Philippines : quand la corruption dilapide la dignité

Le 06/10/2025
Depuis plusieurs décennies, les Philippines sont confrontées au mal profond de la corruption. Ce fléau ronge les institutions, affaiblit la démocratie et touche tous les secteurs, tant à l’échelle locale que nationale. La récente affaire liée au détournement de milliards de pesos, destinés à protéger la population contre les catastrophes naturelles, illustre de façon dramatique les conséquences de ce phénomène. Dans un contexte où la justice tarde à se manifester et où la défiance grandit, l’Église catholique joue un rôle crucial. Par Jérémy Ianni.
Pays composé de milliers d’îles au cœur de l’Asie du Sud-Est, les Philippines se caractérisent par une grande diversité culturelle, une histoire complexe et un fort ancrage religieux. La majorité des familles philippines sont catholiques, héritage de plusieurs siècles de présence espagnole. Ainsi, le catholicisme occupe une place centrale dans la vie des citoyens, façonnant non seulement leur spiritualité, mais aussi leurs valeurs sociales et politiques.
Cependant et depuis plusieurs décennies, le pays est confronté au mal profond de la corruption. Ce fléau ronge les institutions, affaiblit la démocratie et touche tous les secteurs, tant à l’échelle locale que nationale. La récente affaire liée au détournement de milliards de pesos, destinés à protéger la population contre les catastrophes naturelles, illustre de façon dramatique les conséquences de ce phénomène.
Dans un contexte où la justice tarde à se manifester et où la défiance grandit, l’Église catholique aux Philippines y joue un rôle crucial. Par ses prises de parole publiques, ses mobilisations et son action sociale, elle invite à une prise de conscience collective, rappelant la nécessité d’une gouvernance éthique et d’une solidarité renforcée.
Une affaire de corruption révélatrice d’un système en crise
L’affaire récente qui fait scandale concerne un plan d’investissement massif, chiffré à plus de 545 milliards de pesos (environ 9 milliards d’euros), destiné à renforcer les infrastructures de prévention contre les inondations et les typhons. En effet, ces catastrophes sont une menace constante dans ce pays tropical : chaque année, des milliers de personnes sont déplacées, des maisons détruites, et la vie économique ralentie.
Malheureusement, une partie importante de ces fonds publics n’a jamais bénéficié aux populations. Au contraire, des enquêtes menées par des organes indépendants et des journalistes d’investigation ont révélé des détournements à grande échelle : des contrats attribués à des entreprises liées à des hommes politiques, des projets factices ou bâclés, et une opacité totale sur l’utilisation réelle des ressources.
Le coût humain est considérable, puisque sans protections efficaces, les populations exposées aux intempéries sont vulnérables et contraintes de reconstruire à plusieurs reprises leurs habitations, sans aucune garantie de sécurité durable. Cette situation, visibilisée par les médias, a suscité une immense colère au sein de la société civile lassée des promesses non tenues et de l’impunité qui entoure les responsables.
Mais ce scandale n’est qu’un symptôme d’un mal plus profond. En effet, la corruption est souvent protégée par des structures politiques héritées du passé, où des familles influentes contrôlent à la fois les ressources économiques et les appareils d’État. Cette concentration du pouvoir affaiblit les mécanismes de contrôle démocratique et contribue à maintenir un système où les intérêts privés priment sur le bien commun.
L’Église catholique, une voix morale qui s’élève
Dans ce contexte, l’Église catholique qui reste l’un des piliers sociaux et moraux du pays intervient avec force. Elle rappelle que la corruption ne peut être traitée comme une simple affaire administrative ou politique mais qu’elle engage profondément la conscience collective.
Depuis, la Conférence des évêques des Philippines (CBCP) a pris la parole à plusieurs reprises, notamment à travers une lettre pastorale publiée en septembre 2025. Cette lettre, intitulée Au-delà de la survie : se relever face aux inondations de corruption, dénonce sans détour « la trahison de la confiance du peuple » et invite à un sursaut éthique. Elle qualifie la corruption de péché public, soulignant qu’elle frappe en priorité les plus démunis et celles et ceux qui dépendent le plus des services publics.

Cette prise de position se traduit aussi par un appel à la mobilisation citoyenne. Le cardinal Pablo Virgilio David, président de la conférence épiscopale, a exhorté les jeunes à ne pas accepter la corruption comme une fatalité mais à la considérer comme une honte à combattre activement. En se réappropriant leur rôle de citoyens, les jeunes peuvent selon lui contribuer à changer les choses durablement[1].
De son côté, l’archevêque de Manille, le cardinal Jose Advincula, a souligné dans ses homélies que la corruption est « une forme concrète du mal »[2] qui détruit la cohésion sociale et nie la dignité humaine. Mais l’Église ne se limite pas à dénoncer. Elle organise aussi des actions concrètes, comme le 20 septembre 2025 avec une messe de protestation, appelée « messe du peuple » qui a rassemblé des milliers de fidèles à Quezon City. Cet événement a permis à des prêtres, religieuses, laïcs et citoyens de manifester leur refus de l’impunité et de l’injustice.
