P. Yann Vagneux : « Il y a très peu de liens institutionnels entre l’Église catholique et l’hindouisme »

Le 17/10/2025
Alors que le dicastère pour le Dialogue interreligieux vient d’écrire une lettre aux hindous, signée par le cardinal George Jacob Koovakad, lui-même originaire de l’Église syro-malabare et de l’État indien du Kerala, le père Yann Vagneux, missionnaire MEP (Missions Étrangères de Paris) depuis 2012 à Bénarès (ou Varanasi, dans l’État de l’Uttar Pradesh, au nord de l’Inde), évoque les liens entre le christianisme et Deepavali, appelé « fête des lumières », et nous livre son regard sur le dialogue interreligieux à l’occasion des 60 ans de Nostra Aetate. Interview.
Le Vatican vient d’adresser un message pour la fête de Deepavali : où en est le dialogue avec les hindous ?
Le dicastère pour le Dialogue interreligieux publie ces messages depuis vingt ou vingt-cinq ans. Avant de parler du contenu, j’aimerais vous inviter à réfléchir à la portée de ces messages. Je les appelle toujours des « bouteilles jetées à la mer », mais qui se perdent en route, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, il s’agit de savoir qui les reçoit. Il se trouve qu’il y a très peu de liens institutionnels entre l’Église catholique et l’hindouisme. L’hindouisme est multiple et il y a de nombreuses écoles – les sampradayas : en Inde, un chrétien peut connaître quelques hindous et il peut parfois être possible de développer des collaborations amicales au niveau diocésain, mais cela n’ira pas plus loin. De plus, il n’y a pas de « pape » hindou. Dans l’hindouisme traditionnel, je dirais qu’il y a une douzaine de maîtres spirituels ayant une autorité suprême dans leur tradition, même si cela dépend de la manière dont on compte. En tout cas, aucun d’eux n’est touché par ces messages.

C’est pourquoi la grande question est de savoir à qui adresser ces messages. C’est ce que j’appelle la « diplomatie spirituelle », nous n’en sommes qu’à un stade très embryonnaire. Quand l’administrateur apostolique de Katmandou, le père Silas Bogati, a reçu le message du Vatican, il m’a tout de suite demandé si on pouvait l’envoyer à nos amis hindous à Katmandou, où un dialogue interreligieux est établi dans le cadre de l’Église au Népal. Un réseau d’amitié s’est créé avec les hindous, bouddhistes, musulmans… J’ai donc envoyé le message, et un ami proche hindou a seulement réagi avec un cœur sur WhatsApp. Mais je ne m’attendais pas à plus que cela.
Que pensez-vous du contenu de ces messages ?
Il y a une grande question de fond. Son auteur n’a manifestement pas une connaissance approfondie des Écritures sacrées hindoues et de sa tradition vivante. C’est justement un défi aujourd’hui pour le dialogue interreligieux. Je crois que l’avenir passera par une véritable connaissance de la religion et la tradition spirituelle de l’autre, pas seulement au niveau universitaire mais en en faisant une vivante expérience.
Quand on lit ces messages d’année en année, on constate que l’Église catholique est très autoréférentielle. Dans cette dernière lettre, on rappelle les paroles du Pape sur le dialogue, et on fait mémoire de Nostra Aetate, un document essentiel du concile Vatican II. Mais tout ceci est largement incompréhensible aux yeux de l’hindouisme. Qui dans cette religion a déjà entendu parler de Nostra Aetate ? C’est un peu comme si on prenait quelque chose de très marginal par rapport au cœur de l’hindouisme en faisant comme si les chrétiens étaient censés le connaître.
Donc l’Église parle d’elle-même, elle prodigue des conseils, mais au fond, par exemple, il n’y a pas de citations des textes sacrés hindous sur le thème de Deepavali dont la présence toucherait immédiatement le cœur de nos interlocuteurs… Comment un hindou qui recevrait ce message pourrait-il le comprendre ? Comme cela pourrait-il l’intéresser ? À moins qu’il ait eu des contacts prolongés avec le christianisme, ce qui n’existe presque pas.
C’est pourquoi je pense que c’est une bouteille à la mer, et que malheureusement il ne se trouvera personne pour lire le message que contient la bouteille. C’est une critique qu’il faut adresser. C’est pourtant très beau et très noble d’écrire un message pour souhaiter Deepavali, mais il n’y a presque personne pour le recevoir.

