Inde

« Politique » et « religion » en terre indienne : qu’est-ce à dire ?

Hindouisme. © Y. Vagneux
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Société ancienne et complexe, le monde indien n’a jamais cessé d’évoluer, de se transformer, tout en maintenant de puissantes et profondes continuités. Évoquer l’état présent et le devenir des relations entre les communautés religieuses ou spirituelles qui cohabitent dans ce « sous-continent », c’est – inévitablement – parler « politique » et « religion ».

Cependant, si nous n’y prenons garde, nous risquons dès le départ de projeter sur l’histoire et sur le présent de cet univers indien des termes et des représentations qui ne lui conviennent guère. Le mot « religion » a chez nous toute une histoire ; on a plus d’une fois fait remarquer qu’il n’a pas vraiment d’équivalent dans les langues de l’Inde. Et s’il y a des mots indiens qui correspondent à peu près à « politique » ou « gouvernance », cela ne signifie pas qu’ils mobilisent les mêmes contenus ou suscitent les mêmes réactions que dans notre monde européen.

L’anglais, bien sûr, est devenu une langue courante pour de nombreux Indiens. En outre, la colonisation britannique puis la mondialisation ont profondément marqué les institutions et les mentalités indiennes. Dans le même temps, trois quarts de siècle après la décolonisation, trois ou quatre générations après Gandhi ou Nehru, la société indienne cherche ses marques : bien des idées « modernes » semblent déjà dépassées tandis que des conceptions traditionnelles – qui tiennent parfois du rêve plus que de la réalité historique – continuent à mobiliser l’imaginaire. Indiens ou Européens, Japonais ou Bantous, nous partageons une même condition humaine. Mais nos regards diffèrent. Si le gâteau est le même, nous ne le découpons pas de la même manière.

« Dharma » : le (bon) ordre du monde

Le terme indien (plus précisément hindou mais aussi bouddhique) le moins inadéquat pour désigner l’ensemble du gâteau est probablement « dharma ». Il arrive aujourd’hui qu’on le comprenne au sens de « religion » mais c’est qu’il devient alors une sorte de traduction indienne du mot anglais ou français « religion ». De façon beaucoup plus large, « dharma » exprime la structure profonde de la réalité tout entière, l’architecture du monde dans ses multiples dimensions, son ordonnance. On a souvent traduit ce mot indien par « loi ». Et cela convient assez bien, à condition de songer aux multiples emplois de ce mot : non seulement les lois de la nature ou du cosmos mais aussi et surtout celles (écrites ou non) qui organisent et gouvernent l’existence humaine au sein de la famille et de la société ainsi que les relations avec d’autres catégories d’êtres : les dieux ou le divin, les défunts ou les ancêtres, les animaux…

Porter, soutenir, offrir une base ou un fondement ferme, garantir permanence et sécurité : voilà ce que suggère la racine du mot « dharma ». À la fois contraignante et rassurante, cette « loi », cet ordre des choses est tout le contraire du chaos ; c’est le rempart contre le dés-ordre qui menace tout organisme et surtout toute société.

À la différence de ce que conçoivent spontanément des Occidentaux modernes (ou post-modernes), le dharma définit des devoirs bien plus que des droits. Unique, englobant, il est toutefois multiple et différencié : il définit le rôle, la fonction, la responsabilité de chacun et d’abord de chaque groupe dans la société. Avant (de nous payer le luxe) d’être des individus, nous sommes complémentaires. Selon les enseignements de Krishna dans la célèbre Bhagavad-Gîtâ – enseignements prodigués sur un champ de bataille qui est aussi le « champ du dharma » – mieux vaut s’acquitter médiocrement de son dharma propre (sva-dharma) que prétendre exercer à la perfection celui d’un autre.

Ce dharma propre se décline en fonction de l’âge, du sexe ainsi que de la couche de la société (classe et caste) à laquelle on appartient. Et bien qu’ils ne gardent pas la mémoire de leurs existences antérieures, beaucoup de gens sont persuadés que leur naissance et leur situation actuelle au sein du grand tout sont le résultat (le « fruit ») ou la conséquence de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils ont (bien ou mal) fait, de la manière dont ils se sont acquittés de leur dharma au cours des vies précédentes.

Du plaisir à la spiritualité, une hiérarchie de valeurs

Au sens large du terme, le dharma englobe différentes dimensions, différents niveaux de notre existence. On en distingue couramment trois : trois ordres de valeurs, formant un ensemble hiérarchisé. Tout d’abord, à la base, ce qui est de l’ordre du plaisir, de l’agrément, du désir (kâma) : nourriture et boisson, confort, art de vivre, érotisme et vie sexuelle. Ensuite, la possession et le pouvoir, un domaine (artha) qui couvre à peu près ce que nous appelons l’économique et le politique. Enfin, le dharma (cette fois, au sens restreint ou spécifique), à savoir le plan de l’éthique et du religieux.

