l’Inde tient bon ! Ce livre était donc totalement faux !

C’est pourquoi, si je regarde l’Inde sur le long terme, je vois un message d’espoir : d’un point de vue humain, l’Inde a des ressources extraordinaires, et en tant que prêtre et chrétien, je dis que l’espérance est une vertu, c’est un don, et c’est un devoir !

Biographie

Le père Dr Lucien Pierre Legrand, MEP (Missions Étrangères de Paris) est né le 10 novembre 1926 à Mons-en-Baroeul en France. Il a effectué ses études de séminaire à l’Institut catholique de Paris (baccalauréat théologique) et à l’Université grégorienne de Rome (licence théologique).

Il a été ordonné le 29 juin 1950 puis nommé prêtre du diocèse de Salem en Inde. Entre 1950 et 1953, le père Lucien a complété ses études bibliques à Rome (Institut Biblique : LSS) et Jérusalem (École biblique et archéologique française : diplôme).

En juin 1955, il a été nommé au séminaire Saint-Pierre de Bangalore, en Inde. Entre 1973 et 1978, il a servi comme membre de la Commission biblique pontificale à Rome. En 1979, il a été diplômé à l’Institut catholique de Paris (DD) et à la Sorbonne (doctorat).

Durant sa carrière, il a servi comme professeur invité au United Theological College de Bangalore et dans plusieurs séminaires et centres théologiques en Inde et à l’étranger. Le père Lucien a mené des conférences, séminaires et retraites en Belgique, au Cambodge, en France, en Allemagne, à Hong-Kong, en Indonésie, en Italie, en Côte-d’Ivoire, au Japon, en Corée, à Madagascar, en Malaisie, à l’île Maurice, en Birmanie, à Singapour, à Taïwan, en Thaïlande et dans d’autres pays.

Les publications du père Lucien comprennent plusieurs livres d’exégèse biblique et de théologie en anglais et en français : (1) L’Annonce à Marie (Lc 1, 26-38), Une apocalypse aux origines de l’Évangile, Paris, Cerf, 1981 (Coll. « Lectio Divina », n°106) ; (2) Unity and Plurality : Mission in the Bible (New York, Orbis Books, 1990), qui a remporté le premier prix littéraire (Écritures) 1991 de la Catholic Press Association ; (3) The Bible on Culture (New York, Orbis Books, 2000), qui a remporté le second prix littéraire 2001 de la même association ; et (4) Paul et la Stratégie Missionnaire des Églises Apostoliques (Coll. « Lectio Divina », n°184 ; Paris, Cerf, 2001).

Ses articles ont été publiés dans différentes revues universitaires en anglais, français et italien, et ils sont actuellement traduits en anglais dans le cadre de la série The Word is Near You : Collected Papers of Lucien Legrand MEP, publiée par l’Institut pontifical Saint-Pierre de Bangalore (vol. 1 [2000] ; vol. 2 [2001] ; vol. 3 [2005] ; vol. 4 [2010] ; and vol. 5 [2015]). Sa dernière publication est sur Saint Paul et la Mission (2024).

(Ad Extra, transcription par le Dr Ray Kancharla d’un entretien réalisé par Reshma Shreya K)

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