Alain Wang, sinologue : « Les Taïwanais ont très bien compris ce que cela voulait dire, “un pays, deux systèmes” »
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen, le 10 octobre 2021 à l’occasion des célébrations de la 110e Journée nationale de la République de Chine (Taïwan). © 總統府 (Taiwan Presidential Office) / CC BY 2.0 DEEDLe 14/10/2023
[Entretien exclusif] À trois mois de la présidentielle taïwanaise, quelques jours après les célébrations du 10 octobre qui ont marqué la fête nationale (qui commémore le soulèvement de 1911, qui a entraîné la chute de la dynastie des Qing, la fin du régime impérial et la fondation de la République de Chine), Alain Wang donne son éclairage en tant que sinologue : « Si demain, la Chine parvenait à un rapprochement avec Taïwan sans qu’il y ait de conflit, les Taïwanais prendraient le risque de se retrouver dans la même situation que les Hongkongais. »
De père chinois, Alain Wang a une double appartenance franco-chinoise. Sinologue, il est l’auteur de l’ouvrage Les Chinois (2018) et de La Chine nouvelle (2012). Il enseigne depuis 2001 à l’École Centrale Supélec et à l’Institut français de la mode (IFM). Depuis les années 1990, par sa formation universitaire en France et en Chine (dans les domaines des sciences politiques, des études extrêmes orientales, de la formation à l’interculturel…), il travaille à effectuer des passerelles entre la France et la Chine, sur les plans culturels et économiques.
Taïwan et le Vatican célèbrent huit décennies d’amitié bilatérale : y a-t-il un risque sur les relations à venir alors que le Saint-Siège a signé un accord provisoire avec Pékin ?
Il faut distinguer deux choses : d’un côté les relations d’État à État, entre le Saint-Siège et Taïwan, et de l’autre les liens du Vatican avec l’Église patriotique chinoise et avec les catholiques de Taïwan. Pour le moment, je n’ai pas l’impression que l’on parle de rupture diplomatique au sens de reconnaissance d’État à État entre Taïwan et le Vatican. Je n’en ai pas encore entendu parler.
Cela dit, à travers l’accord sur la nomination des évêques chinois, le Saint-Père cherche un peu à renouer avec l’Église officielle chinoise patriotique et l’Église clandestine ; je pense que c’est son objectif. Est-ce qu’il réussira ? Les événements récents montrent que ce n’est pas si simple que cela. La Chine n’a pas toujours véritablement respecté l’accord passé avec le Saint-Siège. Il y a quand même eu des petits coups de canifs dans le contrat.
L’accord en lui-même est mis en danger ?
Est-ce que l’accord peut perdurer dans le temps si la Chine continue à ne pas le respecter ? Il y a eu deux nominations récentes qui ont posé problème, notamment celle de Mgr Shen Bin comme nouvel évêque de Shanghai, ce qui a été fait en dehors de l’accord, même si le pape l’a ensuite entériné dans un second temps. Ce qui n’est pas normal puisqu’en principe, la Chine aurait dû proposer un certain nombre de candidats, et c’était au Saint-Père de nommer directement les personnes. Mais cela ne s’est pas fait ainsi.
Le problème, c’est la politique de la Chine. Le mouvement de sinisation des religions lancé par le président Xi Jinping depuis 2014 est assez violent, et je ne pense pas que tout ce qui est en train de se faire au niveau de l’Église en Chine puisse être accepté par le Vatican. Par exemple, concernant la réécriture potentielle de la Bible, qui serait teintée de la pensée de Xi Jinping, je ne pense pas que Rome puisse accepter ce genre de choses.
Donc dans l’immédiat, on ne pourrait pas parler de rupture avec Taïwan ?
Il faudrait vraiment qu’il y ait un changement important dans la politique du Vatican. Déjà, avec la politique qui est suivie, on sent qu’il y a beaucoup de réticences au sein de l’Église. Donc de là à ce que le pape entre dans une idée de rupture des relations diplomatiques avec Taïwan, cela me paraîtrait un peu trop gros. Ce n’est pas possible qu’ils prennent cette direction.
D’autant plus que du côté chinois, le Vatican n’obtient pas grand-chose finalement. Il faut aussi regarder ce qui se passe du côté de la Chine, qui fait assez peu d’efforts dans sa relation avec le pape François. La visite en Mongolie était un signe vis-à-vis de la Chine, plus qu’une visite véritablement centrée sur les catholiques de Mongolie ; et là, à nouveau, il n’y a pas vraiment eu de gestes de Pékin envers le pape. Sinon, il faudrait que Pékin l’invite en Chine, mais je ne vois pas Xi Jinping inviter le pape en Chine pour le moment.
Il semble que les Taïwanais restent sereins vis-à-vis des tensions qui montent dans le détroit de Taïwan… Auraient-ils des raisons de craindre pour l’avenir ?
