Inde : 2014-2025, ou l’âge d’or du soft power

Rédigé par Olivier Guillard, le 28/03/2025
Au pouvoir en Inde depuis plus de dix ans, Narendra Modi se positionne comme un ardent défenseur de la culture indienne, qu’il utilise comme un levier d’influence à l’échelle mondiale.
Le mois dernier (10 au 12 février), le premier ministre indien Narendra Modi était – une nouvelle fois – reçu sur le sol de France (de la ville lumière à la cité phocéenne[1]) avec tous les honneurs pour un séjour mené tambour battant. Encadré par une étroite couverture médiatique ce voyage fut relayé abondamment sur les réseaux sociaux, univers de communication de prédilection de cet énergique et technophile chef de gouvernement aux commandes de la 1ère démographie et 5e économie mondiale depuis bientôt 11 ans, rarement avare de clichés souriants, de poignées de mains appuyées, de formules choc et inspirées distillés à ses hôtes, aux médias, à la diaspora.
Un style, une empreinte personnelle, une énergie communicative, un rythme, reconnaissables, en rupture volontaire avec la grande majorité de ses prédécesseurs à New Delhi : Narendra Modi cultive une alchimie particulière et recherchée au service des intérêts de la nation, de son image extérieure, de son agenda stratégique du XXIe siècle. Une équation parfaitement assumée par le 14e premier ministre indien qui célébrera cet été son 75e anniversaire ; avec style et emphase assurément. Un leader politique asiatique ayant pris toute la mesure des bénéfices générés par les déclinaisons modernes multiples du soft power.
Le Soft Power, de concept US à outil précieux au service d’Incredible India[2]
Selon J. Nye (théoricien des relations internationales, professeur à Harvard, ancien Secrétaire adjoint à la Défense) à qui l’on attribue au début de la décennie 1990 la paternité[3] du concept de soft power (ou pouvoir de convaincre dans sa traduction française), celui-ci fait référence à la capacité à persuader les autres de faire quelque chose sans recourir à la force ni à la coercition ; par opposition au pouvoir conventionnel et dur (hard power) reposant sur les ressources militaires et économiques de l’État. Le soft power quant à lui s’appuie sur la persuasion et vise à renforcer l’« attractivité » d’un pays.
La patrie du Mahatma Gandhi et de Nehru fera rapidement sien ce concept dont l’essence et les composantes principales lui sont familières. A New Delhi, si les responsables politiques cautionneront vite cet argument de puissance épuré de toute excès de force et de prétention, il faudra indiscutablement attendre l’arrivée au pouvoir au milieu de la décennie 2010 du premier ministre N. Modi pour que la « plus grande démocratie du monde » lui donne sa pleine dimension.
L’ancien Chief minister du Gujarat est en effet regardé comme un thuriféraire zélé du soft power indien, y faisant référence plus qu’aucun de ses prédécesseurs au Panchavati[4] , lui prêtant des vertus et une autorité nouvelle inédite, au service du retour de ce géant d’Asie méridionale sur le devant de la scène internationale, et de sa promotion dans un monde globalisé, interconnecté.
De fait, ainsi que le reconnaissent jusqu’à ses rivaux politiques, sur cet enjeu contemporain précis de la promotion indienne dans le concert des nations, ‘’Grâce à l’adoption de stratégies de communication numériques, à l’engagement constant de la diaspora indienne et à la commémoration formelle et active de la diversité culturelle de l’Inde, le gouvernement Modi a permis à la nation de faire des progrès considérables’’.[5]
Une trame contemporaine s’appuyant sur des prémices anciennes
Aussi habile soit-il à en flatter et vanter les vertus au service de l’ambitieuse et dynamique Inde contemporaine, le chef de gouvernement actuel aime à l’occasion à rappeler que dès son indépendance de la couronne britannique (été 1947), l’Inde 2.0 des années 1950 and 1960 s’activait déjà par le biais de diverses initiatives à façonner un soft power balbutiant, qui en figurant parmi les architectes du Mouvement des Non-Alignés (aux côtés de la myriade de nations nouvellement indépendantes), qui encore (sur l’initiative de J. Nehru) en jetant les bases d’un Global South (rassemblant les pays en développement) se structurant, moins esseulé et plus confiant.
C’est également à cette époque que le sous-continent indien offrit refuge au chef spirituel et politique tibétain le 14e Dalaï-Lama, fuyant en 1959 l’annexion du Tibet bouddhiste par la République populaire de Chine (athée) du Grand Timonier communiste Mao Zedong. L’Inde garantissait ainsi à Sa Sainteté et à ses fidèles un exil sûr et un avenir attesté (jusqu’à ce jour) ; une générosité se reflétant positivement à l’étranger sur l’image extérieure de l’Inde.
Soft power, spiritualité et héritage culturel
Pour de nombreux observateurs, parmi les premières déclinaisons citées du soft power indien reviennent fréquemment les chorégraphies rythmées et colorées, les intrigues et drames élaborés de la très active et féconde industrie cinématographique indienne[6], avec Bollywood sur toutes les lèvres ; un argument aussi recevable qu’incontournable ces dernières décennies.
