Au Pakistan, la démocratie en état de siège : l’ombre d’un nouveau général-président sur le pays des purs ?

Rédigé par Olivier Guillard, le 29/07/2025
Dans deux semaines, la veille de la solennité de l’Assomption, le Pakistan célébrera le 78e anniversaire de son indépendance (proclamée dans la nuit du 14 au 15 août 1947, après la partition des Indes). Mais le géopolitologue Olivier Guillard signale que l’ambiance ne semble pas à la fête. Alors que le pays d’Asie du Sud vient de traverser un bref conflit frontalier avec le voisin indien, l’opposition craint aussi les assauts domestiques, en particulier de l’armée, contre un édifice démocratique national déjà fébrile.
Le 15 août, dans une quinzaine de jours, l’Hexagone célébrera comme chaque année l’Assomption. Au même moment, quelque 6 000 km vers l’Orient, la volatile République islamique du Pakistan, 5e nation la plus peuplée du globe (255 millions d’habitants), prendra part aux festivités du 78e anniversaire de l’Indépendance du pays (proclamée dans la nuit du 14 au 15 août 1947). Cependant, ces festivités auront lieu dans une ambiance domestique générale que l’on qualifiera de morose, semble-t-il à raison. Hier encore, le pays était agité (début mai) par un bref conflit frontalier avec le voisin indien.
Alors que le Pakistan s’approche sous peu (en 2027) de son 80e anniversaire, les partisans de la règle démocratique redoutent à court terme un énième assaut contre le déjà fébrile édifice démocratique national. Ces voisins occidentaux de la « plus grande démocratie du monde » (970 millions d’électeurs aux élections parlementaires indiennes du printemps 2024) observent donc s’activer tous azimuts les pièces centrales de l’effervescent échiquier politique, en lisant entre les lignes les déclarations des uns et des autres, acteurs civils ou militaires, ou encore en comptant les coups et les points. De quoi être occupé à temps plein depuis le début de l’été.
Quand l’opposition relève la tête, le pouvoir lui répond
En début de semaine dernière, la direction du principal parti d’opposition (le PTI – Pakistan Tehreek-e-Insaf ou « Mouvement pour la justice au Pakistan » – de l’ancien Premier ministre Imran Khan, emprisonné depuis 2023[1]) appelait ses nombreux sympathisants[2] à rejoindre en masse le 5 août une vaste mobilisation nationale qualifiée « d’événement historique ».
Ce mouvement est articulé notamment autour de la demande de remise en liberté de l’ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket. Le crédit de ce dernier auprès de la population demeure élevé, malgré son embastillement et son bilan somme toute mitigé après quatre années erratiques au pouvoir (2018-2022)…
Au lendemain de cet appel à la mobilisation du camp prodémocratie/populiste, les tenants du régime hybride pakistanais (associant les partis politiques conservateurs et la très influente institution militaire) ne tardaient pas à rappeler combien la perspective d’un retour des manifestations pro-PTI et antigouvernementales ne les enchantait guère. « Coïncidence » sans doute, le 22 juillet à huis clos, un tribunal antiterroriste installé dans les murs de la prison de Lahore (seconde ville du pays) condamnait huit membres du PTI à dix ans de prison pour incitation à manifester contre des sites militaires après l’arrestation de l’ancien chef de gouvernement Imran Khan.
Une semaine plus tôt, le pouvoir en place (gouvernement Shebhaz Sharif[3]) et son garant en uniformes et galons (la caste des généraux) avait déjà donné un coup de semonce limpide et éloquent : droit dans ses mocassins, le ministre pakistanais de l’Intérieur annonçait la naissance d’une nouvelle « force paramilitaire nationale » à qui seront confiées les principales missions de sécurité intérieure, de la gestion des « émeutes » à la lutte antiterroriste[4].
Une création sans préavis qui fit bondir les partis de l’opposition, les défenseurs des droits de l’homme et la société civile, toutes et tous craignant que ce nouveau bras armé du pouvoir ne soit instrumentalisé à des fins de répression des opposants ; non sans inquiétude légitime.
Certains observateurs au fait du « cas pakistanais » rappellent du reste opportunément qu’entre octobre 2018 et juin 2019, Asim Munir occupa le poste de Director-General de l’ISI[5], responsabilité importante s’il en est dans le pays. Pourtant, son mandat d’à peine 8 mois – une durée inhabituellement courte pour pareille fonction – en fait le plus succinct de l’histoire nationale… Une brièveté que l’on devrait au Premier ministre d’alors, un certain Imran Khan (aujourd’hui emprisonné), mécontent du traitement réservé par l’ISI (soupçon de corruption) à son épouse Bushra Bibi.
