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Le Népal, une jeune démocratie entre renouveau et instabilité

Katmandou, Népal Katmandou, Népal © liveandletsfly.com / CC BY-NC 4.0
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Au Népal, la révolte déclenchée début septembre par l’interdiction des réseaux sociaux s’est rapidement transformée en un soulèvement de la jeunesse contre la corruption, le népotisme et l’absence de perspectives. À Katmandou, plus de 70 personnes ont perdu la vie dans ces manifestations. Face à la crise, le Premier ministre K. P. Sharma Oli a démissionné et le parlement a été dissous, ouvrant la voie à un gouvernement intérimaire dirigé par Sushila Karki, première femme nommée à ce poste, chargée de préparer les élections prévues en mars 2026. Si cette transition suscite l’espoir d’un renouveau démocratique, elle met aussi en lumière l’instabilité chronique de l’ancien royaume himalayen, pris entre demandes pressantes de réformes et risques de déraillement politique, dans un contexte de grande pauvreté.

Tout a commencé le 4 septembre avec la mobilisation d’étudiants dénonçant la suspension des réseaux sociaux. Le bannissement de 26 plateformes de réseaux sociaux, dont Facebook, Instagram, WhatsApp et X, s’est mué en une révolte nationale portée par la jeunesse, qui a massivement investi les rues. La « Génération Z », unie pour défendre sa liberté d’expression, a alors dénoncé la corruption du gouvernement, le népotisme et l’absence de perspectives économiques. Des milliers de jeunes ont ainsi crié leur colère, alors que Katmandou et sa vallée devenaient le théâtre de larges protestations, reflets d’un profond mécontentement social.

Le lundi 7 septembre, la police a tiré à balles réelles sur les manifestants, attisant une rapide escalade de la violence, entre affrontements et incendies de bâtiments publics. Les principaux lieux de pouvoir ont été pris pour cible, et des ministres agressés. Le Parlement a été incendié, mais aussi plusieurs résidences de hauts responsables politiques, des hôtels de luxe et des bureaux de presse. L’aéroport a été fermé et tous les vols internationaux ont été suspendus. Le bilan de pertes humaines s’élève à au moins 72 victimes.

Une victoire majeure pour la jeunesse népalaise

Face à cette révolte de la jeunesse, le Premier ministre K. P. Sharma Oli, qui a dirigé le Népal à quatre reprises depuis 2015, a annoncé sa démission. « Je prends cette décision afin de faciliter la voie vers une résolution politique et de relever les défis qui se présentent à nous », a-t-il déclaré. En juillet 2024, il avait conclu une alliance avec le parti rival, le Congrès népalais, prévoyant d’alterner le pouvoir et de céder son poste en 2026 au président du Congrès, Sher Bahadur Deuba, dans un jeu de chaises musicales devenu la norme au sein de l’exécutif népalais.

Le 12 septembre, Sushila Karfi, ancienne cheffe de la Cour suprême, a été nommée Première ministre intérimaire du Népal, à l’issue d’un vote emblématique sur la plateforme Discord, l’un des derniers réseaux sociaux accessibles. À 73 ans, cette femme prend la tête d’un gouvernement provisoire chargé d’assurer la transition jusqu’aux élections prévues en mars prochain.

« Je n’ai pas souhaité ce poste. C’est après les voix venues de la rue que j’ai été contrainte de l’accepter », a-t-elle commenté. « Nous devons travailler en accord avec la pensée de cette génération. Ce que ce groupe réclame, c’est la fin de la corruption, une bonne gouvernance et l’égalité économique. » Si la jeunesse népalaise attend désormais une réponse à ses revendications de transparence et de justice, elle aura déjà remporté une victoire majeure : congédier la classe politique au pouvoir, à l’image du soulèvement étudiant qui a renversé l’an dernier le gouvernement de Sheikh Hasina au Bangladesh.

L’instabilité politique prévaut depuis l’abolition de la monarchie en 2008

Si l’interdiction des réseaux sociaux a servi d’étincelle, les racines de la révolte sont plus profondes. « La colère contre la corruption, le népotisme et le manque d’emplois a démoli l’élite politique et appelle à un changement radical », analyse l’hebdomadaire indien India Today. Beaucoup de jeunes dénoncent en effet une élite politique qui se transmet privilèges et richesses, dans cette petite nation de 30 millions d’habitants qui reste l’une des plus pauvres au monde et n’offre pas de perspectives économiques. Le chômage est un fléau massif et, faute d’horizons, des centaines de jeunes quittent chaque jour le Népal pour tenter leur chance à l’étranger et accepter des emplois précaires.

