Faire sa place : le défi des nonnes bouddhistes en Chine post-maoïste

Rédigé par Amandine Péronnet, anthropologue et sociologue, spécialiste du bouddhisme, le 27/06/2025
Dans le bouddhisme chinois, les nonnes ont accès à l’ordination plénière, mais restent confrontées à des situations d’asymétrie et de sous-représentation dans les sphères religieuses et institutionnelles. L’exemple de l’Institut des Nonnes du Mont Wutai, ainsi que la figure influente de Rurui, montrent pourtant qu’un investissement dans l’éducation bouddhiste institutionnelle peut leur ouvrir un accès aux instances décisionnaires et leur permettre de prendre part à la construction du bouddhisme de demain.
De l’égalité spirituelle à l’asymétrie institutionnelle
Selon la doctrine bouddhiste, tous les êtres possèdent le même potentiel spirituel et peuvent en théorie atteindre l’éveil, indépendamment de leur sexe. Cette égalité de principe trouve cependant ses limites dans la réalité des pratiques sociales et institutionnelles. Dans les faits, les nonnes bouddhistes chinoises doivent composer avec une double série d’obstacles : d’un côté, les inégalités sociales et culturelles issues des stéréotypes de genre produits par la société chinoise, et de l’autre, des inégalités structurelles au sein même des institutions bouddhistes.
La Chine est souvent citée comme un exemple positif en Asie : les nonnes y ont accès à l’ordination plénière (juzu jie 具足戒 ou dajie 大戒), ce qui n’est pas le cas au Tibet, en Birmanie, au Sri Lanka, au Cambodge, au Laos, en Thaïlande, et ailleurs[1]. Cette distinction ne signifie toutefois pas que les moines et les nonnes occupent une position équivalente dans le bouddhisme chinois. Ainsi, depuis 2000, une procédure propre aux femmes a été intégrée au système d’ordination officiel et standardisé. Il s’agit de l’ordination duale (erbuseng jie 二部僧戒), qui spécifie qu’une candidate novice doit se présenter devant une assemblée de dix nonnes puis de dix moines afin d’être ordonnée, quand les hommes ne se présentent que devant leurs confrères[2]. En outre, les aspirantes nonnes doivent dans certains cas passer par une période probatoire supplémentaire de deux ans, après la période de noviciat et avant de recevoir l’ordination plénière, période qui n’a pas d’équivalent pour les hommes. Même une fois pleinement ordonnées, les nonnes du bouddhisme chinois doivent respecter un ensemble de 348 préceptes, contre 250 pour les moines.
Ces disparités dans les conditions d’entrée dans la vie monastique s’accompagnent d’un déséquilibre dans les chiffres. Entre 2009 et 2021, le nombre d’ordinations féminines oscille entre 30 et 40 % du total des ordinations officielles, et elles sont organisées moins fréquemment que celles destinées aux hommes : en 2018, neuf cérémonies d’ordination sont organisées pour les femmes contre quinze pour les hommes, et en 2019, sept contre douze[3]. Les nonnes restent par ailleurs largement absentes des postes décisionnels, en particulier au sein de l’Association des Bouddhistes de Chine (ABC), organe officiel de supervision religieuse sous l’égide de l’État. Un recensement mené dans le cadre de mes recherches permet de mesurer l’ampleur de cette sous-représentation. L’ABC renouvelle une partie des membres de son conseil tous les cinq ans. Lors de la 8ème session de ce conseil (2010-2015), on comptait 62 femmes sur l’ensemble des 738 membres, soit 8,40 %. Ce chiffre est passé à 86 femmes sur 868 membres (9,91 %) lors de la 9ème session (2015–2020), puis à 87 sur 887 (9,81 %) pour la 10ème session actuellement en cours (2020–2025). Même au niveau provincial, les femmes occupant des postes de responsabilité ne dépassent guère les 13 %. Ces chiffres témoignent d’une asymétrie persistante entre la situation des moines et des nonnes, qui se traduit par une marginalisation des femmes dans les instances décisionnaires.
Former pour transformer
Face à cette situation de sous-représentation, certains leviers peuvent permettre aux nonnes de s’affirmer dans ces espaces traditionnellement occupés par les moines. En Chine post-maoïste, l’éducation institutionnelle constitue à mon sens un outil stratégique majeur. En dotant les nonnes d’une formation rigoureuse sur le plan doctrinal, et adaptée aux exigences administratives contemporaines, elle favorise l’émergence de figures féminines capables d’endosser des responsabilités tant au sein de la communauté monastique que des institutions officielles.
