L’Eglise et la famille dans l’Asie du XXIe siècle : le défi d’un changement de paradigme
Famille au Rajasthan, Inde © WIKIMEDIACOMMONSRédigé par P. Vincent Chrétienne, MEP, le 28/06/2024
L’évolution rapide des sociétés asiatiques en ce premier quart du XXIe siècle confronte l’Église catholique à un défi de grande envergure : comment annoncer et transmettre la foi dans un contexte d’éclatement du modèle familial traditionnel ?
En 1981, saint Jean-Paul II entendait répondre aux transformations et aux menaces pesant sur la famille en rappelant à travers l’exhortation apostolique Familiaris consortio les fondements de son identité. En effet, le pape s’inquiétait de l’évolution dangereuse dans laquelle avançaient de nombreux chrétiens : « D’autres (familles) sont tombées dans l’incertitude et l’égarement devant leurs tâches, voire dans le doute et presque l’ignorance en ce qui concerne le sens profond et la valeur de la vie conjugale et familiale[1]. » Cette évolution rapide a pris différentes formes selon les continents. En effet, si la famille nucléaire (père ; mère ; enfants) répandue en Europe et en Amérique du Nord a été profondément ébranlée par l’importance du nombre des divorces et l’apparition des familles monoparentales, les structures traditionnelles des sociétés asiatiques ont aussi connu des transformations notables. Les guerres, les régimes dictatoriaux, mais aussi la mondialisation ont remis en cause un modèle multiséculaire qu’il convient ici d’analyser.
Le modèle familial asiatique favorise les grandes familles, rassemblant trois ou quatre générations au sein d’une même maison. Ainsi le couple et l’intimité de la vie conjugale ne possèdent que peu d’espace. Si la liberté du choix du conjoint tend à se généraliser, les mariages arrangés demeurent une réalité dans les campagnes. Le mariage a toujours joué un rôle central au sein des familles car il reflète aux yeux de la communauté l’image de la cellule familiale. L’attention portée à la célébration témoigne du rôle social important qu’il occupe en Asie.
La place de l’homme et de la femme y est encore bien différenciée, quoique de manière plus marquée dans le monde sinisé, influencé par le confucianisme. Au Cambodge comme dans d’autres pays, il est fréquent dans les milieux ruraux de voir les hommes manger seuls à table tandis que les femmes servent le repas.
Bouddhisme, confucianisme, taoïsme et culte des ancêtres conservent une place importante tant au sein de la famille que dans le monde du travail. Chaque maison possède son autel, de même que les supermarchés ou les restaurants. Le catholicisme occupe une position très minoritaire en Asie (moins de 4 % de la population) ; pour autant, les rassemblements dominicaux ainsi que la célébration des sacrements sont toujours des repères importants pour ces communautés.
Les grandes évolutions
Deux facteurs principaux viennent aujourd’hui perturber la stabilité de cette structure. D’une part, l’exode rural provoque l’éclatement des cellules familiales. L’attraction des villes où les salaires sont plus élevés que dans le monde rural, le développement de l’industrie, entraînent chaque année la migration de nombreuses personnes, hommes, femmes et jeunes. Les emplois seuls décident du départ d’un mari, d’une épouse ou d’un enfant ; la vie de famille passe alors au second plan. Si l’un des parents part travailler dans un autre pays, il ne revient souvent qu’après deux ou trois ans dans son pays d’origine pour une courte période de vacances. Les enfants sont confiés aux grands-parents, lesquels s’en occupent avec plus ou moins d’attention.
D’autre part, la diffusion du modèle occidental tend à aggraver les difficultés rencontrées par les familles. Les nouvelles populations urbaines, souvent jeunes, perdent progressivement leurs liens avec la culture traditionnelle. Un fossé profond se creuse entre les générations. Le signe le plus évident de cette transformation est la disparition de la pudeur. Depuis le début du XXIe siècle, le dévoilement des corps, l’apparition de tenues courtes importées des États-Unis ou d’Europe, constituent une révolution au sein des sociétés asiatiques. La morale chrétienne est aussi affectée par le nouveau mode de vie de ces populations. Ainsi, afin de favoriser leur vie professionnelle, les jeunes chrétiens repoussent l’idée du mariage et n’hésitent pas à avoir recours aux moyens de contraception et à l’avortement. Au Japon, le nombre d’unions libres ne cesse d’augmenter tandis que la natalité s’effondre. En outre, la transmission de la foi dans les familles issues des chrétiens cachés (diocèses du sud) n’est plus automatique comme autrefois. Au Vietnam, les parents maintiennent les valeurs traditionnelles que représentent la piété filiale et l’autorité parentale ; dans ce cadre, l’individu ne se comprend qu’à travers le lien familial. En revanche, les enfants recherchent l’épanouissement à travers l’individualisme. Les vérités de foi ne vont donc plus de soi ; elles doivent obtenir l’assentiment personnel[2].
À ces deux facteurs s’ajoute l’apparition des écrans venue entraver la sociabilité des enfants, mais aussi celle des parents. Ce phénomène touche tous les milieux, urbains et ruraux, riches et pauvres.
