Passation de pouvoir dans la continuité à Singapour, temple de la prospérité économique en Asie
La statue du Merlion, emblème commercial à Singapour. C’est ce temple de la prospérité économique en Asie que le pape François visitera en septembre prochain. © Stryn / CC BY-SA 4.0 DEEDLe 18/05/2024
La passation de pouvoir entre Lee Hsien Loong et Lawrence Wong, qui a eu lieu le 15 mai, marque un moment crucial pour Singapour. Dans un contexte d’instabilité mondiale, ce changement de Premier ministre reflète un engagement envers la continuité et la stabilité et le maintien de l’harmonie multiculturelle – un pilier sociétal et un point de vulnérabilité potentiel. Alors que la cité-État s’apprête à accueillir le pape en septembre, le cardinal Goh partage cet engagement en faveur du multiculturalisme et du dialogue interreligieux.
Classée quatrième ville la plus riche du monde, Singapour continue d’attirer des investisseurs et des millionnaires du monde entier. L’année 2023 a vu l’arrivée de 3 400 nouveaux millionnaires, portant leur nombre total à 244 800 dans la cité-État. En outre, la présence de 30 milliardaires pour une population de 6 millions d’habitants renforce le statut de Singapour comme un centre florissant d’affaires et de luxe. C’est ce temple de la prospérité économique en Asie que le pape François visitera en septembre prochain.
Prospérité économique malgré les défis
En partie à cause de cette opulence, Singapour fait face à une inflation élevée, ayant atteint 6,1 % en 2022 avant de se stabiliser à 4,8 % en 2023. En réponse, le gouvernement a mis en place des aides financières et des ajustements fiscaux pour alléger le fardeau de ses citoyens. Ces mesures sont importantes mais limitées, alors que le coût de la vie continue d’affecter la vie quotidienne, de l’épicerie aux prix de l’immobilier, en passant par la voiture (le nombre de véhicules à Singapour est très contrôlé, et une voiture de petit gabarit coûte aujourd’hui plus de 80 000 euros !). Rouler sur l’or est donc loin d’être à la portée de tout le monde.
La réputation de Singapour en matière de gouvernance rigoureuse a été mise à l’épreuve récemment par un vaste scandale de blanchiment d’argent, impliquant plus de 3 milliards de dollars d’actifs saisis. Cette affaire a beaucoup fait parler d’elle et a mis en lumière les défis constants de la lutte contre la criminalité financière internationale. Plus de dix suspects, originaires de Chine, ont été arrêtés.
De même, des scandales de corruption impliquant des hauts fonctionnaires, y compris l’ancien ministre des Transports S. Iswaran, ont suscité un large débat public sur l’intégrité politique et l’efficacité des hauts salaires pour dissuader les méfaits. L’argument de Lee Kuan Yew, le père fondateur du Singapour moderne, était de dire que si les hauts fonctionnaires étaient bien payés, ils ne seraient pas corrompus. Le Premier ministre de Singapour reçoit la rémunération la plus élevée de tous les chefs de gouvernement dans le monde.
Une nouvelle ère de leadership
La passation de pouvoir entre Lee Hsien Loong et Lawrence Wong, qui a eu lieu ce mercredi 15 mai, marque un moment crucial pour Singapour. Ce changement de Premier ministre, partie intégrante d’un plan de succession minutieusement orchestré, reflète l’engagement du Parti d’Action Populaire (PAP) envers la continuité et la stabilité.
Depuis l’indépendance de Singapour en 1965, seuls trois Premiers ministres se sont succédé, tous membres du PAP : Lee Kuan Yew (1965-1990), Goh Chock Tong (1990-2004) et Lee Hsien Loong (2004-2024), ce dernier étant le fils du premier. L’investiture de Lawrence Wong est l’occasion pour la « 3G » (troisième génération) du PAP de passer le relais aux cadres de la « 4G ». Lawrence Wong projette une image moderne : guitariste, motard et très présent sur les réseaux sociaux. À l’approche des élections générales prévues avant la fin de l’année, il s’efforce de rassurer les citoyens, ces élections servant de baromètre à la popularité du parti au pouvoir.
Dans un contexte d’instabilité mondiale, en particulier avec les tensions entre les États-Unis et la Chine, l’engagement de Lawrence Wong à maintenir la souveraineté et les intérêts économiques de Singapour continuera de façonner ses engagements internationaux, assurant que la cité-État reste un acteur significatif sur la scène mondiale, en s’efforçant de rester en bons termes avec tous les autres acteurs. L’approche d’équilibriste, pour ne pas dire équilibrée de Singapour se manifeste tout particulièrement dans les évènements récents du Moyen Orient.
