La vie familiale philippine fragilisée

Philippines Philippines © V. Romieu
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La conception de la famille traditionnelle dans l’archipel est bouleversée par les évolutions sociétales. L’institution se trouve au cœur d’enjeux politico-religieux et économiques.

Il est difficile de rendre compte de la situation des familles philippines sans commencer par en montrer la pluralité : une pluralité ethnolinguistique (TagalogBisayasIlokanoIlonggoBicol etc.), sociale en raison de la grande pauvreté qui côtoie l’opulence des classes moyennes supérieures, ou encore territoriale, 64 % de la population vivant dans une zone rurale[1].

Cette pluralité peut donner une impression de bouillonnement dans la région administrative de Manille qui est peuplée par plus de 3,32 millions de foyers représentant près de 13,5 millions de personnes, la zone urbaine ou Greater Manila Area étant elle-même habitée par 29 millions de personnes. Le catholicisme y est présent à 78,8 %, suivis de l’Islam avec 6,4 % de la population puis les Meta-Églises et autres dénominations évangéliques et enfin des spiritualités autochtones. 

L’expérience de la modernité façonne la conception même de la famille dans l’archipel. Ces enjeux qui questionnent le statut des couples, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre sont au cœur de débat politico-religieux depuis de nombreuses années, en particulier au sein du Sénat. D’autres enjeux, liés au développement économique et au développement de la diaspora philippine qui constitue une main-d’œuvre pour les pays du Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est reconfigure ces familles, y compris sur le plan de l’éthique. Entre modernité et tradition, c’est la conception même de la famille aux Philippines qui évolue donc avec la société.

Divorce et pluralité(s) des familles au cœur d’enjeux politico-religieux

Le système parlementaire aux Philippines est bicaméral, et c’est le Sénat qui a le plus d’influence sur les débats parlementaires. Une nouvelle proposition de loi visant à légaliser le divorce a été approuvée par l’équivalent de l’Assemblée nationale il y a trois mois, mais cette proposition pourrait rester bloquée au Sénat, comme cela a été le cas depuis les 37 dernières années. Les sénateurs, en particulier chrétiens évangéliques comme Sherwin Gatchalian ont adopté une tactique qui vise à ne pas faire voter la loi mais de décaler sa discussion et son vote. Lorsque les membres du Parlement sont renouvelés, il faut qu’un parlementaire refasse une proposition de loi. Ainsi, même si la loi a été votée par l’une des chambres, elle a peu de chances d’être votée par le Sénat.  

Qu’en disent les grands courants religieux ? La conférence des évêques catholique a pris position contre cette loi à de nombreuses reprises, en soulignant qu’« un mariage raté n’est pas une raison de divorcer » et que « le divorce est une violation des droits humains »[2].  Les Églises évangéliques tendent également à s’y opposer, comme Manny Pacquiao, sénateur qui a fondé sa propre Église Évangélique qui a voté contre, ou Iglesia ni Kristo qui interdit à ses membres de procéder à l’annulation de leur mariage. Concernant les musulmans, le divorce leur est autorisé par demande au tribunal islamique ou Sharia, qui est une juridiction légale aux Philippines. On constate donc que le divorce se trouve au cœur d’enjeux politico-religieux.

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Les mêmes tensions sont visibles au sujet de la proposition de loi SOGIE visant à protéger les personnes homosexuelles ou transgenres de la discrimination. Il est à noter qu’aux Philippines, les personnes transgenres sont visibles dans la société, dans les médias et ne sont pas invisibilisées comme en France. Avec l’appel du Pape François à pratiquer la bénédiction des personnes de même sexe engagées dans une relation, les missions évangéliques chrétiennes tendent à critiquer encore plus l’Église catholique romaine qui serait pervertie par le libéralisme occidental. L’Église catholique philippine quant à elle a mené une enquête pour saisir les processus de discrimination des femmes, des indigènes, des personnes pauvres et des personnes LGBT au sein de son institution, pour être plus inclusive[3]. Encore une fois, les positions divergent face à ces changements sociétaux majeurs.

Grande pauvreté et vie familiale

L’omniprésence de la grande pauvreté aux Philippines fragilise la vie familiale. La mortalité infantile, les taux de scolarisation et les carences alimentaires sont inégalement répartis au sein des différentes couches de la population. Plus de 30 % des foyers vivent en dessous du seuil de pauvreté absolu, dans un contexte de croissance économique important.