Les instituts d’études bouddhistes (foxueyuan 佛学院) jouent un rôle central dans ce processus de légitimation. Ils se distinguent des formes traditionnelles d’enseignement dispensées dans les temples par une structure plus académique et leur insertion dans un cadre institutionnalisé, c’est-à-dire conforme aux normes définies par les instances politiques et juridiques. Héritiers des réformes éducatives amorcées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ces établissements associent enseignements religieux et disciplines séculières, et s’alignent sur le système national d’éducation. Ils bénéficient aujourd’hui d’un soutien symbolique et financier de l’État.

L’Institut des Nonnes du Mont Wutai (Wutaishan nizhong foxueyuan 五台山尼众佛学院), sur lequel a porté mes recherches, illustre particulièrement bien cette institutionnalisation. Il offre aux nonnes un cursus complet, calqué sur le système académique : cours préparatoires, licences, parcours recherche. Son programme inclut non seulement des cours consacrés au Vinaya — la section du canon bouddhique relative à la discipline monastique —, aux rituels et aux textes canoniques, mais aussi à la législation religieuse, aux politiques publiques et à l’éducation patriotique. Le discours institutionnel met l’accent sur la formation de nonnes polyvalentes, capables d’assumer à la fois des fonctions rituelles et des responsabilités administratives. Comme le précise un document de présentation datant de 2017 :
« L’Institut non seulement transmet la connaissance de la culture bouddhiste, mais met l’accent sur l’apprentissage et la formation des nonnes au sein [de la communauté monastique] selon le modèle éducatif qu’est la combinaison équilibrée de l’étude et de la pratique, et vise à éduquer à la fois des nonnes-étudiantes dotées de connaissances rituelles et d’un comportement propre [à la communauté monastique], et des nonnes capables d’administrer un temple en conformité avec le dharma. »
Les nonnes formées au sein de cet établissement sont donc, d’une part, reconnues en tant que cadres et administratrices, formées selon les normes dominantes, ce qui leur confère une légitimité aux yeux de l’État et des institutions officielles. Cette reconnaissance de compétences extra-religieuses chez les nonnes, mais aussi chez les moines, se manifeste de manière plus générale par une corrélation notable entre parcours institutionnel et accès aux postes de responsabilité : la majorité des dirigeants actuels des grandes institutions bouddhistes (instituts, monastères, organes officiels comme l’ABC) sont issus de ces établissements — y compris les femmes[4].
D’autre part, ces nonnes s’imposent comme des figures d’autorité religieuse. Leur maîtrise rigoureuse du Vinaya, discipline centrale dans leur formation, leur vaut une reconnaissance y compris de la part des moines. Dans un contexte où l’autorité religieuse repose de plus en plus sur l’érudition et la compétence, ces nonnes peuvent rivaliser avec, voire surpasser leurs homologues masculins. Ce glissement vers une forme de méritocratie religieuse permet de contourner partiellement les hiérarchies traditionnelles fondées sur le genre[5].
Ainsi, ce type de formation confère aux nonnes une légitimité à deux niveaux : vis-à-vis des autorités étatiques et des structures religieuses d’une part, en raison de leur conformité aux standards officiels ; vis-à-vis de la communauté monastique et des fidèles d’autre part, en tant que spécialistes respectées du Vinaya et garantes d’une pratique monastique exemplaire.
Rurui, une nonne au cœur des structures de pouvoir
La nonne Rurui (如瑞) incarne une figure centrale du renouveau bouddhiste féminin en Chine. Née en 1957, elle appartient à cette génération de femmes ordonnées à la fin de l’ère maoïste, dans les années 1980, qui ont su évoluer dans le contexte politico-religieux mouvant de leur époque. Son parcours illustre la manière dont certaines nonnes peuvent aujourd’hui accéder à de hautes responsabilités, à condition de maîtriser les codes institutionnels et de répondre aux attentes du pouvoir.

Abbesse du temple Pushou (普寿寺), qu’elle a fondé en 1991 à seulement 34 ans, Rurui est aussi à l’origine de la création, dès l’année suivante, de l’Institut des Nonnes du Mont Wutai évoqué précédemment. Elle y occupe encore aujourd’hui le poste de présidente, et fait figure de pionnière dans l’institutionnalisation de l’éducation bouddhiste féminine en Chine. Son influence dépasse largement le cadre local. Rurui occupe plusieurs fonctions de haut niveau au niveau national et provincial : elle est la seule femme vice-présidente de l’ABC, où elle est également secrétaire générale adjointe. Elle est également vice-présidente de l’Association bouddhiste de la province du Shanxi, et membre de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC). Depuis 2015, elle est également directrice adjointe du Comité pour l’administration et les méthodes d’enseignement du bouddhisme chinois. En parallèle de ces fonctions, elle a également été distinguée ces dernières années par plusieurs marques de reconnaissance publique : elle reçoit en 2016 le titre honorifique de « personnalité culturelle de Chine », puis se voit décerner en 2017 un doctorat honoris causa par l’université bouddhiste Mahachulalongkornrajavidyalaya (MCU), en Thaïlande[6].