Un énième assaut militaire contre la fragile démocratie pakistanaise
Lors de ses huit premières décennies d’existence, la population du second pays musulman du globe (derrière l’Indonésie et ses 285 millions d’habitants) a été contrainte de céder l’exercice du pouvoir aux militaires durant rien de moins que 34 longues années, après que se soient succédés aux commandes de la nation les généraux-présidents Ayub Khan (1959-1968), Yahya Khan (1969-71), Zia-ul-Haq (1977-1988) et enfin Pervez Musharraf (1999-2008). On parlerait de confiscation martiale à moins.
Or, de l’avis de nombreux observateurs pakistanais et extérieurs, semble se profiler à court terme un possible nouveau chapitre de ce type, ourdi comme de coutume par les échelons supérieurs de l’omnipotente « Pakistan Army » et son « État dans l’État », l’ISI. « Le plan aurait été élaboré par le chef de l’armée, Asim Munir[6], qui prévoit de nommer son beau-frère[7] au poste de Premier ministre et lui-même ou un autre général à la présidence. Il s’agit d’une initiative de responsabilisation à la manière de Musharraf visant à affirmer qu’ils ont nettoyé le Pakistan », laisse entendre un ancien officier aujourd’hui exilé au Royaume-Uni, déplorant le plausible énième assaut des militaires contre la fragile démocratie pakistanaise.
Des augures et des gestes
Du reste, certains signes supplémentaires récents sembleraient accréditer cet énième glissement vers la férule des militaires. Ainsi, en début de semaine dernière, Geo News rapportait qu’une délégation composée de personnalités éminentes du monde des affaires (dont les présidents de la Fédération des chambres de commerce et d’industrie du Pakistan et de la Chambre de commerce et d’industrie de Lahore) avait rencontré le « Field Marshall » Asim Munir afin de discuter des perspectives économiques du pays et des réformes nécessaires…
Depuis l’extérieur de cette si particulière République islamique du sous-continent indien, on devrait légitimement s’étonner de pareille visite et du soutien recherché (à moins qu’il ne s’agisse plutôt de subordination) par les grands argentiers et capitaines d’industrie du pays auprès du « simple » patron des armées, là où on les attendrait plutôt faire le siège du ministère de l’Economie ou du Prime Minister’s Office sur Constitution Avenue (Islamabad)… Magnanime, en position visiblement de force et de confiance, le nouvel homme fort en treillis camouflage a promis à ses visiteurs en costume son soutien total à la communauté des affaires pour l’aider à relancer une économie pour le moins atone (PIB +2,5% en 2024)[8].
L’adoubement de Washington ?
En ce crépuscule de juillet, le manifeste capital confiance de cet éphémère 28e Director-General des redoutés services de renseignements (ISI) est peut-être également à rechercher du côté de… la capitale fédérale américaine, où le 47e locataire de la Maison Blanche lui fit l’étrange honneur de le convier mi-juin (en pleine crise Iran-Israël) à un déjeuner en privé. Un privilège sans précédent pour un simple Field Marshall pakistanais. Une invitation pour le moins surprenante quand on sait que le visiteur de Rawalpindi avait préalablement affirmé à plusieurs reprises son soutien à Téhéran (et non à Tel Aviv)…
(Ad Extra, Olivier Guillard)
[1] Au pouvoir entre 2018 et avril 2022 ; aujourd’hui derrière les barreaux. La justice pakistanaise aurait encore à son encontre quelque 150 chefs d’accusation supplémentaires à exploiter, de présomption de corruption à celle de terrorisme…
[2] Lors des élections de 2018, le PTI recueillit le plus de suffrages (32 % des votants) et de sièges à l’Assemblée nationale (149 sur 342).
[3] Frère cadet de l’ancien Premier ministre Nawaz Sharif (Pakistan Muslim League, PML-N).
[4] Répondant au nom de Federal Constabulary (police fédérale).
[5] Inter-Services Intelligence, les services de renseignements pakistanais, aux mains des généraux ; sans contrôle aucun du pouvoir civil…
[6] Lequel s’est vu gratifié, au lendemain du conflit printanier dernier avec l’Inde, du titre honorifique militaire suprême au Pakistan de Field Marshall (Maréchal), que seul avant lui s’était arrogé le général-président Ayub Khan.
[7] L’actuel ministre de l’Intérieur Mohsin Raza Navqi (47 ans), ancien Chief Minister de l’influente province du Punjab.
[8] Figurant au 14e rang des économies de la zone Indopacifique ; et au 40e rang mondial (soit 6 places derrière le Bangladesh).