Indonésie

Indonésie : entre « héros national » et glissement autoritaire, l’archipel sous surveillance

Le président indonésien Prabowo Subianto, à Jakarta en octobre 2024. Le président indonésien Prabowo Subianto, à Jakarta en octobre 2024. © Ben Dance / FCDO (CC BY 2.0)
Lecture 7 min

À peine un an après son arrivée au pouvoir, le président indonésien Prabowo Subianto multiplie les initiatives diplomatiques tout en suscitant de vives inquiétudes. La décision controversée d’élever l’ancien dictateur Suharto au rang de « héros national » ravive les blessures d’un passé autoritaire et interroge sur l’évolution démocratique du plus grand pays musulman du monde, où société civile et défenseurs des droits humains peinent à se faire entendre. Par le géopolitologue Olivier Guillard.

Récemment, sur la scène géopolitique asiatique perpétuellement bouillonnante, la République d’Indonésie (4e pays le plus peuplé du globe avec ses 281 millions d’habitants) est parvenue à se frayer un chemin éphémère jusqu’aux grands titres d’une actualité régionale chargée, à la faveur de la signature d’un nouveau traité de sécurité avec le voisin australien (le 12 novembre) renforçant la coopération militaire entre Jakarta et Canberra.

Une activité diplomatique rare

Depuis une base navale de Sydney, avec à ses côtés le chef de l’État indonésien Prabowo Subianto, le Premier ministre australien A. Albanese livrait à l’auditoire et à la presse le message suivant : « Ce traité est une reconnaissance de la part de nos deux nations que la meilleure façon d’assurer […] la paix et la stabilité est d’agir ensemble ». À quoi le 8e président indonésien répondit, sibyllin : « Nous ne pouvons pas choisir nos voisins… surtout des pays comme le nôtre. » Un commentaire laissant une place confortable à l’interprétation.

Depuis son entrée en fonction voilà tout juste un an (fin octobre 2024), il faut reconnaître chez l’actuel chef de l’exécutif de ce vaste archipel du Sud-est Asiatique, à défaut d’éloquence, une indéniable volonté d’agiter le drapeau rouge et blanc national sur la scène régionale et internationale. En se fendant notamment d’un impressionnant marathon de visites officielles à l’étranger ces douze derniers mois (dans pas moins de deux douzaines de pays distincts), de New York (assemblée générale annuelle de l’Onu) à Pékin en passant par Sharm El Sheikh (Égypte) ou encore Rio de Janeiro (sommet annuel des BRICS).

La scène domestique, entre enjeux, écueils et inquiétudes diverses

Si l’Occident est généralement peu au fait de l’actualité quotidienne de cette immense nation archipélagique, ces derniers jours, toutefois, lui parvint l’écho d’une décision présidentielle à fort impact médiatique. Chaque année, une dizaine de citoyens indonésiens ayant significativement contribué au développement national ont l’honneur de recevoir (fusse à titre posthume) le titre honorifique de héros de la nation.

En début de semaine, parmi la dizaine d’élus 2025, figure notamment l’ancien président Suharto, décédé 17 ans plus tôt, après avoir littéralement étiré son règne (tout ancien major-général fut-il) sur trois longues décennies (1967-1998). Avant d’être bouté hors du pouvoir par une violente mobilisation populaire, éreintée par une gouvernance autoritaire mêlant sans mesure et au grand jour, des années durant, violations des droits de l’homme, corruption et népotisme, entre autres caractéristiques discutables.

Une nomination contestée (mollement) par la rue

De fait, il serait inexact de dire que cette nomination particulière a laissé de marbre la population indonésienne dans sa totalité. En amont de cet événement annuel, plusieurs centaines de personnalités de la société civile, défenseurs des droits de l’homme, historiens, universitaires et thuriféraires de la démocratie ont ainsi adressé une lettre ouverte au président Prabowo Subianto, l’exhortant à ne pas accorder cet honneur national à l’ancien chef de l’État.

Ne serait-ce que par respect pour les nombreuses victimes (politiques, militaires, autres) tombées lors de ses années de gouvernance sombres, par souci de consolider le fragile édifice démocratique national autant que de faire obstacle aux velléités de révisionnisme historique s’esquissant dernièrement.