Les défis de l’Eglise
Face à cette évolution, l’annonce de l’Évangile comme le maintien de paroisses rurales reposant sur des familles structurées s’avèrent difficiles pour l’Église. Le départ des jeunes pour les villes fragilise les cellules familiales, tandis que la fondation de communautés chrétiennes en milieu urbain est rendue difficile par l’individualisme et la dispersion des fidèles au sein des cités. La pratique religieuse est ainsi limitée à la prière au sein du logement, lorsqu’elle n’est pas totalement inexistante.
Afin de répondre à ces défis, la Conférence épiscopale des évêques d’Asie (FABC) a consacré son assemblée plénière de 2016 au thème de la famille. Les évêques ont retenu trois points sur lesquels les chrétiens doivent se montrer attentifs :
1- Importance de la formation de base et du discernement des membres de la pastorale de la famille.
2- Étude de la théologie du mariage et responsabilisation des familles dans les processus décisionnels et les responsabilités parentales.
3- Attention aux préoccupations familiales nouvelles (mariages interreligieux notamment).
La FABC a aussi insisté sur la nécessité de la vie de prière, tout en rappelant que le modèle de la communion trinitaire constitue un socle pour les familles. Mais ces lignes directrices n’apportent qu’une réponse très générale à des problèmes complexes. Tout d’abord, l’une des principales difficultés pour les prêtres est de parvenir à maintenir un lien avec les fidèles partis travailler dans d’autres régions. Ainsi que nous l’avons évoqué, il est aujourd’hui particulièrement compliqué d’envisager une pastorale familiale auprès de populations dispersées. Par ailleurs, l’évolution très rapide des comportements, notamment la déferlante de la pornographie, ne permet pas d’adapter facilement une réponse adéquate aux problèmes rencontrés.
L’Église ne reste pourtant pas sans réagir. Dans les villes, le développement des foyers étudiants ainsi que les écoles et les universités chrétiennes permettent d’offrir un nouvel environnement centré sur l’Évangile. Le clergé se montre attentif à accompagner les jeunes au moment des choix décisifs que constituent les études et l’entrée dans le monde du travail. À Battambang (Cambodge), les étudiants sont invités à s’investir dans les paroisses (catéchèse) et ainsi prendre leurs responsabilités dans la communauté. En Chine s’est constituée une pastorale des jeunes familles, voulue comme une suite à la pastorale des étudiants. Les « neo-urbains » se voient ainsi proposer un accompagnement spirituel et communautaire, tandis que certains diocèses proposent des activités pour aider les jeunes catholiques célibataires à trouver un conjoint catholique[3].
Mais cette évolution des structures ecclésiales est encore modeste ; en Corée, de nombreux chrétiens ont quitté l’Église durant la pandémie. Mgr Simon Ok Hyun-jin, archevêque de Gwangju, y voit l’incapacité de l’Église à répondre aux attentes personnelles et communautaires des fidèles[4].
Un modèle à repenser
L’évolution du modèle familial en Asie est donc source d’inquiétude pour les chrétiens. La recomposition de la société fondée sur des bases matérielles entraîne de graves déséquilibres. Mais ces transformations apportent aussi des effets positifs pour l’évangélisation. La « démocratisation » des mariages interreligieux offre une nouvelle voie pour l’annonce de l’Évangile. Il n’est pas rare de voir des conjoints issus de milieux bouddhistes demander le baptême. Il est cependant important dans ce contexte que l’Église repense les fondements de sa pastorale familiale, non pas pour adapter la morale chrétienne à un nouveau mode de vie, mais pour promouvoir cette morale dans les sociétés asiatiques du XXIe siècle. Ainsi, l’Église catholique du Japon indiquait dans sa réponse au questionnaire sur la famille en 2014 que « l’action pastorale de l’Église doit partir des prémisses que l’union libre et le mariage civil sans mariage religieux sont devenus la norme ».
La réunion du synode sur la famille à Rome en 2014 et 2015 marque les limites d’une réponse universelle à des problématiques qui diffèrent selon les pays et les cultures. Les difficultés rencontrées par les familles européennes et américaines ne peuvent pas se juxtaposer à celles des familles d’Asie. Lors de la création du Comité pour la famille en 1973, saint Paul VI demandait à ses membres de cerner et d’étudier les problèmes actuels dans toute leur ampleur, en observant attentivement les divers visages que prend l’institution familiale selon les cultures et les civilisations, avec ses valeurs et ses déficiences. Il semble donc que les réponses à proposer aux nouvelles familles chrétiennes doivent se trouver sur le terrain. L’action des prêtres, missionnaires, et religieux doit donner une impulsion à cette mise en œuvre. Mais le moteur premier ne peut venir que des fidèles dont la foi seule peut garantir l’existence d’un modèle familial chrétien construit sur la relation à Dieu.
[1] Saint Jean-Paul II, Exhortation apostolique Familiaris consortio, 1.
[2] M. Nguyen Thi Bach Tuyet, « La transmission de la foi dans la famille vietnamienne », in Revue Lumen Vitae, 2005/4, p. 439-449.
[3] B. Lepeu, « La jeunesse catholique en Chine, in Zenit (04/04/2024). Cet article est issu de la thèse en théologie du père Bruno Lepeu : « Émergence d’une Église fraternelle et synodale en Chine – Analyse théologique d’une enquête auprès de jeunes catholiques chinois » soutenue en 2023. La jeunesse catholique en Chine | ZENIT – Français
[4] « Les évêques coréens mettent l’accent sur le renouveau spirituel et la réévangélisation des familles en 2024 », in Églises d’Asie (04/01/2024).