Dans ses discours, Rurui n’a de cesse de promouvoir l’éducation supérieure des nonnes. Dès 2006, elle proposait la création d’un institut international pour les nonnes, en appelant à adopter des méthodes éducatives variées et à améliorer les dispositifs d’instruction. En 2010, elle soulignait l’importance d’investir dans des ressources ciblées pour les nonnes, qui, elle le rappelait alors « […] constituent une proportion non négligeable de la communauté bouddhiste chinoise actuelle, et cette force vive ne peut être ignorée ». Son engagement prolonge celui d’autres figures de la génération précédente, comme Tongyuan, son enseignante, qui affirmait déjà en 1981 : « Actuellement, le plus important n’est pas de construire des temples, mais de former des personnes ; […] si possible, il faudrait fonder une école de perfectionnement spirituel pour les femmes au plan national »[7].

Rurui représente ainsi une figure influente parmi les nonnes : hautement éduquée, rompue aux arcanes du monde politico-religieux chinois, capable de faire perdurer les institutions qu’elle dirige dans un cadre étatique normatif. Sa légitimité repose autant sur son érudition que sur son savoir-faire institutionnel. Mais son cas reste exceptionnel : peu de nonnes disposent d’un tel capital et de telles ressources pour promouvoir leurs intérêts. Dès lors, la formation de cadres féminins dans les instituts bouddhistes apparaît, pour l’heure, comme la principale voie d’intégration et de reconnaissance dans les structures de pouvoir.
Conclusion
Dans la Chine post-maoïste, l’un des principaux enjeux pour les communautés bouddhistes est l’acquisition d’une légitimité à la fois religieuse et institutionnelle. Ce défi se pose avec d’autant plus d’acuité pour les communautés féminines, confrontées à un double rapport de force : face à un État athée d’une part, et à une hiérarchie monastique traditionnellement masculine d’autre part. Les parcours de figures comme Rurui et l’investissement dans une éducation bouddhiste de plus en plus institutionnalisée montrent qu’il est encore nécessaire, pour les nonnes, de démontrer leur capacité à exercer des fonctions d’autorité afin d’être perçues comme des interlocutrices légitimes, tant par les fidèles que par les institutions. Si ces trajectoires contribuent à pallier une sous-représentation persistante et donnent aux nonnes voix au chapitre, leur caractère encore exceptionnel montre que l’égalité structurelle au sein de la communauté monastique reste largement à construire.
Docteure en anthropologie et en sociologie, Amandine Péronnet est post-doctorante contractuelle à l’Inalco dans le cadre du projet ANR-DFG (FRAL) CBElites. Elle est affiliée au Centre d’études interdisciplinaires sur le bouddhisme (CEIB), à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), et à l’Institut de recherches asiatiques (IrAsia), et est actuellement chargée de cours à Aix-Marseille Université. Elle a organisé plusieurs manifestations scientifiques internationales autour du bouddhisme chinois ces dernières années, elle a publié en décembre 2024 un ouvrage issu de sa thèse, Nonnes bouddhistes en Chine post-maoïste : Discipline, éducation, philanthropie au mont Wutai. |
[1] N. Schneider (dir.), Numéro Spécial « Gender Asymmetry and Nuns’ Agency in the Asian Buddhist Traditions », Religions, vol. 13, 2022.
[2] A. Heirman, Rules for Nuns According to the Dharmaguptakavinaya: The Discipline in Four Parts, Delhi, Motilal Banarsidass, 2002, pp. 75-79.
[3] A. Péronnet, « Embodying Legacy by Pursuing Asymmetry: Pushou Temple and Female Monastics’ Ordinations in Contemporary China », Religions, vol. 13, 2022, pp. 1003-1005 (lien).
[4] Z. Ji, « Schooling Dharma Teachers : The Buddhist Academy System and Sangha
Education », dans Buddhism after Mao: Negotiations, Continuities, and Reinventions, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2019, pp. 192-194.
[5] A. Péronnet, Nonnes bouddhistes en Chine post-maoïste. Discipline, éducation, philanthropie au mont Wutai, Paris, Hémisphère, Maisonneuve & Larose, 2024, pp. 142-143.
[6] A. Péronnet, ibid., p. 52.
[7] C. Cochini, 50 grands maîtres du bouddhisme chinois : Moines éminents du Mahayana, Montrouge, Bayard, 2015, p. 293.