Quand l’opinion préfère célébrer « l’autocrate couronné de succès »

Pour expliquer la relative absence de réaction populaire à cette nomination sujette à caution, divers observateurs indonésiens mettent en avant le fait que dans l’inconscient populaire, le parti pris est de privilégier l’héritage économique des années Suharto. Celles de l’incontestable décollage économique spectaculaire de l’archipel (croissance moyenne annuelle du PIB de l’ordre de + 7 %), du net recul de la pauvreté (multiplication par vingt du revenu annuel per capita entre 1967 et 1997) et de la « sécurité alimentaire » – sur le bilan politique et humain de l’ancien général. Du reste, nombre d’Indonésiens (les moins de trente ans) ne l’ont guère connu à la tête du pays et préfèrent voir en lui le « successful autocrat » décrit par un universitaire indonésien[1].

Populisme ou autoritarisme en devenir ?

Cette présentation statistiquement flatteuse pour l’intéressé ne doit pourtant pas occulter la partie infiniment plus sombre de son temps aux commandes de la nation, notamment celle où s’entrecroisent sans garde-fou prééminence des hommes en uniforme sur les civils, répression féroce de la dissidence politique, corruption à grande échelle et népotisme quasi institutionnalisés ; sans qu’aucun de ces crimes et de ces malversations diverses ne donne lieu à une traduction devant la justice.

Pour Human Rights Watch Indonésie, « le fait de ne pas demander des comptes à Suharto et à ses généraux abusifs facilite le blanchiment et la déformation de l’histoire observés actuellement sous Prabowo (…). Cela rendra encore plus difficile pour les autorités indonésiennes, aujourd’hui et à l’avenir, de mettre fin à l’impunité pour les violations graves des droits humains et d’obtenir justice pour les victimes et leurs familles ».

Et cette entité à la pointe de la défense des droits humains de considérer avec circonspection la décision présidentielle de nommer l’ancien chef de l’État au rang de héros national, estimant non sans raison qu’elle « envoie un message dangereux à l’intérieur du pays et à l’étranger ».

Ainsi qu’on l’imagine, le fait que le président en exercice, lui-même ancien général[2] et ancien gendre de Suharto, ait validé cette nomination, ajoute au courroux de certains, lesquels observent par ailleurs – et non sans quelque inquiétude légitime – la montée en puissance progressive de l’institution militaire dans les affaires nationales sous la présidence actuelle, cette dernière comptant par ailleurs dans ses rangs divers ministres estampillés « Golkar », l’influent parti politique de l’ancien président Suharto.

Soutien populaire et « autocritique »

Un an après son intronisation, le président Prabowo Subianto conserve un large soutien auprès de ses administrés (près de 80 % d’opinions favorables dans les récents sondages), nonobstant quelques revers récents dans le déroulé de sa feuille de route populiste (cf. le Free Nutritious Meal Program lancé en janvier entaché dernièrement de cas d’empoisonnement ; sans compter une lutte contre la corruption poussive et l’emploi des jeunes à la peine…).

Pour Amnesty International, le bilan de sa première année aux affaires n’est guère reluisant. Elle serait notamment à l’origine de la « pire érosion » des libertés depuis la chute de Suharto (1998), avec pour point d’orgue la répression des manifestations nationales du mois d’août (10 morts).

Dernièrement, dans un quotidien de Jakarta, l’ancien général, à la question d’un journaliste lui demandant s’il se considérait comme quelqu’un d’autoritaire, répondit, dans un sourire lourd de sous-entendu : « Suis-je vraiment autoritaire ? Je ne pense pas »[3]. Dans l’archipel et au-delà, il n’est guère acquis que cette sortie en forme de pirouette remporte une adhésion populaire absolue.

(Ad Extra / Olivier Guillard)


[1] South China Morning Post, 11 novembre 2025.

[2] Contraint de quitter l’armée en 1998 après avoir été accusé de l’enlèvement d’étudiants militants, Prabowo Subianto a également été accusé de violations des droits de l’homme au Timor oriental par des troupes sous son commandement.

[3] Jakarta Globe, 29 octobre 2025.

Ad Extra est un site participatif, si vous souhaitez réagir, vous pouvez nous proposer votre contribution