Ces ordres de valeurs sont tous trois respectables tout en étant situés dans une hiérarchie. L’idéal est de pouvoir les honorer tous les trois. En cas de conflit, cependant, une valeur inférieure doit être temporairement sacrifiée ou mise en veilleuse : lors d’une campagne militaire, le roi renonce provisoirement au confort et aux plaisirs de la vie de cour ; le principe éthique d’honnêteté ou encore de non-violence convaincra peut-être le marchand d’accepter un enrichissement moindre.

Contrairement à l’image romantique d’un monde saturé de religion, il y a donc place, dans la société indienne, pour des débats et des compromis ou des arbitrages entre ces domaines ou niveaux de valeurs. Cette relative autonomie de valeurs s’exprime en particulier, tout au long de l’histoire indienne, par la distinction entre le brahmane et le roi ou le prince. Ces deux fonctions sont distinctes et complémentaires.

Le brahmane – ou plutôt : la classe des brahmanes, le corps brahmanique – définit le dharma ou du moins s’en fait l’interprète. Idéalement, le dharma règne sur la société et sur le monde ; il ne les gouverne pas. Le roi ou le prince gouverne en s’alignant sur les principes du dharma ; il ne lui appartient pas de les définir ou de les interpréter. Il y a là un principe de distinction des pouvoirs, sans qu’il y ait pour autant séparation puisque le dharma est à la fois englobant et supérieur aux autres niveaux de valeurs. Par ailleurs, en cas de force majeure, lorsque la vie elle-même et ses ressources indispensables se trouvent en péril, on fera appel à un « dharma de détresse » ou « de crise » (âpad-dharma).

Hindouisme.
© Y. Vagneux

Le dharma hindou et les autres

Il apparaît dès lors qu’il n’est ni aisé ni judicieux d’appliquer trop directement à la situation indienne nos propres conceptions du politique et du religieux (même à supposer qu’elles soient parfaitement claires…). En ce sens, ce qu’assez récemment on a fini par appeler « hindouisme » n’est pas une « religion » au même sens que la chrétienne ou encore l’islamique. Il s’agit plutôt d’un dharma, c’est-à-dire d’une vision englobante de l’existence et du monde. Pour ceux qui la partagent, pour les « hindous », cette tradition est à la fois évidente (les autres traditions ne les concernent pas) et particulière (elle s’applique dans les limites – sociétales et culturelles plus que géographiques – du domaine indien).

D’une part, à travers les siècles, l’hindouisme – à la différence du bouddhisme, par exemple – ne s’est guère montré prosélyte ni même missionnaire ; il s’est contenté d’assimiler toujours plus intimement les populations qui se trouvaient à sa portée. D’autre part, aux yeux de l’hindou, il semble « normal » et « naturel » (le dharma a tendance à s’identifier à la nature des choses) que les habitants de ce « domaine pur » ou « noble » (âryâvarta) soient hindous – en d’autres termes : que leurs pensées, leurs émotions et leur comportement soient davantage conformes au dharma.

De là, dans un lointain passé, une très longue confrontation qui aboutit à la lente disparition du bouddhisme. De là aussi, une certaine ambiguïté dans les attitudes à l’égard de traditions religieuses venues de l’extérieur (christianisme, islam) et donc perçues comme inassimilables à moins peut-être qu’elles ne se ménagent une niche dans la végétation luxuriante du monde dharmique (songeons à la communauté zoroastrienne des Parsis ou aux chrétiens de la côte sud-ouest avant l’arrivée des Européens). Selon certains mouvements hindous plus militants, qui sont loin de faire l’unanimité, se détourner de ces autres dharma serait en somme un « retour à la maison ».

* * *

On dit volontiers du dharma qu’il est « perpétuel » ou « de toujours » (sanâtana). Il n’a pas cessé cependant d’évoluer. S’il imprègne encore profondément les mentalités et les sensibilités, ce n’est pas à la manière d’une lumière immuable mais d’une histoire complexe, plus ou moins consciente, qui hante les mémoires et pèse sur le présent et l’avenir. Dans de larges secteurs de son domaine, le dharma a dû s’accommoder tant bien que mal de l’hégémonie politique et des pressions culturelles de pouvoirs musulmans. Par la suite, il s’est trouvé fragilisé en même temps que provoqué par les institutions et les idéologies du colonisateur britannique. Il est à présent davantage maître chez soi et cependant confronté aux mouvements tectoniques de la globalisation.

Que ce soit pour des motivations authentiquement spirituelles ou par calcul électoral ou encore pour désamorcer des revendications socio-économiques, certains milieux souhaitent aujourd’hui ajouter au panthéon hindou une Divinité nouvelle ou du moins récente : la Mère-Inde (Bhârat Mâtâ). Qui pourrait prédire le devenir du dharma au XXIe siècle ?

P. Jacques Scheuer, sj

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