Comme vous l’avez dit, le Vatican parle aussi des 60 ans de Nostra Aetate…
Nostra Aetate, c’est le plus petit document du concile Vatican II. Ce n’est pas une constitution apostolique, c’est une déclaration qui est d’abord basée sur le mystère d’Israël. Nous sommes en 1965, on n’a pas encore pris toute la mesure de la Shoah, mais tout de suite après la guerre, les lignes ont bougé entre l’Église et le judaïsme. Cela a été quelque chose de très fort.
Après avoir parlé d’Israël, on parle un peu de l’islam, de l’hindouisme, du bouddhisme… Pour la première fois, l’Église a parlé des autres religions, non pas pour dire – comme disent certains Pentecôtistes évangélistes – qu’il n’y a rien de bon, mais pour rappeler que dans l’horizon ultime du Christ qui est la Vérité définitive, chaque religion porte aussi un rayon de la lumière christique. Dans chaque religion, l’Esprit Saint a déposé des trésors, qui sont le bien même de l’humanité tout entière. Et donc aussi a fortiori, pour l’Église catholique.
Ce document est certes petit, mais il est l’illustration parfaite de la parabole évangélique de la graine de moutarde, appelée à devenir un arbre qui abritera tous les oiseaux du ciel. Telle est la force de Nostra Aetate, dont on n’a pas fini de sonder et de vivre la fécondité. Je crois que nous sommes toujours au point de départ. L’Église vient à peine d’aborder le virage.
Pour quelle raison ?
Je crois qu’aujourd’hui, parmi les grands défis du dialogue interreligieux, il y a la formation. Nous avons besoin de chrétiens engagés dans le dialogue en étant profondément formés, qui ont exploré en profondeur les langues, les Écritures sacrées, les rites… Il faut qu’il y ait une expérience existentielle vivante. Cela ne serait pas possible en suivant seulement des cours durant un semestre, par exemple : je pense que pour l’hindouisme, il faudrait au minimum dix à douze ans.
Le grand défi de l’interreligieux est de savoir quelque chose sur l’autre, parce que quand je suis face à l’autre, par exemple face à un chef spirituel de l’hindouisme, si je ne connais pas son monde, je vais rester muet devant lui, comme si j’étais face à un extraterrestre. D’où ce grand défi de la formation afin de connaître en profondeur l’univers religieux de l’autre.
Un autre défi, c’est que l’hindouisme reste une « terra incognita », une terre inconnue. Les missionnaires de jadis cherchaient des terres où le christianisme n’avait pas pénétré, comme le Tibet, où l’Église a cherché à entrer par tous les moyens – elle y est un tout petit peu arrivée… Mais pour le christianisme, l’hindouisme est toujours une vraie terra incognita, pas géographiquement, mais au niveau culturel et religieux.
Il y a aussi l’exemple du bouddhisme : qui sont les chrétiens aujourd’hui qui connaissent l’immense tradition bouddhiste tibétaine, qui puissent aller voir le Dalaï-Lama et engager un dialogue spirituel avec lui, ce dernier étant le représentant d’une des quatre écoles du bouddhisme tibétain ? C’est vertigineux, cela montre que Nostra Aetate est toujours une petite graine qui est appelée à grandir.

Justement, à propos de l’hindouisme, pouvez-vous dire quelques mots sur la fête de Deepavali ?
Je crois que c’est une très belle chose d’avoir choisi cette fête pour envoyer un message aux hindous. Il y a beaucoup de fêtes dans l’hindouisme, mais Deepavali offre une très grande harmonie avec le christianisme. Le mot Deepavali désigne la « rangée des lumières » que l’on allume le soir. Bien sûr, pour le christianisme, c’est Noël qui est la grande fête de la lumière : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme en venant dans le monde » dit le prologue de l’Évangile de Saint-Jean au sujet du Christ. C’est remarquable, il y a une grande proximité dans le thème de la lumière divine.
Pourquoi appelle-t-on Deepavali la « fête des lumières » ?
Deepavali célèbre le retour du prince Rama avec Sita dans sa capitale d’Ayodhya : c’est le Ramayana, une des deux grandes épopées de l’Inde avec le Mahabharata. Dans le Ramayana, le prince d’Ayodhya, Rama, est envoyé en exil. Pendant son exil avec sa femme Sita, celle-ci est enlevée par Ravana, le roi de Lanka. Toute l’histoire du Ramayana va raconter la guerre et cette entreprise pour libérer Sita des mains de Ravana. Ravana sera tué au terme des combats, Sita sera libérée et le couple va revenir dans la capitale. À leur retour, les gens sont tellement heureux de retrouver Rama qu’ils vont allumer des lampes au passage de leur char. Il y a à ce moment le triomphe de la lumière sur les ténèbres, incarnées ici par Ravana.
C’est le triomphe du bien sur le mal, un thème qui traverse l’histoire des religions et de l’humanité. C’est bien au cœur de la nuit la plus longue que le monde bascule, à nouveau les jours se rallongent, c’est le triomphe de la lumière sur les ténèbres. Les Écritures hindoues ne manquent pas de versets magnifiques sur la lumière, je pense à la Katha Upanishad, au cinquième chapitre : « Quand Lui brille, Lui l’Absolu, tout brille de sa brillance, tout est le reflet de sa lumière. »
Si j’avais à écrire un message aux hindous, je commencerais, comme chrétien, à méditer sur de tels versets pour apprécier le sens hindou de cette fête de Deepavali. Et combien cette fête, la lumière qui vient dans les ténèbres, au cœur de ce monde de ténèbres où nous sommes aujourd’hui, est source d’espérance et d’inspiration. Je crois que c’est cela le dialogue interreligieux. L’Église se met profondément à l’écoute d’une autre tradition pour vivre avec elle une émulation de sainteté.
(Propos recueillis par Ad Extra)