Cette croissance économique favorise les déplacements de la population, ainsi la population de la région métropolitaine de Manille augmente année après années. Ce phénomène d’exode est visible à l’international avec une diaspora philippine toujours plus nombreuse. Pour faire face à la précarité et la pauvreté, les personnes qui en ont les capacités peuvent faire le choix d’aller travailler au Moyen-Orient ou en Asie du Sud-Est, en général dans le secteur de la construction ou de l’aide à domicile pour soutenir la scolarisation des plus jeunes ou encore la retraite des plus anciens. Une étude sociologique récente[4] montre que la main-d’œuvre la plus jeune tend à s’adapter aux exigences libérales mondiales, créant de fortes mutations au sein des familles. Les travailleurs et travailleuses qui quittent l’archipel constituent une main-d’œuvre plus qualifiée que leurs propres parents au regard des standards du marché mondial. Ces jeunes utilisent l’anglais, ont des possibilités de mobilités internationales ou locales et se sacrifient en quelque sorte pour la survie économique de la famille. L’étude indique que ce phénomène tend à développer une éthique de l’autodiscipline, qui entre en résonance avec les mesures gouvernementales sécuritaires mises en œuvre durant la présidence de Rodrigo Duterte.

Ainsi, ces mutations économiques et familiales sont susceptibles de stigmatiser les plus pauvres qui restent peu mobiles du point de vue social. Cette éthique de l’auto-discipline entrerait en résonnance avec le discours évangélique qui insiste sur le libre-arbitre et le choix personnel de se soumettre, ou non, au plan divin. D’un autre côté, l’Église catholique romaine dont les fidèles représentent la majorité de la population de l’archipel s’est opposée à la stigmatisation des familles les plus pauvres, mais cette opposition n’est pas visible dans les urnes, puisqu’après six années de politiques sécuritaires, les Philippins et les Philippines ont élu Ferdinand Marcos Jr., fils du dictateur Ferdinand Marcos. Le sociologue Jayeel Cornelio y voit un échec de la pratique de la foi et un problème de transmission au sein des services religieux, puisque ces politiques sécuritaires sont soutenues par la majorité des groupes religieux mis à part l’Église catholique romaine[5].

Il reste encore du chemin à faire pour que les familles les plus pauvres puissent sortir de leurs conditions dans l’archipel. Les transformations sociétales liées à la modernité créent de nouvelles discussions parlementaires autour du statut légal des unions, des séparations ou de la lutte contre la discrimination des populations LGBT. Dans ces discussions, le thème de la pauvreté n’est pratiquement jamais inclus, ces situations familiales étant traitées très souvent du point de vue du dysfonctionnement des familles et non d’une société, et menant à des politiques coercitives à l’encontre des familles les plus pauvres. Cela peut questionner l’essence même de la chrétienté qui dans certaines de ces branches, en particulier évangélique, contribue à cette stigmatisation en faisant la promotion d’une éthique de l’auto-discipline et non de la compassion ou de la charité. 

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Divorce et Église ne font pas bon ménage

Les législateurs philippins ont approuvé une loi sur le divorce par un vote à voix haute à l’issue de la deuxième lecture le 15 mai 2024, malgré la forte opposition de l’Église catholique.

Ce pays à majorité catholique est considéré comme le seul pays au monde à ne pas avoir de loi sur le divorce après que Malte l’a légalisé en 2011.

Le projet de loi prévoit « des motifs limités et des procédures judiciaires bien définies pour le divorce et vise à épargner aux enfants la douleur, le stress et l’agonie provoqués par les conflits conjugaux ou les différences irréconciliables de leurs parents ». Il permet également aux personnes divorcées de se remarier.

Les dirigeants de l’Église ont exhorté le gouvernement à donner la priorité aux programmes visant à renforcer les liens familiaux et conjugaux. Une « société qui valorise les familles fortes et stables est une société prospère », a déclaré l’évêque Alberto Uy de Tagbilaran, et à  reconsidérer la proposition de loi sur le divorce. Il leur a également demandé de « se concentrer sur la promotion de politiques et de programmes qui soutiennent le mariage, renforcent les familles et protègent le bien-être de tous les membres de la société ».

« Le divorce affaiblit le tissu social en érodant les fondements de la cellule familiale. Il conduit à la fragmentation sociale, à l’augmentation de la pauvreté et à d’autres maux de la société. En encourageant le divorce, nous contribuons à la rupture de la cohésion sociale et à l’érosion des valeurs morales », a déclaré M. Uy.

Jérémy Ianni, doctorant contractuel en Sciences de l’Education à l’Université de Paris 8 et rattaché à l’IRASEC (Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine) 


[1] Voir les statistiques nationales : https://www.psa.gov.ph/statistics/population-and-housing/index

[2] Voir la position officielle dans ce communiqué : https://cbcponline.net/cbcp-position-against-the-divorce-bill-and-against-the-decriminalization-of-adultery-and-concubinage/#:~:text=Let%20the%20Word%20of%20God%20guide%20us.&text=For%20this%20reason%20a%20man,10%3A2%2D9).

[3] Voir la présentation de cette étude : https://www.facebook.com/100064212333846/videos/1230437217539224

[4] Voir cet article qui présente cette étude do sociologue japonais Wataru Kusaka : https://muse.jhu.edu/article/773017/pdf

[5] Voir cet article sur le vote catholique aux Philippines : https://www.rappler.com/voices/thought-leaders/26152-think-beyond-the-parish/