Taïwan est entré dans un processus électoral, puisqu’il y aura un niveau président ou une nouvelle présidente en janvier prochain. Donc il y a différentes tendances, avec d’un côté le parti Guomindang (ndlr : le plus ancien parti politique de Chine contemporaine, créé en 1912 et présent aujourd’hui à Taïwan), qui est plutôt dans une optique de développer des relations plus étroites avec la Chine, au moins sur le plan économique mais aussi sur d’autres plans.
Et il y a le parti DPP (Parti démocrate progressiste, ou Minjindang), qui garde une volonté de ne pas trop se rapprocher de la Chine. On ne peut pas employer le terme d’indépendance, parce qu’eux-mêmes ne l’emploient pas, mais disons que Taïwan se vit comme une entité sans liens avec la Chine. Si on suit le Guomindang, évidemment, on va retrouver ce qu’il s’était passé avant l’arrivée de Mme Tsai Ing-wen au pouvoir [ndlr : du DPP, présidente actuelle de la République de Chine – Taïwan – depuis 2016], avec une volonté du Guomindang de renouer des liens beaucoup plus resserrés avec le pouvoir à Pékin.
Donc évidemment, tout cela va créer des tensions qui vont monter à partir de maintenant jusqu’à l’élection. À ce moment-là, on verra ce qu’auront choisi les Taïwanais, mais ils s’attendent certainement à ce que Pékin renforce sa pression militaire sur Taïwan dans les semaines qui viennent, comme la Chine l’avait d’ailleurs fait à une certaine époque pour pousser les Taïwanais à ne pas voter pour le DPP. Je crois donc qu’on peut s’attendre à des tensions assez importantes dans le détroit.
Au-delà de Taïwan, la Chine tente aussi de renforcer son influence dans le monde avec les Nouvelles routes de la soie (BRI)… Quelle réaction adopter face à la stratégie chinoise ?
Oui, c’est un projet non seulement économique mais aussi un vaste projet d’influence. On voit très bien l’influence qu’a pris la Chine sur le Laos, le Cambodge, le Népal, même la Thaïlande aujourd’hui… Tous ces pays bénéficient de projets d’infrastructures qui sont financées par la Chine, avec des prêts qui doivent être remboursés ensuite. Évidemment, l’influence chinoise est de plus en plus forte sur son pourtour. On voit très bien que la Chine est en train de mettre en place tout un système d’influence et de pouvoir non seulement autour d’elle, mais aussi au-delà, si on observe les accords passés au Moyen-Orient ou en Afrique. On a une Chine qui est très dynamique sur le plan extérieur.
Cette influence de la Chine à l’étranger se fait aussi sur le plan culturel ?
Bien sûr, aujourd’hui, on voit de nombreux Africains qui étudient le chinois et qui vont étudier en Chine. Avant la pandémie, dans certains pays comme le Laos et le Cambodge, il y avait plus d’étudiants laotiens et cambodgiens dans les universités chinoises que dans les universités américaines. Donc la Chine reprend la main sur ce plan culturel.
C’est aussi une puissance technologique, donc faire des études à Pékin ou à Shanghai sur le plan technologique, ça coûte certainement moins cher qu’États-Unis, et c’est peut-être plus facile. La Chine est redevenue une puissance culturelle, même d’une façon plus générale, sur le plan culturel, si on s’intéresse au cinéma ou à la littérature, c’est moins bon. Parce qu’on a une dictature qui contrôle toutes les expressions de ses citoyens, donc il n’y a certainement pas beaucoup de créativité qui en ressort.
Par exemple, le cinéma hongkongais doit remettre tout scénario au Parti communiste local, qui doit être en accord ou non sur le tournage. Aujourd’hui, on ne peut pas produire un film avec une certaine véracité à Hong-Kong. Sur le plan médiatique, il va aussi y avoir le procès de Jimmy Lai, le patron de l’Apple Daily [ndlr : ancien quotidien indépendant hongkongais, fermé en 2021 pour ses positions pro-démocratie], qui est en prison depuis un certain temps. À Hong-Kong, de toute façon, tout est repris en main maintenant que la ville est réintégrée à la Chine.
La Chine voudrait procéder de la même manière avec Taïwan ?
Elle aurait aimé, et elle essaie toujours de proposer à Taïwan sa formule « un pays, deux systèmes », comme elle l’a fait pour Hong-Kong et Macao. Mais les Taïwanais ont très bien compris ce que cela voulait dire : « Un pays deux systèmes », de toute façon, c’est « un pays, un système » ! Donc je ne pense pas que les Taïwanais l’acceptent. Cela dit, les Hongkongais ne l’acceptaient pas non plus, mais la Chine a mis en place une loi sur la sécurité nationale qui lui a permis d’imposer véritablement tout ce qu’elle voulait.
Si demain la Chine parvenait à un rapprochement vis-à-vis de Taïwan sans qu’il y ait de conflit, les Taïwanais prendraient le risque de se retrouver dans la même situation que les Hongkongais. On ne peut pas se fier à la parole du Parti communiste chinois : la rétrocession de Hong-Kong à la Chine a eu lieu en 1997, et en 2020, c’était réglé. Alors que normalement, tout devait être maintenu à Hong-Kong jusqu’en 2047.
(Propos recueillis par Église d’Asie)