À Katmandou, l’instabilité politique prévaut depuis l’abolition de la monarchie en 2008, puis l’adoption de la Constitution en 2015, en dépit des espoirs suscités par ces transitions. Pendant plus de deux siècles, cet ancien royaume enclavé entre la Chine et l’Inde a été dirigé par une monarchie qui s’affichait en incarnation de l’unité nationale. Le pays restait néanmoins marqué par la pauvreté et des structures sociales féodales. Dans les années 1990, l’instauration d’une monarchie constitutionnelle n’a pas permis de sortir de l’ornière, la corruption minant les gouvernements successifs.

La guérilla maoïste s’est engouffrée dans cette brèche, dénonçant avec force l’autoritarisme et l’immobilisme de la monarchie. De 1996 à 2006, la guerre civile opposant les rebelles aux forces de sécurité a fait plus de 16 000 morts. Entre-temps, la monarchie déjà vacillante a été ébranlée par le « massacre du palais » de juin 2001, lorsque le prince héritier Dipendra a ouvert le feu au fusil d’assaut, tuant neuf membres de sa famille, dont son père le roi Birendra et sa mère la reine Aishwarya, avant de retourner l’arme contre lui.

En 2006, un accord de paix a mis fin à la guerre civile, tandis que d’immenses manifestations de rue précipitaient la chute de la monarchie hindoue. Deux ans plus tard, en 2008, les urnes donnaient la victoire aux maoïstes, désormais convertis au processus électoral. Le dernier royaume hindou de la planète était aboli et, dans un élan d’enthousiasme populaire, le Népal se proclamait république fédérale, avec l’espoir de se réinventer.

Le tournant politique actuel ouvre une période charnière

Mais depuis, la jeune démocratie peine à bâtir des institutions solides. Corruption, luttes de clans politiques et enlisement économique ont creusé un fossé entre les élites et la population. Il a fallu attendre 2015, année marquée par un séisme dévastateur, pour que le Népal se dote enfin d’une Constitution, consacrant une république séculière et fédérale. Ce texte fondateur, censé stabiliser le pays, a aussi ouvert de nouveaux foyers de tensions.

La définition ambiguë de la laïcité a nourri la défiance des mouvements pro-hindous, nostalgiques de l’ancien royaume. Les minorités ethniques et les communautés marginalisées, elles, ont dénoncé une fédéralisation inachevée qui perpétue leur mise à l’écart.

À cela s’ajoutent les rivalités entre partis qui ont engendré une instabilité chronique : depuis 2008, le Népal a connu plus d’une dizaine de gouvernements, empêchant la mise en œuvre de réformes durables. Les coalitions se révèlent fragiles, les gouvernements tombent à répétition, et les mêmes politiciens continuent de s’accrocher au pouvoir. De crise en crise, les gouvernements se reforment avec les mêmes caciques vieillissants.

Enfin, la position géopolitique du Népal, pris en étau entre la Chine et l’Inde, demeure délicate, chaque manœuvre politique s’apparentant à un subtil jeu d’équilibrisme. Katmandou multiplie les projets hydroélectriques avec l’aide de ses deux voisins, eux-mêmes en concurrence pour leur zone d’influence. Pékin finance routes et infrastructures dans le cadre des « Nouvelles routes de la soie », tandis que New Delhi, allié historique, tente de regagner du terrain. De la stabilité du Népal dépend ainsi celle de toute la région himalayenne.

Entre espoir et incertitude, le tournant politique actuel ouvre une période charnière. Le gouvernement de transition devra répondre aux revendications d’une jeunesse népalaise désabusée, qui réclame un véritable changement. Les enjeux sont multiples : lutte contre la corruption, réforme judiciaire, amélioration des conditions de vie et meilleure représentation sociale. Le risque de polarisation demeure, avec une frange monarchiste déjà tentée de réclamer un retour en arrière. Le défi pour la jeunesse est désormais de transformer cette révolte éclair en un projet démocratique durable, à l’approche des élections législatives de mars 2026.

(Ad Extra, A. B.)

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