Inde

En Inde, l’héritage de M. S. Swaminathan, agronome : « La science doit marcher avec la compassion »

L’agronome indien M. S. Swaminathan (1925-2023), ici (à droite) en 2013 à Calcutta. L’agronome indien M. S. Swaminathan (1925-2023), ici (à droite) en 2013 à Calcutta. © Biswarup Ganguly / CC BY 3.0
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Le nouvel ouvrage « M. S. Swaminathan : The Man Who Fed India » (« l’homme qui a nourri l’Inde ») rend hommage à l’un des plus grands scientifiques agricoles de l’Inde. Écrit par sa nièce, la chercheuse Priyambada Jayakumar, il dresse un portrait profondément humain de cet agronome et offre l’occasion de revenir sur l’histoire décisive de la Révolution verte en Inde, à la fois saluée et controversée. Si de nombreux ouvrages existaient déjà sur ce chapitre de l’histoire de l’Inde, très peu s’étaient réellement consacrés à l’homme lui-même.

En 1965, l’agronome indien M. S. Swaminathan, bouleversé par la famine du Bengale, lança en Inde la Révolution verte, introduisant des variétés de blé à haut rendement qui transformèrent un pays menacé par la famine en puissance agricole autosuffisante. Dans la nouvelle biographie « M. S. Swaminathan : The Man Who Fed India », Priyambada Jayakumar rend hommage à ce scientifique qui a sauvé l’Inde de la faim, souvent oublié au profit de la Révolution verte. Pourtant, à l’époque, le Time Magazine l’avait surnommé le « parrain de la Révolution verte » et placé, aux côtés de Gandhi et Tagore, parmi les figures indiennes les plus influentes du XXᵉ siècle.

Né en 1925 à Kumbakonam, dans le Tamil Nadu, Swaminathan grandit dans une famille de propriétaires terriens attachée à l’éducation et au service public. La famine du Bengale, qui fit plus de trois millions de morts en 1943, le poussa à abandonner ses études de médecine pour devenir agronome. « J’ai décidé de devenir scientifique pour créer des plantes plus ‘intelligentes’, capables de nourrir davantage de gens… Si la médecine peut sauver quelques vies, l’agriculture peut en sauver des millions », avait-il confié.

Le jeune homme se tourna alors vers la génétique végétale et décrocha un doctorat à Cambridge. Grâce à une bourse de l’Unesco, il poursuivit ses recherches à l’Université agricole de Wageningen, aux Pays-Bas, avant de rejoindre l’Institut international de recherche sur le riz (IRRI) aux Philippines. Mais c’est au Mexique qu’il fit une rencontre décisive : Norman Borlaug, agronome américain et futur prix Nobel, dont le blé nain à haut rendement allait devenir la formule magique de la Révolution verte.

À cette époque, des décennies de politiques coloniales avaient confiné l’agriculture indienne à de faibles rendements, laissant des millions de paysans sans terres ou endettés. « Au milieu des années 1960, un Indien moyen ne consommait que 417 g de nourriture par jour, dépendant des importations aléatoires de blé américain – chaque arrivée ou retard de navires chargés de grains devenant un traumatisme national », rappelle un article de la BBC. La pénurie était telle que le Premier ministre Jawaharlal Nehru enjoignit ses concitoyens à remplacer le blé par des patates douces, tandis que le riz, aliment de base, restait désespérément rare.

« La liberté la plus grande est celle de ne pas avoir faim »

En 1963, Swaminathan parvint à convaincre Borlaug d’envoyer en Inde des semences de blé mexicain. Trois ans plus tard, le pays en importait 18 000 tonnes dans le cadre d’un programme national. Swaminathan les adapta aux conditions locales, créant des variétés deux à trois fois plus productives et résistantes aux parasites. L’aventure fut loin d’être sans embûches : les bureaucrates craignaient une dépendance au matériel étranger, les retards logistiques s’accumulaient, et les paysans restaient attachés à leurs variétés traditionnelles.

Sa biographie retrace comment l’homme tenta de surmonter ses obstacles en s’impliquant personnellement sur le terrain, principalement dans les États du Punjab et d’Haryana, parcourant les champs, discutant avec les agriculteurs, distribuant lui-même les semences. « Savez-vous que le champ est aussi un laboratoire ? Et que les paysans sont de vrais scientifiques ? Ils en savent bien plus que moi », disait-il. Il s’assura que les semences hybrides soient dorées, non rouges comme le blé mexicain, afin de convenir aux pains levés de la cuisine indienne. Ces variétés, baptisées Kalyan Sona et Sonalika (sona signifie « or » en hindi), transformèrent le Pendjab et l’Haryana en greniers à grains de l’Inde.