A la dimension culturo-récréative incarnée sur les écrans par les films de Bollywood répond en écho, dans une veine plus spirituelle, la mise en avant de la pratique du yoga. Pour rappel, peu après son arrivée au pouvoir au printemps 2014, sur une initiative personnelle lui étant chère, le Premier ministre indien Narendra Modi faisait approuver par les délégations des 193 pays membres de l’Assemblée générale de l’ONU la date du 21 juin comme Journée internationale du yoga, commémorée chaque année dans le monde depuis lors ; avec un succès jamais démenti.
La promotion par le gouvernement d’un tourisme religieux indien (à distinguer de la campagne touristique Incredible India lancée au tournant de l’an 2000) alimente également en douceur le soft power de l’actuelle 3e économie d’Asie (derrière la Chine et le Japon) : ainsi en est-il de la mise en place d’un Buddhist Circuit proposant aux visiteurs et pèlerins la découverte des principaux sites sacrés (en Uttar Pradesh et au Bihar notamment où le Bouddha a vécu, enseigné et atteint le Nirvana), ou encore, dans une veine fort proche, d’un ‘Ramayana Circuit’, donnant corps à une véritable Buddhist diplomacy, selon le souhait du gouvernement.
Cette approche culturelle intègre également les chants védiques et le Kathakali (danse dramatique), ajoutant à la consistance de cette Cultural diplomacy recherchée par New Delhi. Mentionnons encore à ce propos la ventilation de par le monde d’une quarantaine de centres culturels encadrée par la public diplomacy division du ministère indien des Affaires étrangères.
La diaspora, vecteur sollicité et décisif du soft power indien
Sous la houlette du 14e chef de gouvernement indien, New Delhi sollicite désormais abondamment, de diverses manières et globalement avec un succès évident, la diaspora indienne – la 1ère au monde par la volumétrie (18 millions d’individus selon l’ONU ; une trentaine de millions selon le décompte des autorités indiennes) – pour mieux diffuser, relayer, concrétiser son soft power dans le monde entier. Une communauté dont le nombre aurait tout bonnement doublé ces deux dernières décennies, avec une densité toute particulière en Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada), en Europe (Royaume-Uni) ou encore dans les États du Golfe. Une communauté dont l’influence est parfois très significative – aux Etats-Unis notamment – dans le débat public ou encore dans la sphère économique[7].
L’Inde, le G20 et le soft power
Entre fin 2022 et novembre 2023, la présidence du G20 (forum de coopération économique internationale réunissant les 19 pays les plus développées plus l’Union européenne) est revenue pour la première fois à l’Inde ; un pas important vers l’objectif de politique étrangère de New Delhi prêchant le multilatéralisme et l’instauration d’un monde multipolaire. Pleinement inspiré des anciennes valeurs indiennes avec pour logo officiel de l’événement le lotus, symbole d’espoir, le thème du G20 proposé par l’Inde était Vasudhaiva Kudumbakam – Une Terre, une famille, un avenir. Les 9-10 septembre, la capitale indienne se parait donc de de tous ses atours pour accueillir le 18e sommet du G20, dans ce qui constituait alors l’organisation du plus important événement politique international sur le sol indien depuis le sommet du Mouvement des non-alignés de Delhi en 1983… Un événement hautement symbolique largement couvert par les médias nationaux et étrangers, se déroulant sans heurts majeurs[8]. ‘’Le monde s’éveille à une Inde jouant désormais activement un rôle important sur la scène internationale’’ commenta sobrement un observateur, convaincu que le soft power si âprement travaillé, enrichi, consolidé et diversifié lors de la décennie écoulée porte désormais, en douceur, en tant qu’un outil géopolitique manifeste, ses premiers fruits tangibles.
A ce soft power, les nations les plus influentes de leur temps combinent aujourd’hui dans l’exercice de leur autorité un hard power (les éléments de la puissance) façonnant ensemble ce que l’on dénomme dans notre époque digitale globalisée un ‘smart power’. N’en déplaise aux sceptiques, aux nations voisines moins bien loties, l’Inde contemporaine a désormais pleinement droit de cité parmi ce club restreint. Un privilège certain n’interdisant pas, bien sûr, de se mobiliser parallèlement sur les questions et domaines où l’on se montre à l’occasion moins vertueux.
Olivier Guillard
[1] Marseille.
[2] Du nom d’une ambitieuse campagne gouvernementale indienne de promotion du tourisme lancée en 2002.
[3] Développé dans son ouvrage Bound to Lead : The Changing Nature of American power (1990).
[4] Résidence officielle du premier ministre indien.
[5] The Week, 31 mars 2024.
[6] 61 films produits en 2023 ; 54 en 2024.
[7] Le Monde, 5 octobre 2023.
[8] Les présidents chinois et russe n’y ont pas pris part.