Maintien de l’harmonie multiculturelle
L’engagement de Singapour envers l’harmonie intérieure du pays est évident dans sa réponse aux conflits internationaux, comme le conflit en cours à Gaza. La diplomatie singapourienne se caractérise par son engagement auprès des deux parties, israélienne et palestinienne. Elle a exprimé sa solidarité avec le droit d’Israël à se défendre tout en envoyant des messages de condoléances et de préoccupation aux dirigeants palestiniens concernant les victimes civiles. Singapour a depuis longtemps des liens très forts avec Israël (notamment dans la formation de son armée), et doit ménager ses deux voisins que sont la Malaisie et l’Indonésie, qui ont une prise de position propalestinienne.
Cette approche double est complétée par le rôle actif de Singapour dans les efforts humanitaires, incluant l’envoi d’aide à Gaza et la participation à des pourparlers diplomatiques avec divers acteurs au Moyen-Orient. Les autorités ont été vigilantes, diffusant des messages clairs sur l’importance de maintenir l’harmonie sociale et exhortant le public à éviter de propager des informations erronées ou de s’engager dans des politiques identitaires.
Aucune manifestation en faveur de la Palestine n’est autorisée. Un employé de l’ambassade d’Israël a été contraint de quitter le pays après avoir posté un message partisan sur la page Facebook de l’ambassade. Ce message affirmait qu’Israël était mentionné 43 fois dans le Coran, que la Palestine n’était pas mentionnée une seule fois et qu’il existait des preuves archéologiques démontrant que le peuple juif était le peuple indigène de ce pays. Cette position préventive est essentielle dans une nation où le multiculturalisme est à la fois un pilier sociétal et un point de vulnérabilité potentiel.
Dans les jours suivant le 7 octobre 2023, le Mufti de Singapour avait d’ailleurs envoyé un message au Grand Rabbin lui affirmant qu’« il n’y a aucune place ni justification pour toute forme de violence et de brutalité à l’égard des civils de la part de qui que ce soit, y compris du Hamas, ou dans le cadre d’une réponse de représailles. […] Nous présentons nos plus sincères condoléances, nos prières et notre solidarité à ceux dont la vie a été injustement enlevée, à ceux qui ont été blessés et à leurs proches. » Le Rabbin a répondu sur un ton similaire, en promouvant un récit qui s’aligne avec l’éthos national de Singapour de multiculturalisme et de respect mutuel.
Un rendez-vous historique
À la suite de sa nomination en août 2022, le premier cardinal de Singapour, William Goh, a lui aussi souligné son engagement en faveur du dialogue interreligieux et à bâtir une société plus inclusive. Il a appelé les catholiques à se tourner vers l’extérieur, au-delà des murs de l’Église, pour inclure les marginalisés. Néanmoins, selon lui, le dialogue interreligieux n’est pas à la portée de tout le monde. « Au niveau individuel, nous devons encourager les catholiques à connaître les religions des autres, mais le dialogue interreligieux s’adresse aux personnes passionnées et mûres dans leur foi. On ne peut pas dialoguer avec les autres si on ne connaît pas sa propre foi », souligne-t-il.
La laïcité singapourienne a ceci de particulier que le gouvernement et les institutions religieuses travaillent ensemble pour maintenir une certaine harmonie entre les communautés. « Le gouvernement nous considère comme un partenaire car, en fin de compte, nous contribuons à la construction d’une société meilleure. Nous voulons vivre une vie harmonieuse à Singapour. Nous travaillons avec le gouvernement pour reconnaître des valeurs communes, et le gouvernement nous respecte », affirme le cardinal Goh.
Tout n’est pas si simple cependant ; concernant la loi 377A, criminalisant l’homosexualité masculine et abrogée par le gouvernement en décembre 2022, Mgr Goh, qui avait appelé les catholiques à rejeter cette abrogation, a dû relativiser en déclarant par la suite : « Nous ne cherchons pas à criminaliser les LGBTQ, car eux aussi sont des enfants de Dieu et aimés de Lui. Cependant, nous recherchons la protection de la famille et du mariage selon la loi naturelle ; et nos droits de les enseigner et de les pratiquer sans entrave. »
La visite prochaine du pape François, prévue du 11 au 13 septembre 2024, est perçue comme un moment important pour l’Église locale qui compte 395 000 catholiques, mais aussi pour tout le pays. Pendant son séjour, le pape François devrait célébrer une messe suivie par des milliers de personnes. Cette visite, la première visite papale à Singapour depuis celle de Jean-Paul II, qui ne dura que quelques heures en 1986, fait partie d’une tournée plus large de 12 jours à travers la région Asie-Pacifique.
Alors que les préparatifs s’intensifient, le cardinal Goh a exhorté les fidèles de la région à prier pour le succès de cet événement mémorable et pour la santé du pape. « En visitant des pays où la population catholique est minoritaire et des pays éloignés et pauvres, il montre qu’il veut encourager son troupeau et porter la Bonne Nouvelle aux quatre coins du monde », déclare-t-il. L’anticipation autour de sa venue souligne son potentiel à inspirer un renouveau de ferveur parmi les croyants et à renforcer les liens de communauté et de foi à travers le paysage religieux diversifié de Singapour.
(Ad Extra / François Bretault)