Ainsi, l’Inde atteignit l’autosuffisance : en 1971, les rendements avaient doublé. La famine laissa place à l’abondance, dans ce qui fut perçu comme un miracle scientifique. L’Inde, pays au bord de la famine, devenait l’une des puissances agricoles de l’Asie. Cette « révolution », soutenue par des semences ultra-performantes, des engrais chimiques et des systèmes d’irrigation, fut un succès. L’Inde devint le deuxième exportateur de riz et le septième de blé. « L’œuvre de Swaminathan nous rappelle que la liberté la plus grande est celle de ne pas avoir faim », a rendu hommage Naveen Patnaik, ancien ministre en chef d’Odisha.

Sa biographie met en lumière son approche « farmer-first » (« le paysan d’abord ») qui lui permit de gagner la confiance des cultivateurs. Il passait son temps libre dans les villages, interrogeant les paysans et les communautés locales. « La science seule ne mettra pas fin à la faim, disait-il. La science doit marcher avec la compassion. » L’homme alliait rigueur et empathie. Il donna la somme de son prix Ramon Magsaysay (1971) à des bourses rurales et milita pour l’égalité femmes-hommes.

« Le pays était acculé »

Son influence dépassa largement l’Inde. De la Malaisie à l’Iran, de l’Égypte à la Tanzanie, il conseilla des gouvernements. Il aida à reconstruire une banque de semences de riz au Cambodge, forma des agricultrices nord-coréennes, assista les agronomes africains lors de la sécheresse éthiopienne, et inspira la révolution verte africaine. En 1987, il reçut le tout premier World Food Prize et fut salué par le secrétaire général de l’ONU comme une « légende vivante ».

Plus tard, l’homme n’a pas ignoré les dégâts écologiques causés par le modèle intensif de la révolution verte, de l’épuisement des nappes phréatiques à la dégradation des sols, les monocultures de blé et de riz fragilisant la biodiversité et la résilience climatique. « M. S. Swaminathan savait pertinemment que la Révolution verte était nécessaire : le pays était acculé. Mais dès 1968, il a observé les dérives – salinisation, épuisement des nappes, dépendance aux engrais – avant tout le monde. Il a souvent été critiqué pour avoir ‘libéré un monstre’ », rappelle sa biographe dans une interview accordée cette semaine au magazine Frontline.

La révolution verte reste controversée : si l’on salue la sécurité alimentaire qu’elle a apportée, on lui reproche ses effets écologiques et sociaux. Les paysans, dont les deux tiers possèdent des lopins inférieurs à un hectare, ont utilisé les techniques des grands exploitants sans en avoir les moyens. Les champs sont aujourd’hui saturés par la culture intensive, les terres « empoisonnées » par les engrais, les nappes souterraines asséchées, et les rendements menacés.

« Son gandhisme irriguait ses idées »

Dans les années 1990, Swaminathan appela à une « Révolution verte éternelle » afin de concilier productivité, environnement et justice sociale. L’avenir, disait-il, dépendrait non plus des engrais, mais de la préservation de l’eau, des sols et des semences. Il présida la Commission nationale des paysans de 2004 à 2006, produisant plusieurs rapports sur les causes du mal-être agricole et des suicides des paysans. À travers sa fondation à Chennai, il œuvra ensuite pour la biodiversité, la restauration côtière et un modèle de développement « pro-pauvres, pro-femmes, pro-nature ».

D’après sa nièce, l’homme était un gandhien. « Pour lui, Gandhi n’était pas une figure historique : il faisait partie de son être. Son gandhisme irriguait ses idées – de la responsabilité de confiance aux semences distribuées d’abord aux plus pauvres. M. S. fut littéralement un produit de l’histoire, façonné par elle. »

L’autrice explique que le projet d’écrire ce livre lui est venu à la réaction de son oncle face au sort dramatique des migrants indiens durant la crise sanitaire du Covid, peu avant sa mort. « Cet homme avait consacré sa vie à l’Inde, à ses paysans, à la sécurité alimentaire – donc politique – du pays. Son cœur s’est brisé en voyant ces pauvres gens marcher sur les routes, des anciens portés sur le dos des jeunes, des mères portant leurs enfants, des foules sans nourriture ni eau, certains mourant en chemin. Pour lui, c’était un retour au passé. »

M. S. Swaminathan est mort en 2023, à l’âge de 98 ans, laissant derrière lui une trace unique dans la lutte contre la faim, et la vision d’une agriculture centrée sur l’homme et la terre.

(Ad Extra, A. B.)

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