Par ailleurs, dans de nombreux diocèses, des centres d’action sociale développent des programmes d’éducation civique, aident les citoyens à comprendre leurs droits, et encouragent la vigilance collective face à la gestion publique. Ces initiatives sont soutenues par un mouvement appelé Clergé pour une bonne gouvernance, qui rassemble des prêtres et évêques engagés pour un État plus transparent et responsable[3].
Un engagement risqué mais porteur d’espérance
Cet engagement de l’Église ne va pas sans risque. Dans certaines provinces, des prêtres engagés ont été menacés, harcelés et parfois même victimes d’agressions. Le combat contre la corruption, qui touche aux intérêts des puissants, peut donc être dangereux. Malgré ces dangers, l’Église poursuit sa mission. Elle incarne une parole qui rappelle que la politique ne peut être réduite à un simple jeu d’intérêts. Elle invite à rétablir la vérité, la justice et la solidarité.
Ce combat trouve en fait ses racines dans une longue histoire. Dans les années 1980, face à la dictature de Ferdinand Marcos, l’Église philippine avait déjà été un phare d’espoir. Des figures comme le prêtre Joe Dizon, la religieuse Mariani Dimaranan ou le père Zacarias Agatep avaient courageusement dénoncé l’oppression au prix parfois de leur vie. Leur exemple inspire encore aujourd’hui les acteurs et actrices engagés. Loin d’être une simple actrice religieuse, l’Église se présente donc comme une gardienne des valeurs humaines fondamentales. Elle rappelle que la corruption n’est pas juste une faute administrative, mais un affront à la dignité de chaque personne, surtout des plus pauvres.
Pour construire un avenir meilleur, elle appelle à une espérance active. Il s’agit d’organiser la vigilance, de renforcer l’éducation aux droits civiques, d’encourager la participation citoyenne et de créer des espaces où la parole peut circuler librement. Le message est donc clair : la corruption peut être combattue, mais pas sans un engagement collectif. La foi, lorsqu’elle s’allie à la justice sociale, peut inspirer des changements profonds. Cette voix, porteuse d’espérance, est plus nécessaire que jamais dans un pays en quête de justice et de dignité.
Une année décisive pour la justice et la société philippines
Alors que l’affaire de corruption continue de faire grand bruit, l’année 2026 s’annonce cruciale pour les Philippines. Tous les regards sont désormais tournés vers la justice et les autorités compétentes, qui doivent démontrer leur capacité à traiter ce scandale avec sérieux et impartialité. Plusieurs enquêtes sont en cours, impliquant de hauts responsables politiques, des fonctionnaires et des acteurs économiques.
La société civile, appuyée par l’Église catholique, réclame des procès transparents et des sanctions exemplaires. Ce moment sera un test important pour la démocratie philippine : saura-t-elle mettre fin à l’impunité qui protège jusqu’ici les réseaux corrompus ? Pour les millions de familles philippines touchées par ce scandale, l’espoir réside dans cette capacité à changer.
Ce combat contre la corruption est aussi un combat pour restaurer la confiance, recréer du lien social et garantir la dignité de chaque personne. Dans les mois qui viennent, il faudra donc observer avec attention si les engagements affichés se traduisent en actes concrets. Pour beaucoup, ce sera un révélateur du sens profond de la démocratie aux Philippines, et de la place que la justice occupe réellement dans la vie publique.
Cette affaire nous rappelle que la lutte contre la corruption n’est jamais terminée. Elle exige une vigilance constante, une mobilisation collective et une foi renouvelée en la capacité humaine à construire un monde plus juste. L’Église catholique philippine, par son engagement renouvelé, invite chacun à ne pas baisser les bras, à demeurer solidaire et à croire en un avenir où la dignité humaine prime sur l’intérêt particulier.
(Ad Extra, Jérémy Ianni)
À propos de l’auteur : Jérémy Ianni, docteur en sciences de l’éducation basé à Kuala Lumpur, a vécu pendant plus de dix ans à Manille, où il a travaillé en particulier sur la discipline en éducation, sur la guerre contre la drogue, sur l’articulation entre les Églises et l’État et sur les mutations de la chrétienté aux Philippines. Il est aussi engagé dans plusieurs projets associatifs liés à la grande pauvreté, l’éducation populaire et l’émancipation.
[1] Voir l’article de Roy Lagarde, « CBCP urges Filipinos to ‘make corruption shameful again’ », Philstar.
[2] Voir l’article de Mark Saldes, « Cardinal Advincula warns corruption destroys dignity, urges faithful to act », Vatican News.
[3] Voir l’article de Lehana Villajos, « Philippine Catholic Clergy launch movement for good governance: A united stand against corruption, disinformation, and political dynasties », Radio Veritas Asia.